N°35 | Le soldat et la mort

Jean-Luc Cotard  François Scheer  André Thiéblemont

Sarajevo 1995. Mission impossible

Le retour d’expérience du général Bachelet

  • Une certaine idée de la France

Août 1995. Le général Jean-René Bachelet prend le commandement de la Force de protection des Nations Unies (forpronu) du secteur de Sarajevo. Le siège de la ville par les forces armées de la République serbe de Bosnie est alors à son paroxysme. L’aéroport et les axes routiers sont bloqués ; les postes des Casques bleus, imbriqués dans les lignes de front entre forces bosniaques et bosno-serbes, constituent autant de positions de prise d’otages potentielle, comme cela a été le cas deux mois plus tôt – quelque deux cents d’entre eux, dont une centaine de Français, ont été capturés par les Bosno-Serbes. De son arrivée à sa relève brutale en décembre, Jean-René Bachelet va vivre « de ces périodes où l’échelle du temps échappe aux normes de la vie courante ». Dans Sarajevo 1995. Mission impossible1, il en livre un étonnant récit : celui d’un épuisant « parcours d’obstacles » auquel sa volonté de marquer l’engagement de la France l’a confronté au cours des événements qui conduisirent à la levée du siège de Sarajevo et aux accords de Dayton.

L’ouvrage est haletant. Si on en ignore le dénouement, on se demande comment tout cela va finir. Sa rédaction s’appuie sur les comptes rendus rédigés au quotidien par un jeune officier qui suivait le général « comme son ombre ». C’est en cela un document de première main pour les historiens, précieux, charnel, sur ce qui a été vécu et réfléchi là-bas par le commandant du secteur durant cette fin de conflit. Ce n’est pas seulement un récit. L’intention pédagogique de l’auteur est manifeste. En effet, sa rétrospective entend témoigner de ce que fut son rôle trop méconnu dans cette sortie de crise, comme d’une méthode de conduite d’opérations militaires qu’il conceptualisera plus tard sous l’expression de « force maîtrisée ».

Dès sa nomination, le général Bachelet se met en quête du but politique de sa mission. En vain ! Le récit de ses rendez-vous parisiens vaut le détour. Il va donc devoir élaborer seul ce que sera, littéralement, la politique de son action. De ses décevantes entrevues parisiennes, il a retenu un impératif : il « engage la France » ! Et c’est de cette référence à la France, porteuse d’humanité, qu’il tire le sens politique de son action. D’où une ligne de conduite qui chemine sur une crête étroite entre deux versants. D’un côté, l’usage déterminé de la force en vue de « prendre l’ascendant » sur le belligérant, ce qui exige de revenir à des principes tactiques fondamentaux que la posture onusienne faite de négociations et de renoncements escamote – liberté d’action, réduction de la vulnérabilité du dispositif... Mais cet usage de la force est sélectif et réversible, car l’autre versant de la crête, celui de l’humanité, invite à épargner les populations, à les protéger, à mettre en confiance le belligérant une fois que la force l’a mis à genoux.

Cette ligne de conduite que s’est fixée le général Bachelet transpire dans cet ouvrage : dans l’expression de ses réflexions et de ses décisions, dans le récit de ses propres actions ou de celles menées par ses bataillons, dans l’évocation de ses incertitudes et de ses angoisses. Et il nous la montre à l’œuvre à partir du 30 août lorsque, suite à un tir de mortier attribué aux Serbes sur un marché de Sarajevo, le général Rupert Smith2 déclenche l’opération Deliberate Force, « une offensive aérienne impitoyable » visant à « écraser » les positions militaires de la République serbe de Bosnie.

Le général Bachelet désapprouve cette « posture de guerre », redoutant de graves dommages pour les populations. Parallèlement à ces bombardements, il applique donc sa méthode : il fait abattre « un déluge de feu » sur des positions serbes, mais grâce à la précision des canons dont il dispose, les quartiers habités sont épargnés. En fin de journée et le lendemain, interrogation angoissante : faut-il ou non renouveler les tirs ? Dans l’affirmative, les populations ne pourront pas être épargnées. Dans la soirée du 31 août, il décide leur suspension, alors que le bombardement aérien, lui, se poursuit. Mais que vont faire les Serbes ? Le 1er septembre, il leur signifie vertement les conditions non négociables de suspension des bombardements aériens : retrait de leurs canons, ouverture de l’aéroport et des axes routiers. Quant aux tirs d’artillerie, ils reprendront à la moindre agression. Les tirs serbes harcelaient la ville depuis trois ans. Ils cessent ! Le rapport de force est établi. Reste à imposer au commandement serbe du corps de Sarajevo-Romanija les conditions préalables d’un cessez-le-feu, puis à faire respecter ces conditions durant le déroulement des négociations pour les futurs accords de Dayton3.

Le général Bachelet avance alors pas à pas, comme « un homme qui prétend avancer sur un terrain […] obstrué d’obstacles et de champs de mines… et les yeux fermés ». Les belligérants restent « le doigt sur la gâchette ». Les Serbes redoutent que les Bosniaques exploitent ce cessez-le-feu4 ; ils arguent de la non faisabilité des conditions imposées. Fort de l’ascendant acquis, le général ne tolère aucune objection. Il impose la liberté de circulation axe par axe, ses dispositifs dissuadant les réactions de force. Dans le même temps, il pénètre le pays serbe, met en confiance les élus et les populations qui redoutent des actions bosniaques, jusqu’à prendre des engagements personnels, jusqu’à donner sa parole d’homme en garantie. Tout cela ne va pas sans l’angoisse permanente d’une action incontrôlée, serbe, bosniaque ou croate, qui relancerait le déchaînement de violence. Et d’achever ce récit par une « fin de partie » : son rappel précipité à Paris suite au jugement du tribunal médiatique interprétant son action et ses paroles comme un soutien à la cause des Serbes de Bosnie.

Cette relation nous renvoie à la posture d’un général qui, possédant une relative liberté d’action, applique une ligne de conduite dont la nature est autant politique et diplomatique que tactique. À Sarajevo, durant ces quelques mois, la France, c’était lui. Toutes proportions gardées, cela fait songer aux méthodes de pacification de Lyautey au Maroc, de Laperrine au Sahara ou, plus près de nous, à ce que fut l’action en Algérie de certains officiers responsables de secteurs ou de quartiers. Là-bas, le général Bachelet mit en œuvre une conception novatrice du rétablissement de la paix, une « méthode à la française ». Il n’en reçut aucune reconnaissance. Masquée par les conséquences d’une désastreuse conférence de presse qu’il raconte, son action lors de la libération de Sarajevo et jusqu’aux accords de Dayton, celle de la France, fut et reste comme occultée. Il se devait d’en témoigner lui-même. Mais cela ne va pas sans une légitime amertume et sans un sentiment d’incompréhension qui filtrent dans cet ouvrage.

Puisse ce livre contribuer à la reconnaissance de l’action courageuse que le général Bachelet a conduite, accompagnant cette sortie de crise par une combinaison de fermeté et de grande humanité. Une action dont il faut profondément regretter qu’elle ait été ainsi obscurcie, passée sous silence par les élites politiques, intellectuelles, mais aussi militaires. Une action régie par une certaine idée de la France.

André Thiéblemont

1 Jean-René Bachelet, Sarajevo 1995. Mission impossible, Paris, Riveneuve éditions, 2016.

2 Ce général britannique commandait la forpronu en Bosnie-Herzégovine.

3 Il faut observer que depuis 1992, jamais les conditions des nombreux cessez-le-feu n’avaient été respectées.

4 Observons encore que ce fut la pratique constante des Serbes depuis le début du conflit.

Quand j’entends le mot « valeu... | T. Lavernhe