« L’ennemi qu’il faut abattre sans faiblir doit faire figure d’alien, monstre d’inhumanité ou redoutable parasite. [...] L’adversaire est chosifié en une entité malfaisante, subsumée dans un vocable qui, au fil du conflit, agira comme un stimuli (sic), […] commandant un “réflexe éliminationniste”. La mise à mort du fellouze, du Boche, du nyaq (ce jaune, ou encore ce bridé), du bolchevik (ce rouge), du barbu, de l’intégriste, etc., et les douleurs qui l’accompagnent pourront procurer une vive satisfaction1. »
Ce propos établit un lien systématique entre des qualifications qui diabolisent l’ennemi et les comportements des combattants. Il est scandaleux ! Il est vrai qu’à l’arrière, sur l’horizon des conflits, croyances, propagandes et stéréotypes donneront le plus souvent des images avilissantes et terrifiantes de l’ennemi. Mais il est fallacieux d’en déduire que tous les soldats partent au combat avec de telles images en tête. Et dans la zone des combats, sans prétendre faire le tour d’une question bien complexe, on peut avancer que selon les époques et les mentalités, selon les types de conflit et les situations, les rapports des combattants à l’ennemi seront variables et changeants : d’une hostilité exacerbée qui fait de l’ennemi une cible humaine furieusement abattue jusqu’à des face-à-face dépourvus d’hostilité qui peuvent déboucher sur la reconnaissance d’un autre soi.
- L’ennemi au loin : stéréotypes, idéologies et croyances
- Le barbare
À l’horizon du conflit, l’ennemi n’a d’autres visages que ceux des stéréotypes que produisent des rumeurs, des mythes, des idéologies, une vision du monde ! À l’Occident, le couple antithétique barbare/civilisé organise cette vision. « La guerre, et elle seule, fait exister les barbares en tant qu’ils sont ennemis », observe Roger Pol Droit2.
Durant la Grande Guerre, la défense de la patrie fut assimilée à celle de la civilisation luttant contre la barbarie teutonne : celle-ci fit l’objet de représentations avilissantes, scatologiques, bestiales, terrifiantes3. Au début de l’année 1940, les images de la « férocité des Prussiens » restaient vivaces chez les Français, observe Patrick Buisson4 : « À la ville comme à la campagne, rares sont les jeunes filles à ne pas sentir sur leur nuque le souffle chaud de la “Bête”. » Pourtant, avant que certains envahisseurs ne révèlent une autre nature de férocité plus raffinée, paysannes, ménagères et bourgeoises découvrirent que ces sales « Boches » étaient « de grands garçons blonds au teint hâlé, à la carrure athlétique », manifestant une « gentillesse toute spontanée et amicale et ronde », comme l’écrivit Simone de Beauvoir, citée par Buisson.
Songeons au « fait colonial ». Il fut légitimé par une conception dichotomique de l’humanité : « Civilisés d’une part, et barbares et sauvages d’autre part5. » L’Occident civilisateur apportait à des populations primitives « la civilisation, la richesse et la paix »6. Michel Bodin, traitant des rapports des militaires du corps expéditionnaire en Extrême-Orient avec les populations civiles, constate ainsi combien se manifestait « un tenace sentiment de supériorité » parmi les soldats français : « Dans le fond, écrit-il, tous, consciemment ou inconsciemment, étaient imprégnés d’une idéologie coloniale, qui, sur le terrain, explique des comportements racistes, des préjugés7. »
Cette vision de l’humanité n’a pas disparu de l’imaginaire national. L’idéologie pacifiste, qui condamne et diabolise la guerre ainsi que ceux qui la font, en constitue l’un de ses récents avatars : le barbare, aujourd’hui, c’est le guerrier ! La légitimité des opérations de maintien de la paix se nourrit encore de l’idée d’un Occident civilisateur et pacificateur s’interposant dans la violence déchaînée. Naguère, elle fut incarnée par la figure mythique du « soldat de la paix ». La guerre totale entre Serbes, Bosniaques et Croates qui ravagea l’ex-Yougoslavie au début des années 1990 fut trop souvent appréhendée par nos soldats au travers de cette vision : ceux qui se faisaient la guerre là-bas passaient pour des barbares. Des écrits de soldats en témoignent8. Ainsi des combattants bosniaques qui, en octobre 1994, infiltraient la zone démilitarisée des monts Igman pour reconquérir un territoire sur lequel certains d’entre eux pouvaient apercevoir leur maison incendiée par les Serbes. Certains Casques bleus les qualifiaient de « tueurs » et leur prêtaient de « sales gueules de guerrier ». D’un côté, le civilisé pacificateur, de l’autre, le « sale guerrier » !
- Avatars de la barbarie : communisme et islam conquérant
Dans les années 1950, la surdétermination de la puissance soviétique et de l’idéologie marxiste-léniniste produisit une autre figure stéréotypée de l’ennemi, celle du communisme. Parfois à raison, parfois à tort, les insurrections de peuples colonisés furent alors trop souvent systématiquement interprétées comme l’œuvre de Moscou. Une réflexion attribuée à Lénine était un leitmotiv du cours d’action psychologique qui nous était enseigné à Saint-Cyr à la fin des années 1950 : « La route de Moscou à Paris passe par Pékin et quand la Chine sera communiste nous passerons par l’Afrique, car l’Europe étant tournée tombera comme un fruit mûr. » Une image l’illustrait : une hydre rouge dont les tentacules, partant de Moscou et débordant l’Europe par le Machrek et le Maghreb, venaient menacer Mers el-Kébir. Ce cours, remarquable par ailleurs9, focalisant son enseignement sur la subversion marxiste-léniniste, nous signifiait qu’en Algérie, notre ennemi, le Front de libération nationale (fln), n’était qu’un agent de la stratégie soviétique. Ce faisant, cette perception de la rébellion nous masquait ses conflits internes, ses modes et pratiques d’action, ses motivations profondes, dont les racines plongeaient dans une revendication nationaliste, dans des situations de sous-administration, d’inégalité, d’injustice et de paupérisation auxquelles la main de Moscou était étrangère.
Trente ans plus tard, lors du conflit balkanique, c’est encore le communisme qui fut parfois perçu en arrière-plan des comportements et des pratiques des Serbes ou des Bosniaques. Les Casques bleus qui partaient en ex-Yougoslavie apprenaient que le Slave du Sud est « essentiellement malhonnête [...] parce que le communisme lui a donné le goût du mensonge ». L’habileté des belligérants à jouer des négociations organisées par la forpronu, le fractionnement et le cloisonnement de leurs actions étaient interprétés par certains officiers français comme la « prédominance de l’éducation communiste ». Or Serbes ou Bosniaques n’avaient d’autre logique que de manipuler la forpronu pour poursuivre leurs objectifs de guerre. Quant à leur cloisonnement, il n’était que la conséquence d’une déstructuration de la vie politique qui « territorialisait » le conflit et favorisait l’émergence de féodalités et d’organisations politico-mafieuses10. Comme partout où le pouvoir étatique est mis en question.
En Bosnie, parfois, ce fut aussi la figure d’un islam conquérant que certains Casques bleus reconnurent derrière le guerrier bosniaque, « Bosniouque » ou « Bosgnoul » au « regard fourbe et haineux ». En bonne logique, les Serbes, combattant « le fléau musulman », passaient pour « des Charles Martel du xxe siècle ».
Cette conception bipartite du monde qui oppose un Occident des Lumières aux barbares et à leurs avatars communistes ou islamiques a donc fréquemment structuré les figures d’un ennemi fantasmé. C’est encore vrai aujourd’hui. De tous côtés, le mot barbare ressurgit, qualifiant les féodalités qui émergent de décompositions étatiques, qu’elles se réclament ou non d’un fondamentalisme religieux. Ce faisant, comme hier, les figures fantasmées des nouveaux ennemis masquent ici des revendications identitaires, et ailleurs et le plus souvent des luttes pour le pouvoir ou pour capter ou conserver une rente économique ou financière.
- Dans la zone des combats
Les combattants n’ont pas tous en tête ces croyances sur l’ennemi que propagent l’air du temps ou des instances doctrinales et propagandistes. Ils y sont plus ou moins sensibles, plus ou moins indifférents, plus ou moins réfractaires selon leur statut (militaires de carrière, engagés, mobilisés ou appelés), selon les époques, les mouvements d’idée, les mentalités, les types de conflits. Les combattants qui partirent défendre ou libérer la France face aux Germains conquérants étaient certainement plus sensibles aux discours propagandistes que ceux, pour la plupart appelés du contingent, qui furent embarqués pour lutter contre l’insurrection algérienne. Quant aux militaires de carrière partant pour l’Algérie, combien avaient en tête d’aller y défendre l’Occident face à l’hydre communiste ? Débarquant en Algérie à la fin des années 1960, pour la majorité des saint-cyriens de ma promotion, ils étaient bien loin des cours d’action psychologique ! L’aventure et le baroud constituaient notre unique horizon et le fellouze n’avait d’autre visage que celui d’un ennemi un peu abstrait avec lequel nous rêvions d’en découdre. Aujourd’hui, tout laisse à penser que ceux qui partent en Afghanistan ou au Mali sont dans le même état d’esprit11.
Cette réserve étant faite, dans la zone des combats, les situations et les circonstances de combat semblent lourdement peser sur les attitudes des combattants envers l’ennemi. Celles-ci paraissent extrêmement variées, d’une haine de l’autre exaspérée par la peur et la tension culminant dans une rage de tuer, jusqu’à sa reconnaissance comme un semblable. Contentons-nous ici de repérer les attitudes les plus marquées ainsi que les situations qui les produisent.
- « La frénésie de tuer »
Durant la Grande Guerre, bien des combattants, même parmi les fantassins, subirent la guerre sans la faire. Pour eux, le feu ennemi fut essentiellement celui du canon. C’est le constat que fait Évelyne Desbois à partir du dépouillement de milliers d’écrits de soldats. Elle cite à ce titre la formule de l’écrivain Émile Henriot : « La vie des combattants partagés entre les cantonnements de repos, où ils ne se reposent pas, et les premières lignes, où ils ne se battent pas12. » La haine de l’ennemi, si elle existait dans ce cas, ne pouvait qu’être relativement abstraite.
En revanche, toujours selon Évelyne Desbois, la haine des combattants pouvait s’exacerber dans une sorte d’hystérie meurtrière lorsqu’ils participaient à « une phase intense de la bataille ». Les « Boches » devenaient alors des cibles humaines qu’il fallait abattre : « Tuer pour ne pas être tué. » Face à l’ennemi attaquant une tranchée, le commandement de « Feu à volonté ! » libérait peurs et tensions « dans la fusillade et dans les cris proférés » à son encontre : « Jean Gouin se met en colère et l’on tire en poussant les cris les plus divers : “Envoie dedans !” “Vas-y !” “Ça chic !” “Regarde-moi ces c... – là !” “Tiens, salaud, pour ta gueule !” J’en passe. C’était pour nous une joie de taper dans ces andouilles qui venaient tout debout, en plein soleil à cent cinquante ou deux cents mètres13. »
Certes, le temps, les épreuves subies et la « cohabitation forcée avec les gens d’en face » modéraient les sentiments envers les « Boches », observe par ailleurs Jacques Meyer. Mais ces déchaînements de violence pouvaient revenir « en cent occasions », ajoute-t-il, notamment « quand les meilleurs camarades sont abattus… Alors la frénésie de tuer saisit jusqu’aux âmes les plus pacifiques »14.
- Venger les camarades
Quel que soit le conflit, la tendance à vouloir venger des « camarades abattus » paraît être une constante : « Si le soldat perd un camarade au combat, [...] sa colère et son ressentiment se transforment en haine s’attachant à comprendre l’expérience combattante durant la Seconde Guerre mondiale, écrit Jesse Glenn Gray. La guerre prend alors pour lui l’aspect d’une vendetta15. »
Cette pesanteur de la « loi du talion » fut très présente parmi les appelés durant la guerre d’Algérie, alors que la plupart n’avaient pas du tout le même rapport à l’ennemi que leurs pères et grands-pères. Malgré les consignes des chefs de corps, des embuscades meurtrières y étaient « parfois lourdement vengées »16. Au cours de son enquête auprès de trois cents appelés ayant servi en Algérie, Jean-Pierre Vittori questionna un ancien parachutiste : « On ne vous a jamais dit pour quelle cause vous combattiez ? » « Pourquoi ? Dès les premiers accrochages, des copains ont été tués ou blessés. C’est un argument largement suffisant. On veut les venger… C’est normal, c’est humain. » Il recueillit nombre de récits ou de paroles témoignant de cet esprit de vengeance, y compris parmi des appelés pacifistes ou favorables à l’indépendance de l’Algérie, soit qu’ils aient été gravement blessés, soit qu’après une embuscade leurs camarades aient été tués ou mutilés. « Aucun raisonnement n’atténue ce sentiment », écrit-il17.
Novembre 2004, en Côte d’Ivoire. Dans le cadre de l’opération Licorne, plusieurs éléments d’un groupement tactique interarmes (gtia) appartenant au régiment d’infanterie et de chars de Marine (ricm) sont stationnés aux périphéries est de Bouaké, en soutien des forces de l’onu chargées de faire respecter le cessez-le-feu entre forces armées nationales de Côte d’Ivoire (fanci) et unités rebelles des forces armées des forces nouvelles (fafn). Le 4, les fanci rompent le cessez-le-feu. Le même jour et le lendemain, deux avions d’attaque Sukhoïs frappent les positions des fafn implantées dans la ville. Nouvelle attaque le 6. Sur une des positions du gtia, un ancien séminaire, les marsouins du ricm assistent en spectateurs au « ballet aérien » : « Ils [les Sukhoïs] passent très bas, écrit l’un d’eux dans le journal de marche de son peloton, lancent des roquettes, larguent des bombes, évitent les tirs de dca. Au séminaire, on se précipite, qui avec son appareil photo, qui avec son Caméscope. » Les avions attaquent vers l’ouest, en direction du lycée René-Descartes où sont stationnés les soutiens logistiques du gtia. Et soudain, le choc ! Sur le réseau du gtia, un radio crache le drame : vingt et un blessés et huit morts. « Les yeux pleins de larmes, il [le capitaine] annonce la triste nouvelle à ceux qui ne le savent pas encore. […] Les plus anciens ont de la rage dans le regard. Ils savent que ce sont leurs amis qui sont morts à quelques kilomètres de là. […] Pour la nuit, le peloton barre la route aux fanci. […] Les marsouins […] sont tous remontés. Le premier véhicule fanci qui approchera sera détruit sans sommation. La vengeance est dans les esprits. » Le sergent Douady du 2e régiment d’infanterie de marine (rima) a vécu les mêmes événements qu’il évoque dans son bel ouvrage D’une guerre à l’autre. Arrivant au lycée René-Descartes, il apprend la mort de son ami Marzais, « décapité par un éclat de roquette » ; il a vu « les corps démembrés » de certains de ses meilleurs camarades. De retour à son cantonnement, « les yeux embués de larmes », il s’est approché d’un camarade, Julio, qui, lui, ne parvenait pas à les retenir : « Nous allons leur faire payer ! Tu veux ? Nous allons nous venger ensemble. » Le lendemain, le gtia fonce sur Abidjan : la situation des ressortissants français, menacés par les exactions des Jeunesses patriotes18, y est dramatique. Sur l’itinéraire, pas question de négocier devant des barrages de camions ou de traverses de béton autour desquels s’agglomèrent des populations encadrées par des milices ou par les fanci… Ils sont franchis de vive force, au canon s’il le faut19.
- Quand l’ennemi prend le visage des populations
En Indochine, les combattants des groupements mobiles qui intervenaient dans une zone où l’ennemi était actif considéraient l’indigène comme un ennemi potentiel : « Tout Jaune était un Viet. » Michel Bodin en fait le constat. Il évoque l’extrême tension de ces combattants : la peur et la fatigue, « la découverte de localités vides de leurs jeunes hommes et le mutisme des paysans ». D’où « des débordements d’une violence imprévisible si les cadres ne tenaient pas leurs hommes bien en main : [...] incendie des paillotes, [...] exécutions sommaires, torture pour obtenir des renseignements. Ces actes détruisaient parfois en quelques instants le lent travail de pacification des troupes de secteur et poussaient les paysans dans les bras du Vietminh »20.
L’observation pourrait être généralisée. En zone d’insécurité, là où les combattants agissent au milieu des populations, l’ennemi devient une entité sans visage, jusqu’à être confondu avec des populations civiles : une situation qui, dans certaines circonstances, peut conduire à des violences qui n’ont rien de légitimes.
Durant la guerre d’Algérie, on le sait, l’esprit de vengeance, mais aussi cette perception angoissante de l’ennemi derrière le visage de civils conduisirent à bien des exactions. Cela se produisit aussi au cours de conflits plus classiques. En 1914, alors qu’ils pénétraient en Belgique et en France, les Allemands étaient convaincus de l’existence de francs-tireurs agissant au milieu des populations : tout civil était donc un ennemi en puissance21.
Imaginons cette tension indescriptible du voltigeur en tête d’un groupe pénétrant dans les ruelles étroites d’un village… Un tir qui peut partir de cette maison… Le gosse, là-bas… Mais que tient-il braqué vers moi ? Un bâton ? Une arme ? Ce fut le lot de ceux qui combattirent en Afghanistan : « Ils sont là partout et tout le temps, écrit le sergent Can Van Tran. Ils peuvent être n’importe qui, y compris les enfants. [...] Qui est qui dans ce pays ? [...] Des tirs peuvent partir à tout instant et de n’importe où. [...] La burqa qui s’avance vers nous cache-t-elle une femme ou, cela s’est déjà vu, un suicide bomber ? […] Je n’y peux rien, je ne suis pas là pour faire du social, mais pour faire mon boulot de soldat. [...] Je n’ai d’autre choix que d’être suspicieux. C’est la vie des gars, la mienne aussi, qui est en jeu22. »
Pour autant, cette suspicion de l’ennemi derrière le visage d’une femme, d’un enfant, d’un paysan n’a pas conduit nos soldats à des violences extrêmes. Pourtant, gardons en tête le témoignage du sergent Douady. Il est à la fin d’un séjour de six mois en Afghanistan. Il sort d’opérations éprouvantes au cours desquelles des camarades ont été tués ou blessés. À la recherche de poseurs d’engins explosifs artisanaux, son unité a fouillé des habitations sans ménagement. Il exprime alors « l’étrange sentiment d’avoir basculé naturellement vers un nouvel état d’esprit. […] La fatigue, les morts ou les blessés successifs. […] Tout cela – et sans doute la peur d’y passer au cours des quinze derniers jours qu’il nous restait à effectuer avant la fin du mandat – nous avait amenés à adopter un comportement plus dur et moins conciliant envers la population locale »23.
- Et quand l’ennemi pourrait devenir l’ami
Le thème des « fraternisations » qui se produisirent au cours de la Grande Guerre, notamment les veilles de Noël, est devenu aujourd’hui récurrent. Il y fallait sans doute des circonstances exceptionnelles24. Néanmoins, il est vrai que le voisinage avec « ceux d’en face » ou encore des contacts physiques qu’occasionne la mise hors de combat de l’ennemi peuvent, au moins momentanément, transformer l’hostilité que les combattants éprouvent en attitudes bienveillantes, jusqu’à la reconnaissance d’une condition combattante partagée.
Nombre de documents témoignent d’échanges qui purent se produire durant la Grande Guerre en raison de la proximité des tranchées, sans pour autant qu’il y ait eu « fraternisation » : « Parfois, il y avait échange de politesses, écrit Louis Barthas dans son carnet de guerre, c’étaient des paquets de tabac de troupe de la Régie française qui allaient alimenter les grosses pipes allemandes ou bien les délicieuses cigarettes made in Germany qui tombaient dans le poste français. On se faisait passer également chargeurs, boutons, journaux, pain25. » Jacques Meyer évoque les plaisanteries que les « biffins » de la Grande Guerre échangeaient avec les prisonniers qu’ils accompagnaient26.
C’est une observation parente que fait Jesse Glenn Gray durant la Seconde Guerre mondiale : « Lorsqu’ils font des prisonniers dans la zone de combat, les soldats ont l’occasion de connaître l’ennemi en tant qu’être humain, et c’est là souvent une expérience décisive. » Il raconte cet incident auquel il assista durant la campagne d’Italie. Son unité se trouvait au contact de prisonniers allemands dans une ferme. Les jeunes soldats fraîchement débarqués des États-Unis étaient très nerveux, prêts à faire feu au moindre geste hostile : « Tous les Allemands étaient pour nous des sa27 fourbes et fanatisés. […] Nous nous regardions avec un mélange confus d’hostilité et de peur. [...] Soudain, j’entendis certains des prisonniers fredonner un air à voix basse. » En quelques minutes, l’atmosphère « changea du tout au tout » : tous se regroupèrent et fredonnèrent ensemble la mélodie28.
De tels changements d’attitude paraissent ne pas avoir été courants durant les conflits de décolonisation. Les historiens ou les chroniqueurs n’en font guère état, du moins à ma connaissance. S’agissant de la guerre d’Algérie, l’accent est plutôt mis sur la torture ou sur l’élimination du prisonnier (« corvée de bois »). À l’exception des cas où l’ennemi est hors de combat, on pourrait alors avancer que les situations de guerre de position, là où l’on voisine avec « celui d’en face », seraient déterminantes pour que des échanges autres qu’hostiles s’instaurent entre ennemis.
Cette réflexion me conduit à livrer l’émouvant témoignage d’un Casque bleu du 7e bataillon de chasseurs alpins (bca), dont le bataillon était interposé entre Bosniaques et Serbes de Bosnie durant l’automne et l’hiver 1994-1995, au sommet des monts Igman qui surplombent Sarajevo, alors assiégée par les Serbes. En octobre, sa section était adossée à des positions serbes sur le col de Javorak. Des relations s’étaient nouées entre chasseurs et combattants serbes. Neutralité ou pas, l’ennemi d’alors c’étaient eux là-bas, les « Bosgnouls », ces « sales gueules guerriers » agressifs, « au regard fourbe et haineux ». Et pour les Bosniaques, ce « bataillon de Mitterrand » soutenait les Serbes : ils le surnommaient le « bataillon Tcheknik ». Plusieurs « braquages mutuels » – famas contre kalachnikovs, affrontements de regards… – s’étaient produits entre Casques bleus et Bosniaques tentant de s’infiltrer dans la zone démilitarisée. À la fin du mois d’octobre, les chasseurs avaient assisté à leurs furieuses attaques des crêtes tenues par les Serbes. Ils les avaient conquises. Et maintenant, au début novembre, cette section voisine avec « l’ennemi ».
Le 20 novembre, F. Bosse écrit : « Tiens, des personnels descendent de la colline voisine. […] Ils vont sûrement à la fontaine toute proche. […] Il y en a un qui me regarde en remplissant son jerrican. […] Il s’approche. […] Je n’ai rien à lui dire. En plus, il a une tête de tueur, grand, mal rasé, un bandeau noir dans les cheveux. […] Il me sourit, je lui serre la main. Pendant trois jours, on a discuté durant des heures. Ce qui me choque le plus, c’est la peur qu’on peut lire dans son regard qu’il ne cache même pas, qu’il me traduit dans ses récits : tuer est quotidien comme manger et dormir. […] Sa vie paraît être un enfer. Je suis volontaire, me dit-il. Je ne suis pas obligé. Tout comme moi. […] On est pareil finalement, seulement j’ai eu la chance de naître à mille cinq cents kilomètres plus à l’ouest. […] Fikret est aujourd’hui reparti pour d’autres combats. Après s’être dit adieu, un poids m’oppresse, j’aurais voulu lui dire tant de choses. Good Luck ! C’est si banal. Je ne le reverrai jamais. »
Le combattant français n’est pas un robot. En filigrane, ces notations suggèrent à quel point l’affectif peut jouer dans ses rapports avec l’ennemi. Parfois, selon les situations et les circonstances, les conventions de guerre comme l’éthique ou la morale peuvent voler en éclats, sous l’emprise de la peur, d’une tension extrême, des camarades ou de l’ami frappés mortellement, mutilés, démembrés. Seuls peuvent contenir de tels débordements de sens les pratiques d’honneur que la tradition transmet, le respect de principes tactiques et la discipline, celle du feu comme celle des hommes, mais aussi la puissance et le charisme d’un sergent, d’un adjudant, d’un lieutenant, d’un capitaine ou d’un chef de corps.
1 La Esméralda, auteur anonyme, « Bestialisation et déshumanisation des ennemis », Quasimodo n° 8, « Corps en guerre (imaginaires, idéologie, destructions) », juillet 2006, pp. 231-243, accessible à l’adresse revue-quasimodo.org/Quasimodo%20-%208_Guerre1.htm
2 Roger Pol-Droit, Généalogie des barbares, Paris, Odile Jacob, 2007, pp. 73-74.
3 Voir notamment Jean-Yves Le Naour, « Bouffer du Boche Animalisation, scatologie, cannibalisme dans la caricature française de la Grande Guerre », Quasimodo, op. cit., pp. 255-261.
4 Patrick Buisson, 1940-1945. Années érotiques. Tome I, Vichy ou les infortunes de la vertu, Paris, Albin Michel, 2008, pp. 55 et 79.
5 Daniel Rivet, « Le fait colonial et nous : histoire d’un éloignement », Vingtième siècle. Revue d’histoire n° 33, mars 1992, pp. 127-138.
6 Cette expression fut plusieurs fois utilisée par Jules Ferry en 1885 au cours des débats parlementaires qui l’opposèrent à Georges Clemenceau à propos de l’affaire de Lang Son et des événements de Madagascar. Voir, notamment, Jean Lacouture et Dominique Chagnollaud, Le Désempire, Paris, Denoël, 1993, p. 141 et suiv.
7 Michel Bodin, « Les contacts entre militaires français du corps expéditionnaire en Extrême-Orient et les civils indochinois (1945-1954) », Cahiers du Centre d’études d’histoire de la Défense n° 7, 1998, pp. 103-104.
8 Les observations et citations de cet article touchant aux attitudes des Casques bleus français en Bosnie sont tirées d’André Thiéblemont, Expériences opérationnelles dans l’armée de terre. Unités de combat en Bosnie (1992-1995), tome II, Paris, Centre d’études en sciences sociales de la Défense, 2001, pp. 239-252.
9 Il s’agissait d’une vingtaine de conférences délivrées par des officiers qui avaient été pour certains à l’épreuve des camps de concentration et de rééducation du Vietminh. Cet enseignement mal nommé, car il y était peu question d’action, pouvait en fait s’apparenter à une instruction civique. Certes, focalisées sur la menace de la subversion communiste, ces conférences analysaient le marxisme-léninisme, la guerre subversive et la doctrine de la guerre révolutionnaire, dissertaient sur les fameuses valeurs occidentales qu’aujourd’hui on appellerait les valeurs républicaines : liberté, justice, institutions, bien commun... Pourtant, prémonitoires, elles annonçaient la « dénationalisation », la « désacralisation » dans nos sociétés avancées, « l’homme moderne seul responsable devant lui-même », les phénomènes d’« atomisation sociale qui en découlent », avec pour conséquence « une forme d’individualisme dans la société occidentale ». Une des conclusions de cet enseignement débouchait sur la riposte en Algérie de la civilisation occidentale : « C’est en Algérie qu’aujourd’hui la France et l’armée en particulier ont à vivre les valeurs de notre civilisation », École spéciale militaire interarmes, Cours d’action psychologique. Conférence AP1-A.P23, Coëtquidan, octobre 1959-avril 1960, polycopié.
10 Voir aussi, Xavier Bougarel, Bosnie. Anatomie d’un conflit, Paris, La Découverte, 1996, pp. 53-78.
11 Voir André Thiéblemont, « Il n’est pas plutôt revenu qu’il lui faut repartir », Inflexions n° 18, « Partir », p. 129.
12 Évelyne Desbois, « Vivement la guerre qu’on se tue », Terrain n° 19, octobre 1992, pp. 65-80.
13 Évelyne Desbois, art. cit., p. 76 et suiv.
14 Jacques Meyer, La Vie quotidienne des soldats pendant la Grande Guerre, Paris, Hachette, 1966, pp. 267-268.
15 Jesse Glenn Gray, Au combat. Réflexion sur les hommes en guerre, Paris, Tallandier, « Texto », 2013, p. 189.
16 Sur le sujet, voir Jean-Charles Jauffret, Soldats en Algérie (1954-1962), Paris, Autrement, pp. 261-265.
17 Jean-Pierre Vittori, Nous les appelés d’Algérie. Expériences contrastées des hommes du contingent, Paris, Stock, 1977, pp. 137, 227-228.
18 Milice fondée par Charles Blé Goudé, hostile à la présence française en Côte d’Ivoire et dont le soutien au président Gbagbo était inconditionnel.
19 D’après, Journal de marche… X. Licorne (2004-2005), archives personnelles, et sergent Yohann Douady, D’une guerre à l’autre, Paris, Nimrod, 2012, pp. 61-110.
20 Michel Bodin, art. cit., pp. 108-109.
21 Sur la question des exactions allemandes en 1914, voir John Horne et Alan Ktramer, 1914. Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2011, ainsi qu’Aurore François et Frédéric Vesentini, « Essai sur l’origine des massacres du mois d’août 1914 à Tamines et à Dinant » Cahiers d’histoire du temps n° 7, 2000, pp. 51-82.
22 Sergent Christophe Can Van Tran, Journal d’un soldat français en Afghanistan, Paris, Plon, 2011, pp. 71-72 et 79.
23 Sergent Yohann Douady, op. cit., pp. 346-347.
24 Les correspondances de Roland Dorgelès renvoient un écho différent. « Toute la nuit, écrit-il le 25 décembre 1914, de tranchées en tranchées, Français et Allemands ont échangé des chansons, comme des défis, sans parler des injures et des pires menaces. » Et le 26 décembre, il note : « Les nôtres, la veille de Noël, ont enlevé les tranchées que les Allemands avaient reprises la nuit-même ». Roland Dorgelès, Je t’écris de la tranchée, Paris, Albin Michel, pp. 154-155.
25 Louis Barthas, Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, Édition du centenaire/La Découverte poche, 2013, p. 356.
26 Jacques Meyer, op. cit., p. 269.
27 Sturmabteilung ou Section d’assaut (sa), organisation du Parti national socialiste.
28 Jesse Glenn Gray, op. cit., pp. 187-188