Dans nos sociétés occidentales, en trois ou quatre décennies, les pratiques sexuelles et les rapports entre les sexes ainsi que les comportements qui en découlent se sont radicalement modifiés. Une vraie révolution dont, sans doute, les toutes nouvelles générations n’ont guère conscience.
Là, comme en d’autres domaines, le milieu miliaire constitue un excellent observatoire : un regard comparatif entre hier et aujourd’hui sur les conditions de la sexualité du soldat en campagne, sur la situation de l’épouse de militaire1 et sur les rapports au sein du couple peut donner la mesure de cette mutation. Considérant le passé récent, mon propos ne sera guère objectif, plutôt un témoignage impressionniste qui évoquera ces institutions que furent naguère le fameux bordel militaire de campagne (bmc) et la condition de la plupart des femmes de militaire.
- « Le bordel a fermé ses volets »
Établissement mythique que chantaient le carabin, le soldat ou le marin, le bordel fit partie intégrante de la vie régimentaire jusqu’à la fin des années 1970, et au-delà dans de rares formations stationnées hors métropole. À la fin de décembre 1960, jeune sous-lieutenant, je fus affecté au 29e régiment de tirailleurs dans le Sud-oranais. Les compagnies de ce régiment, en poste isolé, possédaient une relative autonomie, chacune avait son ordinaire et son foyer. Périodiquement, elles recevaient le bordel militaire de campagne régimentaire, lequel se déplaçait de poste en poste. Dans ces compagnies, chaque lieutenant ou sous-lieutenant avait une charge administrative en sus de ses responsabilités opérationnelles : le premier lieutenant veillait sur l’ordinaire de la compagnie, le deuxième sur le foyer. Troisième lieutenant, il m’échut la surveillance du bmc lorsqu’il séjournait dans le cantonnement de ma compagnie. Je n’ai nulle mémoire des tâches qu’impliquait cette étrange responsabilité, sauf quelques interventions musclées lorsque l’une de ces dames suscitait une altercation entre tirailleurs. Néanmoins, je conserve en mémoire l’image de deux grandes tentes américaines accolées, des pans de toile isolant les apartés et, à l’entrée, un infirmier passant le sexe des soldats au bleu de méthylène. À propos de ce type d’établissement, on parlerait aujourd’hui d’« abattage ». Ce n’était pas faux. Mais à l’époque, nous n’en avions nulle conscience.
Tous les bmc n’étaient pas de ce type. Affecté à la 6e compagnie portée du 2e régiment étranger d’infanterie (rei) dont le pc fut successivement stationné à Aïn Sefra puis à Colomb Bechar, j’eus une tout autre expérience. Là aussi, les compagnies, isolées et relativement autonomes, recevaient périodiquement le bmc régimentaire. À Tabelbala, oasis saharienne où ma compagnie fut stationnée à partir d’avril 1963, ces dames y avaient leur quartier : elles étaient remarquablement logées dans une partie de l’un des bordjs du site.
Le bar du bmc était un lieu de détente. Pour bien des légionnaires, « aller au bordel » ne signifiait rien d’autre que de pouvoir boire une Kronenbourg et prendre un petit coup de nostalgie au contact et sous le regard de femmes. C’est là que j’ai été éduqué à la beauté de chants slaves que suscitait la présence féminine. Alors qu’à Noël, officiers et sous-officiers étaient avec leurs légionnaires autour des crèches et que le jour de l’An les officiers recevaient les sous-officiers dans leur popote, à l’Épiphanie, c’étaient les sous-officiers qui accueillaient les officiers. Une sorte de carnaval s’organisait, le plus jeune des lieutenants figurant l’enfant Jésus, le président des sous-officiers jouant son père, Joseph, ce qui n’était pas dépourvu de sens. Et la procession se terminait au bordel, en tout bien tout honneur. C’était la coutume. Le jour de l’Épiphanie 1964, l’épouse d’un lieutenant, débarquant d’un DC3 sur l’aérodrome de Tabelbala pour y passer quarante-huit heures, s’étonna de ne pas voir son mari à la descente de l’avion : « Mais où est le lieutenant ? », demanda-t-elle au légionnaire qui l’accueillait ; « Madame… Le leutnant, il est au bordel ! »
Au début des années 1980, la disparition des bmc du paysage militaire laissa pendante la sexualité du combattant. Des chefs au contact de la troupe s’en préoccupèrent. Certains eurent recours à des expédients. En Bosnie, au début des années 1990, c’était une question d’opportunités. À Sarajevo, « à la Skenderija2, raconte un chef de peloton, il y avait des employées civiles. On n’a jamais interdit quoi que ce soit. Des rapports ont pu avoir lieu »3. Opérant dans la poche de Bihac, un chef de petite unité n’hésitait pas à emmener son peloton « dans une discothèque avec des putes » lorsqu’il montait vers Zagreb. Le commandant d’une formation implantée en zone urbaine, constatant qu’une femme était très appréciée des Casques bleus, décida d’accompagner discrètement ses fréquentations : elle fut visitée tout aussi fréquemment par le médecin-chef, mais pour des raisons prophylactiques.
Quelques années plus tôt, à Beyrouth, l’offre sexuelle ne faisait pas défaut. Interrogé sur le sujet au début des années 2000, un officier, alors chef de section au 2e rei, raconte : « Il y avait une petite économie locale avec des jeunes filles qui proposaient leurs services. On les faisait surveiller par l’infirmier. Il y avait des bordels. Lorsqu’un bordel était ouvert, on y envoyait les légionnaires par groupe avec armement. » La parole d’un caporal-chef, à l’époque simple légionnaire dans le même régiment, lui fait écho : « Le Liban, […] c’était le paradis total. […] On était des “proxos” sur la plage. […] Dès qu’on avait un peu de temps, lorsque la section était de repos, nos cadres prenaient des contacts avec des bordels libanais. Cela s’appelait des séances de musculation. […] Il y avait deux groupes à l’extérieur avec les armements et un groupe à l’intérieur. Tous n’y passaient pas, mais c’était le paradis. » Et ce caporal-chef de poursuivre : « Dans l’immeuble que tenait la section, le major nous avait réservé un petit coin, un petit jardin au bas de l’immeuble pour recevoir nos copines sous l’œil bienveillant de la sentinelle. Les sacs à main étaient fouillés. On était content de tenir une main, on ne copulait pas. » Cette notation renvoie aux observations précédentes sur la fonction affective du bmc : à Beyrouth, comme à Tabelbala, « tous n’y passaient pas ».
On sous-estime en général la solitude du combattant et son énorme besoin d’affection. Dans ce monde d’hommes que constituaient les unités combattantes il y a quelques décennies, la rencontre avec une femme pouvait être pour certains un moment fabuleux, qui ne supposait nullement de rapports sexuels. Il suffisait de tenir une main, d’échanger un baiser, de sentir, de frôler, de caresser le corps féminin. « Maintenant il faut que je m’habitue à la solitude intérieure. Je rêve d’embrasser une fille », écrit un Casque bleu alors qu’en octobre 1994 il affronte la tourmente en Bosnie sur le mont Igman. Dans le récit qu’il fait de son expérience de Casque bleu, Jacques Lorentz, appelé volontaire, évoque sa brève rencontre avec une Croate dans les rues de Zagreb : « J’étais en compagnie d’Ivana, debout à l’arrière d’un tramway. Un instant complètement irréel. […] Je me trouvais dans un tel état de béatitude que pour rien au monde je ne serais descendu de ce tramway. […] Je ne les connaissais pas du tout. Ni la fille ni la ville. […] Malgré tout ma tête glissa doucement contre la vitre arrière et se posa sur celle de la Croate. Ma bouche toucha alors la sienne et nos yeux se fermèrent inconsciemment. […] Nous sortîmes ensemble du tramway et marchâmes quelques centaines de mètres pour accéder à son immeuble. Jusqu’à cinq heures du matin, nous avons flirté dans la cage d’escalier. Un moment inoubliable4. »
Aujourd’hui, cette sexualité du combattant, désormais abandonnée au gré des offres locales, n’est pas sans inquiéter certains chefs. Dans les conflits du temps présent, elle peut avoir des incidences tactiques, voire stratégiques et/ou politiques, comme l’indiquent les accusations portées ces dernières années contre des abus sexuels que des soldats français auraient commis en Centrafrique.
- Le couple militaire confronté à l’absence
Avril 1963, Colomb Bechar. Ma compagnie du 2e rei déménage pour Tabelbala. La veille, mon épouse a accouché. Le capitaine Delsuc, qui commande l’unité, un magnifique officier aujourd’hui disparu, un moine soldat sacrifiant aux légionnaires, dont le seul regard valait de grands discours, me désigne comme postcurseur. Je prends cette désignation comme une insigne faveur, qui m’offre une petite matinée pour accompagner la maternité de mon épouse. À l’époque, le vieil adage qui édicte qu’« un officier marié perd 50 % de sa valeur » avait encore quelque légitimité parmi nos générations d’officiers : notre horizon était bordé de figures qui, de 1940 à la fin des années 1950, n’avaient cessé de combattre loin de leurs foyers et notre éducation militaire en était marquée. La loi comme le code de savoir-vivre confortaient des postures qui faisaient peu de cas des aspirations féministes. Pas de femmes à Saint-Cyr ! Le mariage en cours de scolarité était interdit et y déroger valait quarante-cinq jours d’arrêts de rigueur, d’où un nombre considérable de haies d’honneur à assumer à la sortie de l’école. Le militaire désirant convoler devait préalablement demander l’autorisation du ministre de la Défense et celle-ci n’était accordée qu’après une enquête de sécurité sur la future épouse.
Ces temps sont révolus. Dans le milieu militaire, la portée de la transformation du statut social, culturel, économique de la femme dans la société ou au sein du couple a été considérable. Pour autant, il n’est pas sûr que le sort des épouses de militaires soit aujourd’hui plus enviable que celui de leurs aînées.
Il y a un demi-siècle, lorsque le combattant quittait le foyer pour un pays lointain, il partait « en campagne » pour une durée d’au moins deux ans coupée d’une ou de deux permissions. Le couple vivait le temps lent d’une séparation durable, celui de l’attente du courrier postal, son seul moyen d’échange. Le préavis de départ était suffisant pour asseoir la base arrière familiale. Restée au foyer, l’épouse remplissait les diverses tâches de chef de famille qui étaient moins compliquées qu’aujourd’hui. L’aide aux familles étant à l’époque inexistante, elle n’avait de soutien que parmi ses proches. Elle endurait l’absence. Mais, le plus souvent, elle était préservée de l’angoisse, ne sachant qu’après-coup (et encore) ce que son mari vivait5. En outre, un congé de fin de campagne de plusieurs mois permettait au couple de se « remettre en condition ».
Aujourd’hui, tout particulièrement depuis deux décennies, le couple vit un temps rapide, haché, heurté. Le conjoint militaire servant dans des forces combattantes n’est pas plutôt revenu qu’il lui faut repartir, ou du moins être momentanément absent du foyer. Il est littéralement sans cesse « projeté » hors du foyer, où il n’est plus qu’un intermittent en raison de la densification des activités opérationnelles combinée à la réduction des effectifs militaires. Mais pas seulement. Le régiment engagé dans une opération extérieure ne part pas dans sa totalité, comme c’était le cas il y a un demi-siècle. Il projette une partie de ses unités qu’il faut le plus souvent renforcer, voire de petites unités ou des individus spécialisés. Cela le désorganise périodiquement. Cela fait supporter à ceux qui restent en garnison des missions, des charges et des astreintes que le régiment est tenu d’assurer quels que soient ses effectifs.
Disponible en tout temps et en tout lieu, le soldat ne l’est pas ou trop peu pour la famille, pour le couple. À la compagne d’assumer des charges de chef de famille plus complexes qu’elles ne l’étaient hier, dans une situation plus ou moins marquée d’imprévisibilité de la disponibilité de son guerrier. Or, en général, la femme d’aujourd’hui est moins disposée que son aînée à accepter les exigences de la vie militaire, d’autant que le plus souvent elle exerce une activité professionnelle. C’est le cas aujourd’hui de 77 % d’entre elles, dont 9 % sont au chômage (pour 5 % dans la population féminine nationale)6, tant la mobilité du conjoint pèse sur leur emploi. En cas de mutation, à défaut de trouver un poste, c’est le chômage ou le célibat géographique, une autre forme d’absence qui peut être parfois lourde de conséquences. Hier relativement stables, les rapports au sein de la famille militaire et du couple sont ainsi devenus souvent problématiques.
Le phénomène était observable dès le début des années 2000. Lors d’une enquête sur le métier de sous-officier, nous observions que « l’absence du couple ou de la famille était un thème récurrent » 7: « Et puis… euh… ma femme elle me dit : “Putain ! Je te vois jamais à la maison !” » s’exclamait un sous-officier chef de groupe dans un régiment de combat. Une assistante sociale remarquait que la mère était devenue le référent dans la famille : « Ça fonctionne avec la mère et les enfants contre le mari ou le père. L’homme ne trouve plus sa place dans la famille. […] Il n’a plus de lieu où se poser. […] Pour peu qu’il ait des problèmes professionnels, il n’a de reconnaissance ni dans sa vie sociale ni dans sa vie professionnelle. […] Il est l’Autre. » À l’époque, le taux d’activité moyen par sous-officier et par an était de cent vingt-quatre jours dans le régiment du sous-officier précédemment cité8.
Depuis, les choses ne se sont pas arrangées. Selon le général Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre (cemat), « en 2016, 50 % de la force opérationnelle terrestre (fot) aura passé plus de cent cinquante jours de mission hors garnison, certains allant même jusqu’à deux cent vingt jours9. » D’après le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire (hcecm), en 2015, dans une section de chasseurs alpins, le nombre de jours d’absence atteignait en moyenne cent quatre-vingt-six jours, deux cents jours pour neuf de ces chasseurs et plus de deux cent vingt pour quatre autres10. L’organisation militaire prévoit bien une phase de remise en condition des matériels, des hommes, mais les astreintes de la vie en garnison et les multiples activités qu’entraîne aujourd’hui la réduction des effectifs n’autorisent pas ou peu la remise en condition du couple. L’opération Sentinelle, en bousculant les planifications des régiments, a exacerbé le phénomène, l’amplifiant notamment par la forte imprévisibilité des départs qu’elle a occasionnée. De la sorte, elle a été révélatrice des lourdes conséquences des absences intermittentes du conjoint sur la stabilité de la vie de famille et du couple.
Cette vie de famille et de couple n’a sans doute jamais été aussi complexe. Depuis 2015, plusieurs rapports signalent le problème, en détaillent les causes ainsi que les contraintes qu’il induit. « Certains conjoints ont atteint les limites de ce qu’ils pouvaient supporter et plusieurs cas de burn-out ont été rapportés », observe le hcecm. Et de poursuivre : « L’absence prolongée du militaire [hors de son domicile] n’est également pas sans conséquences sur les relations avec son conjoint et ses enfants, et donc sur l’équilibre de la vie de famille. Or celle-ci, et ce point revient fréquemment dans les conversations, est le socle qui permet aux militaires de vivre pleinement leur métier11. » En synthèse, ce rapport insiste sur cet « impact profond de la suractivité sur la vie familiale », qui constitue « assurément un facteur majeur sinon le facteur majeur de fragilisation de notre système militaire »12.
Comment cette instabilité est-elle gérée par le couple ? On est d’abord frappé, en consultant les blogs tenus par des femmes de militaires, de voir combien les forums et nombre de messages font état d’une fierté d’être épouse de soldat et de conseils pour s’adapter. En cela, les cadettes rejoignent leurs aînées. Reste que cette instabilité génère aussi des ruptures : rupture avec l’armée dans l’espoir de stabiliser la vie familiale ou rupture avec la compagne.
En 2003, dans l’enquête précédemment citée sur le métier de sous-officier dans l’armée de terre commandé par le ministère de la Défense, nous avons recherché l’existence d’un suivi national des divorces et ruptures dans les couples de militaires, un indicateur qui nous apparaissait précieux13. En vain. Or, à l’époque, d’après des indices épars, les divorces et séparations de couples déclarés étaient en considérable augmentation depuis deux ans. La question des divorces était spontanément évoquée dans les trois régiments des forces visités. Au 4e groupe logistique du commissariat de l’armée de terre (glcat4), en juin 2003, le chiffre de dix-sept sous-officiers divorcés ou en situation de divorce était avancé, dont trois intervenus au premier semestre 2003, soit 22,36 % des sous-officiers de cette formation. Au 1er régiment de chasseurs parachutistes (rcp), une statistique des « personnes s’étant déclarées divorcées, en cours de divorce ou séparées de corps » était tenue depuis 2001 : treize sous-officiers avaient fait cette déclaration en 2001 et dix-sept en 2002. Trente personnes, soit 9 % de l’ensemble des sous-officiers depuis 2001. Dans certains de nos entretiens, le sujet venait spontanément lorsqu’était abordée la vie privée du sous-officier, l’absence du foyer étant le plus souvent invoquée.
Phénomène encore peu connu à l’époque, la mixité en opex ou en mission de courte durée pouvait être la cause d’une rupture, la relative promiscuité d’une base offrant plus de possibilités de rencontres avec un militaire de l’autre sexe que la vie en garnison. Avançant qu’en un an « une dizaine de problèmes se sont posés au régiment » parmi les sous-officiers mariés, l’épouse du président des sous-officiers de l’un des régiments explorés, elle-même adjudant-chef, insistait sur ce point : « À chaque retour d’opex, il y a un cas. C’est dû aussi à la mixité. Et quand ils rentrent, il y a deux foyers perturbés dans le régiment. » Nous indiquions dans notre rapport que les indices recueillis « suggèrent au moins l’existence dans l’armée de terre d’un phénomène inquiétant ».
Depuis, le pourcentage des divorces et des ruptures dans les armées auraient continué de progresser et deviendrait supérieur à celui observé dans la population nationale pour certaines catégories d’âge. Çà et là, des rapports et des déclarations font état du phénomène, mais aucune donnée d’évolution n’est livrée à l’appui de ces dires. « Les séparations sont nombreuses, notent Geneviève Gosselin-Fleury et Charles de La Verpillière dans un rapport parlementaire récent sur la protection sociale des militaires. À trente ans, un quart des militaires aurait déjà rompu une union au moins une fois. Au cours des auditions qu’ils ont menées ou de leurs déplacements, les rapporteurs ont entendu à maintes reprises leurs interlocuteurs les alerter sur la lassitude des conjoints et les séparations, ou les risques de séparation à venir14. »
S’il existe aujourd’hui des statistiques par armée, elles ne sont pas publiées ou publiables. Une donnée qui date de 2010 permet néanmoins d’évaluer cette augmentation : l’enquête Les Militaires et leur famille fait apparaître une progression de 4 à 6 % des militaires masculins divorcés de 2001 à 2009 – une progression de 50 % en huit ans –, alors que le pourcentage est stable chez les militaires féminins (7 %). Elle mentionne en outre que « les hommes militaires sont, quel que soit le groupe d’âge considéré, plus souvent mariés que les hommes français » et qu’« entre trente et trente-neuf ans, ils sont aussi deux fois plus souvent divorcés »15.
- En conclusion
« Nous aussi, nous avons signé » disent les épouses de militaires, dont certaines en viennent à descendre dans la rue. L’exigeant et beau principe de la disponibilité en tout temps et en tout lieu, qu’aujourd’hui comme hier la plupart des soldats intègrent sans même y penser, implique l’indisponibilité dans la vie privée et de lourdes incidences sur la vie du couple et de la famille.
Jusque dans les années récentes, il semble que l’armée de terre ait ignoré ou sous-estimé ces incidences : trop peu d’attention fut portée aux changements de l’environnement social et culturel ainsi qu’à la place nouvelle de la femme dans le couple, aux effets en chaîne de l’extrême mobilité du militaire que ces dernières décennies ont produite, entre réformes et restructurations génératrices d’une amplification des mutations ou d’une suractivité opérationnelle, particulièrement soulignée dans cet article.
L’opération Sentinelle a été révélatrice. Aujourd’hui, la protection de la « base arrière » du soldat, l’accompagnement de son conjoint et de sa famille lors de son absence sont devenus un leitmotiv des réflexions et des discours sur la condition militaire. Faisant probablement suite au rapport très dense et aux préconisations des députés Geneviève Gosselin-Fleury et Charles de La Verpillière sur les dispositifs de protection sociale des militaires qu’ils estiment sous-utilisés et qui, notamment, tiennent trop peu compte de la diversité des situations des conjoints et de l’accompagnement de leurs absences16, la ministre des Armées a lancé à l’automne 2017 un plan d’accompagnement des familles. En 2016, devant la Commission de la défense nationale, le chef d’état-major de l’armée de terre se faisait déjà l’écho de ce souci de la « base arrière » qui pèse fortement sur le moral du militaire projeté17. Et en juin 2017, l’armée de terre lançait une enquête sur les conjoints.
Une interrogation vient en final. L’absence est une conséquence logique de la vocation de soldat. Mais il y a diverses formes d’absence, plus ou moins pénalisantes pour le couple. Entre l’enclume d’une économie de rareté et le marteau de la demande opérationnelle ou des contraintes de gestion, quelles organisations jouant sur le rythme opérationnel comme sur celui des mutations peuvent déboucher sur des absences moins pénalisantes ? Sans doute est-ce une interrogation qui taraude les états-majors ?
1 Par facilité d’exposé, j’ai délibérément choisi de ne traiter ici que du conjoint militaire masculin, ces observations pouvant être étendues au conjoint militaire féminin, sous condition de son emploi et de son poste « projetable » ou non.
2 Centre sportif de Sarajevo qui accueillit de nombreuses épreuves lors des Jeux olympiques d’hiver de 1984. Les différentes unités qui se relevaient et composaient le 4e bataillon d’infanterie français (Batinf4) y furent logées de 1993 à 1995.
3 Cette observation et celles qui suivent sont tirées de A. Thiéblemont, « Expérience opérationnelle de l’armée de terre. Unités de combat en Bosnie (1992-1993) », Les documents du Centre d’études en sciences sociales de la Défense (C2SD), 2002, pp. 270-272.
4 J. Lorentz, Appelé en Yougoslavie. Journal d’un Casque bleu, Paris, Muller, 2e édition, 1999, p. 152.
5 Imaginons ce qu’aurait été l’angoisse d’une femme dont le mari opérait en Indochine sur la RC4 ou dans quelque poste isolé sur les hauts plateaux du Tonkin si, à l’époque, Internet et le téléphone portable avaient existé.
6 D’après C. Le Page et J. Bensoussan, Les Militaires et leur famille, ministère de la Défense/sga, mai 2016, p. 83.
7 Les observations qui suivent sont extraites de A. Thiéblemont et Ch. Pajon, « Le métier de sous-officier dans l’armée de terre aujourd’hui », Les documents du c2sd, mai 2004, pp. 249-256. Consultable sur https://fr.scribd.com/doc/17524839/le métier de sous-officier dans l’Armée de terre aujourd’hui.
8 Il s’agit du nombre de journées/sous-officier/an passées hors garnison dans des opex, dans des missions de courte durée (macd), dans des opérations intérieures (opint), dans des manœuvres et exercices, ou dans des camps, rapporté aux effectifs de sous-officiers du régiment. Ce taux moyen est donc très supérieur dans le cas des personnels opérationnels, dits « projetables ».
9 Audition du général Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre sur le projet de loi de finances pour 2017, Assemblée nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, compte rendu nº 5, 14 octobre 2016, pdf, p. 9. Voir aussi, O. Audibert et Ch. Léonard, Rapport d’information sur la présence et l’emploi des forces armées sur le territoire national, Assemblée nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, 22 juin 2016, pp. 112 et 189.
10 Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, 10e rapport. Rapport thématique, mai 2016, p. 65.
11 Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, o.p cit., p. 65. Voir également G. Gosselin-Fleury et Ch. de La Verpillière, Rapport d’information sur la protection sociale des militaires, Assemblée nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, 22 février 2017, p. 28.
12 Ibid. p. 7.
13 Les observations qui suivent sont extraites d’A. Thiéblemont et Ch. Pajon, op. cit., pp. 256-258.
14 G. Gosselin-Fleury et Ch. de La Verpillière, op. cit. pp. 77 et 114.
15 C. Le Page et J. Bensoussan, op. cit..
16 Voir G. Gosselin-Fleury et Ch. de La Verpillière, op. cit., notamment leur rapport de synthèse, pp. 7-9.
17 Audition du général Jean-Pierre Bosser, op. cit., pp. 9 et 23. Comme l’observe le cemat dans cette audition, il est surprenant de constater qu’à la fin des années 1980, le Centre de relations humaines de l’armée de terre (crhat) avait élaboré un modèle très sophistiqué d’évaluation du moral du soldat, entendant « apprécier les préoccupations des personnels » et « piloter leur soutien psychologique », mais dans lequel il était nullement pris en compte la vie du couple et de la famille.