29 mai 1958, en Algérie, dans le secteur de Guelma ! L’opération Toro III, durant laquelle le colonel Jeanpierre sera tué, est en cours. Il est 18 heures. Le lieutenant Salvan du 2e régiment de parachutistes coloniaux vient de recevoir l’ordre de nettoyer avec deux sections une « zone d’éboulis ». « Je prends Leroux et le fais mettre en formation d’assaut. […] Je fais matraquer à la grenade la zone d’éboulis. […] Je donne à Leroux l’ordre d’avancer en tirant a priori. Je me retourne pour regarder si ça suit. Une douleur fulgurante. Je suis touché à la tête, je me sens tomber. » Le corps du lieutenant Salvan roule sur la pente… Dans la fureur de l’assaut, ses parachutistes n’ont pas vu leur chef tomber. Il est au fond d’un thalweg, encore conscient. Tout près, il entend « deux ou trois rebelles parler en arabe ». Son radio, Rabillon, déboule vers lui. Il se penche : « Ce n’est rien mon lieutenant ! » Et il s’écroule transpercé de balles. « Rabillon agonise sur moi un temps qui me paraît très long1. »
Nul Livre d’or ne contera l’héroïsme banal de Rabillon qui, se précipitant au secours de son lieutenant, reçut la rafale qui lui était destinée. Comme des milliers d’autres combattants, Rabillon, héroïque, ne sera jamais héros, sauf pour ses proches. Car contrairement à ce que le sens commun pourrait laisser entendre, la notion d’héroïsme ne se confond pas avec celle de héros2. À une époque où le soldat français n’est plus héros alors que son héroïsme, sans doute d’une autre nature que celui de ses anciens, est encore bien souvent au rendez-vous de ses combats, la distinction mérite que l’on s’y attarde.
- Héroïsmes sans héros
Qu’est-ce que l’héroïsme ? La notion est trop subjective pour supporter une définition qui ait un caractère définitif. Comme le note Marie-Anne Paveau, on se trouve là devant « le problème de la définition de l’honneur comme valeur théoriquement discutable car adossée à des normes évolutives »3. D’ailleurs, là où certains voient de l’héroïsme, d’autres voient de la lâcheté.
Bosnie, Sarajevo, le 26 mai 1995, au début de la crise des otages. Avec son peloton, un jeune officier a reçu mission de contrôler l’utilisation de canons et de chars serbes regroupés sur une position serbe. Son poste est implanté, « incarcéré », sur cette position : il est en réalité sous le contrôle des Serbes ! Il n’a aucun espace de manœuvre : « J’estime que nous avons été mis dans une position indéfendable », déclara-t-il plus tard4. En début de journée, il est capturé par les Serbes avec lesquels sa mission l’obligeait à être en contact quotidien. Il est frappé à plusieurs reprises et menacé de mort s’il ne dépose pas les armes. Il résiste. Tirs de mortiers et de roquettes sur son poste ! En fin de soirée, à nouveau menacé de mort et de la destruction totale de sa position, il donne l’ordre à son peloton de rendre les armes. Ce chef, placé dans une position tactique d’impuissance et dont la mission était insensée, choisit la vie des siens plutôt qu’une mort probable. En France, de vieux soldats jugeront cette reddition comme une lâcheté, n’imaginant nullement la situation désespérée dans laquelle les Casques bleus avaient été placés : offerts en sacrifice sur l’autel de la paix ! Mais aux yeux des hommes que cet officier commandait, son acte fut jugé légitime. Plus tard, ils lui dédièrent un poème naïf mais émouvant :
« Ce jour-là, mon lieutenant, vous avez été grand
« Vous étiez prisonnier, et vous avez pourtant,
« Pris cette décision de tous nous voir en vie,
« En déposant les armes, face à cet ennemi. […] »
Paradoxalement, pour raisonner l’héroïsme, il faut évacuer de l’esprit la notion de héros. L’héroïsme existe en dehors du héros. Il y a en effet des combattants héroïques qui ne seront jamais héros et il peut y avoir des combattants réputés héros qui ne furent nullement héroïques. Le héros raconte un type d’héroïsme qui convient à l’air du temps. Mais le champ de l’héroïsme du combattant est infini. Il a de multiples figures, dont certaines ne produiront jamais de héros.
En octobre 1994, sur les monts Igman en Bosnie, c’est le cas d’un lieutenant du 7e bataillon de chasseurs alpins (bca) dont le poste est imbriqué au milieu des combats entre Serbes séparatistes et Bosniaques. Il rampe sous les rafales de mitrailleuse et sous les bombardements d’obus de mortier pour secourir un officier serbe, blessé, isolé. Il l’entend geindre à quelques dizaines de mètres. Il le ramènera vers sa position. En Bosnie, il y eut des formes d’héroïsme méconnues auxquelles le combat moderne ne nous avait pas accoutumés.
En septembre 1992, de nuit, aux abords de l’aéroport de Sarajevo, les Bosniaques ouvrent le feu sur un convoi logistique de la forpronu. Deux conducteurs sont tués sur le coup, deux autres Casques bleus sont blessés. « Les citernes d’essence sont percées. Le gasoil s’est répandu partout. Un camion gît tous phares allumés dans le fossé. »Les Bosniaques, continuant à tirer, progressent vers les lignes serbes à l’abri du convoi arrêté. Le colonel commandant le 2e bataillon d’infanterie français arrive sur les lieux. Il saute de son véhicule : « Éclairez-moi ! » Tête nue, il s’avance, face aux lignes bosniaques, dans la lumière du phare d’un vab : « Je veux qu’ils me reconnaissent ! Et qu’ils arrêtent de tirer ! » Et les tirs cesseront5 ! Là où des hommes possèdent encore une conception ancestrale de la guerre et du guerrier, le chef peut posséder une puissance symbolique qui en impose : il suffit qu’il paraisse pour forcer la décision. En Bosnie ou en Croatie, certains officiers ont eu l’instinct et l’audace de jouer de cette puissance : évitant le combat, ils ont exposé leur personne face à l’adversaire, nus, sans autre arme que leur physique et une croyance insensée en leur capacité personnelle à mettre l’autre à merci. Hors de quelque chronique d’un journaliste averti ou de relations dans des carnets de route, de tels actes héroïques n’ont été ni cités ni racontés : on ne trouvera nul récit de ces bravoures dans la littérature militaire contemporaine.
Pensons encore à l’héroïsme tragique de ces soldats auxquels l’Histoire a donné tort et qui, comme Antigone, furent pris dans le débat entre leur tradition, leur honneur et la soumission au prince. L’histoire nationale est aussi faite de ces soldats perdus qui refusèrent de se soumettre et dont la geste fut effacée par le sens de l’Histoire. En fait, l’héroïsme est obscur. Seuls peuvent l’éclairer une microculture, des mythologies, des idéologies, un mouvement d’idées cultivant une certaine nature d’héroïsme : en quelque sorte, une plaque de base culturelle qui donne sens aux images et aux récits qui entendent le révéler.
On ne doit donc pas « confondre héroïsme et héros » : « Toute personne peut accomplir un acte héroïque, fruit d’un choix et de valeurs assumés, d’où la multitude de héros discrets, inconnus, morts ; le héros en revanche n’acquiert son statut que par le discours, le culte, après l’événement, réel ou construit6. »
- Pas de héros sans récit !
Le héros, c’est donc celui dont les actes épiques ou réputés comme tels sont cités et racontés. Sans récit, pas de héros, et le récit fait le héros, même en l’absence d’acte héroïque. Ainsi de l’anecdote qui fascina Barrès, « Debout les morts ! », ou de la fameuse « tranchée des baïonnettes ». Ce ne sont que de belles légendes7. La mémoire coïncide rarement avec l’histoire et il peut arriver qu’elle fabrique de fausses gloires.
Pour qu’il y ait récit, il faut des producteurs de récits. De l’oral à l’écrit et à l’image fixe ou mobile de grande diffusion, il y a plusieurs niveaux de production de récits, donc différents niveaux de récits et de héros.
Dans le cas militaire, on pourrait appeler « héros de voisinage » des personnages qui forcent l’admiration de leur entourage et dont les actes épiques s’étant déroulés sous le regard de leurs compagnons sont alors colportés de bouche à oreille. La production de ces récits est fluide et diffuse. Parfois, elle est le fait de conteurs, sorte de griots de la tribu militaire. Leur talent contribue alors autant à l’héroïsation que la nature de la prouesse racontée. C’est ainsi que se créent des réputations et que se propagent de proche en proche des récits plus ou moins légendés, par tradition orale, dans le contexte familier d’une unité de combat, d’un régiment, d’une promotion d’officiers ou de sous-officiers. À chaque époque, chaque régiment, chaque petite unité, chaque promotion possède ainsi un patrimoine de personnages ou d’événements épiques qu’un nom, qu’une expression suffit à évoquer.
Dans un bistrot de Nîmes, devant une demi-rafale de Kronenbourg, le caporal-chef Orban du 2e régiment étranger d’infanterie (rei), près de vingt ans de service, évoque son baptême du feu à Beyrouth au début des années 1980. « Ça défouraillait de partout. Je pars au sixième étage de l’immeuble. Toutes les vitres volaient en éclats. On se trouve coincés au sixième, paumés complets. C’est à ce moment que torse nu est arrivé le major : “Bougez pas ! Allez les gars, deux volontaires !” Ne voulant pas décevoir le major, on se retrouve sur le toit, abrités derrière le mur. En rampant, on est parti remonter les 12,7 [les mitrailleuses étaient démontées dans l’attente d’une revue]. Le capitaine arrive, reste en retrait dans l’escalier avec son PP13. Il rend compte au pc des Pins qu’il est en train de se faire tirer dessus. Nous, on se fait pipi dessus. Le capitaine attendait l’autorisation de riposte et son PP13 nous abreuvait de silence. À partir de là, Catarino prend en main. Les tireurs d’élite de la compagnie s’étaient mis en position sur le toit aux ordres de Catarino. Il se déplaçait debout, allant de tireur en tireur. Nous, on lui disait de se coucher. “Si j’me couche, vous bouffez le béton avec les dents !” 8. » Le major Catarino, torse nu, debout sous les rafales, fut sans doute l’un de ces héros discrets que nulle parole autre que celle de ses légionnaires et de ses pairs ne raconta.
La notoriété de ces héros de voisinage, leur épopée peuvent parfois s’étendre au-delà du régiment. Ainsi de ce qu’on a longtemps appelé le « Petit Camerone » au 2e régiment étranger. Le 3 décembre 1960, au cours d’une opération menée dans le massif du Beni Smir, entre le barrage et la frontière marocaine, « aux premières heures du jour », une première vague d’héliportage sur la côte 1 641 est interrompue par une forte résistance au sol. Le sergent Sanchez Iglesias et cinq légionnaires du stick leader ont déjà sauté sur la dz. Ils se trouvent isolés au milieu des rebelles. « Allumés » à moins de trente mètres de leur poser, ils parviennent à se retrancher et résisteront jusqu’à la nuit tombée aux assauts des fellaghas comme à leurs offres de reddition moyennant la vie sauve. Il faudra engager successivement trois compagnies et le commando Cobra appuyés par des feux lourds aériens pour conquérir la crête et dégager enfin le sergent Sanchez et ses légionnaires. À l’époque, ce combat et ses acteurs, fréquemment évoqués au 2e rei au cours des veillées, faisaient partie du bagage que tout jeune officier recevait lorsqu’il arrivait au régiment.
J’insiste sur ces héros de voisinage. Ils sont sur l’horizon immédiat du soldat. Il peut les côtoyer. Leur histoire nourrit les conversations de chambrée et de popote. Ce sont des modèles vivants par qui, de manière diffuse, s’opèrent la mobilisation et la cohésion des unités.
À un second niveau, on peut repérer des guerriers dont les épopées firent l’objet d’œuvres artistiques, notamment littéraires. D’une production traditionnelle de récits oraux rencontrant quotidiennement la demande profuse d’un marché captif de l’épique militaire, on passe à un appareil de production quasi industriel, qui nécessite des investissements en capital, des professionnels du récit, des techniques et, surtout, un marché étendu et rémunérateur. Cet appareil de production crée de facto une sélection dans la profusion des sagas héroïques.
Les héros issus de cette sélection sont ceux des Livres d’or.
Durant les deux conflits mondiaux, au Maroc, au Sahara, en Indochine, en Algérie, leur geste fut racontée par la presse en images, par des romanciers ou par des reporters et chroniqueurs de guerre, par le cinéma : on pense à L’Illustration au Journal illustré, aux suppléments illustrés du Petit Journal ou du Petit Marseillais durant la Grande Guerre, aux quelques centaines d’ouvrages qui ont été écrits à l’issue des deux conflits mondiaux, au cinéma et au roman de l’entre-deux-guerres célébrant la pacification des confins sahariens (L’Escadron blanc, Trois de Saint-Cyr…), aux pages de Paris Match couvrant la guerre d’Algérie, aux œuvres cinématographiques ou littéraires de Schoendoerffer, de Lartéguy, d’Erwan Bergot, de Paul Bonnecarrère, de Georges Fleury, de Pierre Sergent, de Montagnon, de Gandy, popularisant d’étonnants personnages qui, de la Seconde Guerre à celle d’Algérie, furent de tous les combats.
Au travers de ces noms d’auteurs, peut-être faut-il souligner ici l’existence d’une génération de correspondants de guerre ou d’écrivains qui furent au cœur de l’action combattante – notamment en Indochine –, mais aussi celle de directeurs de collection ou d’éditeurs qui, au cours des années 1950 et 1960 et au-delà, accueillirent leurs manuscrits (Fayard, Albin Michel, Presses de la Cité, Hachette, Ramsay, Robert Laffont…). Sans cet appareil de production contrebattant l’indifférence ou l’hostilité des milieux intellectuels de l’époque, bien des épopées des guerres de décolonisation seraient restées confidentielles.
Enfin, et quoiqu’il n’y ait pas de solutions de continuité avec le précédent niveau, il y a les héros militaires officialisés d’une manière ou d’une autre, ceux que les appareils idéologiques d’État, qu’ils soient scolaires, culturels ou militaires, ont élevé au rang de grands hommes dignes des honneurs nationaux. Il y faut un statut social : ces héros nationaux sont le plus souvent des généraux, et seul le culte rendu à la Résistance durant l’Occupation a pu accoucher de quelques rares personnages n’ayant pas un tel rang. Ce qui distingue généralement ce type de héros, c’est leur inscription, souvent en majesté, dans la toponymie des grandes métropoles. Les avenues et les places des grandes cités portent leur nom : Foch, Franchet d’Esperey, Leclerc, Juin, de Lattre…
- Idéologies, mythologies et appareils idéologiques
Parce qu’elle suppose des instances productrices de récits, l’héroïsation se révèle donc une construction sociale et culturelle. Elle sera parfois idéologique et politique lorsque l’épique est en quelque sorte nationalisé afin de légitimer un pouvoir ou soutenir son projet. On touche là à la puissance des mythologies et des idéologies effaçant l’histoire et filtrant ce qui doit être conservé en mémoire, au travail sélectif de luttes politiques jouant de héros ainsi mis en mémoire : « Le héros, en effet, est à la fois le déserteur de l’histoire et l’amant de la mémoire », observent encore Odile Faliu et Marc Tourret9. Deux cas assez typiques peuvent illustrer le propos.
Le premier réside dans les politiques mémorielles de la Seconde Guerre mondiale, dans les mises en valeur ou dans les masques qu’elles ont produits. Dans un ouvrage récent, Olivier Wieviorka en fait le constat. Il insiste sur l’hétérogénéité des conditions d’existence entre 1939 et 1945, à la différence de celles de la Grande Guerre que peut résumer l’« image du poilu, enterré stoïquement dans sa tranchée ». Cette diversité a « contribué à politiser la mémoire » et à l’atomiser. Contrariant l’« émergence d’un souvenir commun », elle a favorisé les jeux parfois conflictuels de forces politiques et sociales recherchant la légitimation de leur présent par l’instrumentalisation plus ou moins consciente du passé10. Aux mythologies de l’immédiat après-guerre produites par la « politique gaullienne » et par ses « contre-feux communistes » autour de la Résistance, des Forces françaises libres et de la Libération, ont succédé des périodes où « les victimes prirent le pas sur les héros ». « Au temps du gaullisme triomphant » notamment, la mémoire de la guerre s’est fondée « prioritairement sur le souvenir d’une Résistance glorieuse et martyre. […] Les opérations strictement militaires ont occupé une place subalterne et hiérarchisée ». Dans cette configuration, « Leclerc, gaulliste de la première heure et libérateur de Paris », occupa la première place devant de Lattre et Juin11.
En d’autres termes, l’alliance objective de la croix de Lorraine avec la faucille et le marteau ont projeté bien des ombres sur des héros militaires de la Seconde Guerre mondiale. Comment ne pas s’étonner, par exemple, qu’au regard de la notoriété de l’épopée de Leclerc et de sa 2e db, celle du corps expéditionnaire français en Italie, qui y perdit le tiers de ses effectifs, celle de la 1ère armée française dans les Vosges, en Alsace, sur la poche de Colmar, soient aussi estompées dans l’imaginaire national ? Comment concevoir que les vainqueurs de Narvik, Béthouart et Magrin Vernerey dit Monclar – cet extraordinaire condottiere qui, en Syrie, refusa de se battre contre des Français et qui plus tard abandonna ses étoiles pour commander le bataillon de Corée –, que Monsabert, le vainqueur de la bataille du Belvédère, ou encore Guillaume et ses fameux goums marocains aient dû attendre la fin du siècle pour qu’une promotion de Saint-Cyr porte leur nom ? Sans compter les Dody, les Mathenet et autres héros obscurs de l’armée d’Afrique, qui payèrent un lourd tribut à la libération de la Tunisie, de l’Italie et du territoire français. Combien de héros furent ainsi masqués par les mythologies et par les appareils idéologiques gaulliens et communistes ?
Le deuxième cas illustrant le jeu des mythologies dans les processus d’héroïsation réside dans le volontarisme des pères fondateurs de la IIIe République, qui suscitèrent un fantastique imaginaire dans une double perspective, politique et militaire : celle de la fondation d’une culture politique républicaine et patriotique autour d’une France une et indivisible, celle de la Grande Revanche. À la combinaison d’images et de récits diffusés par l’école et par le militaire se joignit la création artistique et littéraire. Dans Les Figures de la guerre, qui brossent une remarquable analyse des images de guerre de 1839 à 1996, Hélène Puiseux écrit : « Dans les années 1870-1890, en France, tableaux et spectacles sont la part visuelle de l’iceberg qui, aux côtés de la littérature savante et populaire, de la chanson, de la poésie, de l’éducation, construit un véritable monument où l’individu, la perte et la victime sont héroïsés12. »
En effet, il s’agissait tout à la fois de convoquer les gloires nationales du passé et de cultiver un héroïsme sacrificiel, en vue de construire un imaginaire patriotique et républicain au service d’une France « une et indivisible ». Je pense notamment à ces beaux ouvrages reliés sur toile rouge avec dorure qui étaient remis comme prix aux élèves les plus méritants13, ou encore aux œuvres épiques de peintres tels Alphonse de Neuville et Édouard Detaille. Hélène Puiseux présente ce dernier comme le « peintre quasi officiel du régime ». Elle décrit son œuvre comme « la mise en scène d’un héroïsme national » innovant dans « la mise en avant de soldats anonymes, […] gens du peuple […] qui acquièrent ainsi la qualité de héros ». « Il rejoint, dans le droit fil de l’émotion, […] les poésies et les chansons de l’époque, les clairons partant se faire tuer dans le petit matin14. » Cet imaginaire patriotique et républicain que les fondateurs de la IIIe République eurent la volonté de construire estompera au début du xxe siècle bien des héroïsmes dissidents : celui de la Commune et du colonel Rossel, celui des activistes pacifistes, syndicalistes ou anarchistes du début du siècle, celui de la révolte des vignerons du Midi et des « braves soldats du 17e » se mutinant et marchant sur Béziers pour fraterniser avec ceux-ci.
En revanche, c’est cette mythologie dominante cultivant une conception guerrière et sacrificielle du héros qui, durant la Grande Guerre, filtrera les regards portés sur la lutte contre l’envahisseur prussien. À considérer certaines images d’Épinal, les illustrations et les articles publiés par la grande presse durant le conflit, on est frappé par la volonté des rédacteurs ou des illustrateurs de propager – notamment vers la jeunesse15 – un esprit patriotique et de l’héroïsme au quotidien. Ainsi du supplément illustré du Petit Journal dans lequel les illustrateurs imageaient diverses scènes héroïques réelles dont, comme chez Detaille, les personnages étaient fictifs, non identifiés (cf. annexe). Le cas de la Grande Guerre présente l’exemple d’un puissant appareil de production d’un imaginaire héroïque, soutenu par cette extraordinaire mythologie suscitée par les fondateurs de la République : probablement un cas unique dans l’histoire contemporaine.
- Perspectives
Un siècle plus tard, le poilu héroïque s’est transformé en victime d’un « affreux carnage », selon l’expression consacrée. Aujourd’hui, le combattant n’existe dans l’actualité que s’il est martyr ou victime passive, sacrifié sur l’autel de la paix, de la liberté, de la démocratie ! Ces héroïsmes ne sont considérés qu’au regard d’une « culture de la victimisation », pour reprendre l’expression de Dominique Schnapper16.
Mais peut-être faut-il y regarder de plus près ! Certes, au cours des décennies récentes, la montée en puissance en France d’idéologies victimaires comme celle des mythes pacifistes, qu’accompagna la dégradation de l’imaginaire fondé par la IIIe République, estompa d’autant plus l’épique militaire qu’elle s’était raréfiée.
Pourtant, dans une France aujourd’hui culturellement éclatée, l’évolution des mentalités n’est ni linéaire ni monolithique. La demande d’épique perdure dans notre société, y compris parmi les jeunes générations. Sur le marché de l’offre et de la demande d’images héroïques, le légendaire autre que militaire est bien présent : celui de l’humanitaire, du pompier, des navigateurs solitaires au long cours, celui sacrificiel des moines de Tibhérine. L’imaginaire de l’aventure et de l’extrême a encore un bel avenir là où les politiques d’assistance atteignent leur limite.
Or la faiblesse de l’offre du militaire sur ce marché résulte en partie des politiques de communication initiées depuis près d’un demi-siècle. Bernard Paqueteau, analysant les productions de l’armée sur le petit écran après la guerre d’Algérie et dans les années 1970 concluait à « une entreprise de démythification ». « L’image du baroudeur et du soldat de la République est échangée contre celle du technicien spécialisé, observait-il. Technicien de la défense, technicien de la paix, le militaire se fond dans le paysage contemporain. […] L’armée, en se mettant au goût du jour, en se parant des attributs de la modernité, en abandonnant […] toute référence historique et en se dépouillant de son légendaire, entend estomper des traits jugés surannés et se débarrasser des ombres qui l’ont ternie. Image de marque oblige17. »
Par la suite, cette image de marque, en rupture avec celle d’un passé guerrier jugé sulfureux au regard de l’air du temps, cultiva des représentations aseptisées d’un militaire au service de la paix, dissuadant la violence de l’autre, sans le combattre : une image sans tragique, lisse comme celle du Redoutable émergeant de l’océan. Sans vagues !
Certes, dès les années 1980, un mouvement de défense de la « spécificité militaire » se manifesta dans les rangs de l’armée de terre. Il tarda à être pris en compte par l’institution18. Pour autant, cette réaction identitaire, brandissant un passé glorieux, ne fut pas accompagnée d’une production d’images et de récits jouant du présent pour renouveler l’héroïque militaire. Aujourd’hui, en Afghanistan, l’armée de terre égrène ses morts, mais ne raconte pas ou peu ses héroïsmes discrets. Elle se satisfait d’un événementiel éphémère. Comment s’étonner alors que le héros militaire soit aujourd’hui estompé, alors que depuis près d’un demi-siècle, l’armée a tu, et tait toujours, les drames et les prouesses de ses combattants ?
Pour que l’héroïsme militaire du passé récent et du présent produise demain des héros, il faut des instances productrices de héros. Ces dernières décennies, du Liban à la Bosnie et au Rwanda, aujourd’hui en Afghanistan, les actes héroïques de petits chefs et de petits soldats n’ont pas manqué et, sans doute, ne manquent pas, quoique plus rares et plus épisodiques que naguère. Encore faut-il que les organismes qui ont en charge le rapport du militaire à la société s’y intéressent, les recueillent et en fassent des offres sur le marché de la création artistique et littéraire. C’est tout un appareil de production actualisant le héros militaire qui est à réinventer et à susciter. Il faut de l’imagination, des talents, des enthousiasmes, des créateurs et des producteurs d’images et de récits. Il faut de la durée et non des coups médiatiques. Au moment où disparaissent la visibilité et l’audience du militaire dans le pays, cette entreprise actualisant dans le public l’imaginaire héroïque du soldat est plus que jamais nécessaire.
1 D’après Les Carnets de route d’un jeune lieutenant, Service historique de l’armée de terre, Fonds privés 1K348.
2 Cette distinction et l’analyse qui en découle sont empruntées à Odile Faliu et Marc Tourret, « Le héros de demain », in Odile Faliu, Marc Tourret (dir.), Héros, d’Achille à Zidane, catalogue de l’exposition « Héros », bnf, 2007. En ligne sur http://classes.bnf.fr/heros/index.htm
3 M.A. Paveau, « La citation militaire : système sémiotique, pratique honorifique », in J-M Lopez-Muñoz, Marnette, S. et L. Rosier (éds), Dans la jungle du discours rapporté : genres de discours et discours rapporté, Presses de l’université de Cadix, p. 277, pp. 277-286.
4 En mai 1995, dans le secteur de Sarajevo, il existait plus de quarante positions françaises ainsi imbriquées dans les lignes de front ou implantées sur des positions serbes : des « otages potentiels » ! Dans la journée du 26 mai 1995, au moins deux cents Casques bleus tenant ces positions, dont une centaine de soldats français, furent capturés ou encerclés par les Bosno-serbes. Sur cette crise des otages et le déroulement du drame vécu par cet officier, voir André Thiéblemont, Expériences opérationnelles dans l’armée de terre. Unités de combat en Bosnie (1992-1995), Paris, Les documents du cessd, 3 tomes, 2001, tome I, pp. 63-68 et pp. 74-81.
5 D’après F. Pons, Les Français à Sarajevo, Paris, Presses de la Cité, 1995, p. 86.
6 Odile Faliu, Marc Tourret, art. cit.
7 Voir J. Norton Cru, Du témoignage, Paris, Allia, 1989, p. 68 et suivantes.
8 Extrait d’André Thiéblemont, op. cit., tome II, pp. 227-228.
9 Odile Faliu, Marc Tourret, art. cit.
10 Olivier Wieviorka, La Mémoire désunie. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France (1944-2009), Paris, Le Seuil, 2010, pp. 19-21
11 Ibidem, pp. 165-166.
12 Hélène Puiseux, Les Figures de la guerre, Paris, Gallimard, 1997, p. 141.
13 Citons, entre autres, Les Hommes célèbres de la France de Louis Dumas, La Jeune Armée de Jules Richard, Nos grandes écoles militaires de François Bournand, Autour du drapeau. Récits militaires de Marc Bonnefoy… et, bien sûr, l’œuvre de Danrit – anagramme du capitaine Driant – qui anticipe la guerre de demain, raconte l’aventure militaire et coloniale, exalte le service de la France et le jeune officier prêt au sacrifice pour sauver la patrie.
14 Hélèné Puiseux, op. cit., p. 147.
15 En l’absence d’études exhaustives du phénomène, citons notamment « Enfants héros », Lecture pour tous, 5 décembre 1914 ; La Mort héroïque du petit Émile Desprées, une planche dessinée datant de 1914-1915 utilisée dans les écoles pour illustrer une leçon de morale : elle raconte l’héroïsme d’un enfant face à la « barbarie » prussienne. Voir en ligne sur www.lyceendm.net/cdi/histoire/despres.
16 Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle ; essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, « nrf », 2002, p. 66.
17 Bernard Paqueteau, « La Grande muette au petit écran (1962-1981) », in hjp Thomas (dir.), Officiers. Sous-officiers, la dialectique des légitimités, Paris, Addim, 1994, pp. 67-91, pp. 83 et 84.
18 Voir André Thiéblemont, « Réveils identitaires dans l’armée de terre », Inflexions n° 11, juin-septembre 2009, pp. 73-85.