Quel visiteur n’a pas été impressionné en entrant dans la cour des Invalides ? Quel militaire français n’y a pas ressenti la gloire des anciens, le prestige du passé, la fierté de s’inscrire dans un tel héritage ? Majesté, singularité, simplicité de l’ordonnancement, sonorité bondissante de mur en mur sans écho agressif pour autant : voilà une série de mots, d’expressions, pour décrire ce bâtiment au cœur de Paris. Nous avons failli écrire « construit au cœur de Paris ». Rien ne serait plus faux que d’utiliser cette formule puisque lors de sa construction, en 1670, l’hôtel des Invalides se trouvait à l’extérieur de la ville. Les lecteurs du regretté Jean-François Parot savent qu’un siècle plus tard, la plaine maraîchère de Grenelle était toujours un espace vide entre les murs de la capitale et le village de Vaugirard.
L’emprise de l’architecture militaire observée aujourd’hui est parfois trompeuse quant à l’analyse de la place du soldat dans la société, tant elle a pu être absorbée par l’urbanisme des grands centres économiques. Elle a façonné l’aspect des grandes villes comme Paris certes, mais aussi Angers, Tours, Metz, Nancy, Besançon, Briançon et bien d’autres, voire de villages comme les petites villes alsaciennes d’Eguisheim ou Ribeauvillé, des cités telles que Montlouis, Beaunes ou Colmars, Provins, Carcassonne, Entrevaux… Témoins de l’évolution technique de la fortification, les bâtiments et les remparts militaires sont aussi, par contraste, des balises de la « démilitarisation » de la société – encore qu’il conviendrait plutôt de créer l’horrible néologisme dé-guerriérisation – au point que d’aucuns aujourd’hui ne comprennent pas l’utilité de laisser aux militaires l’affectation de certains bâtiments et locaux, pourtant historiquement liés à la chose guerrière, pour les repousser toujours plus loin en dehors de la ville, au point que les armées ont accepté, mi-contraintes mi-convaincues, la banalisation totale de leur nouvel hôtel de Balard, regroupant tous les états-majors et laissant le ministre seul à Brienne, dans les locaux de prestige du viie arrondissement.
- Imbrication des perceptions de puissance militaire et économique
Les contraintes militaires sont souvent fondamentales pour comprendre l’urbanisme de la plupart des centres de nos cités européennes depuis les invasions qui ont provoqué la chute de l’Empire romain. La ville du Moyen Âge est un compromis entre la protection, la concentration et les moyens. Ses habitants s’abritent derrière une muraille plus ou moins haute, plus ou moins épaisse en fonction des moyens financiers, des moyens humains. À l’intérieur de cette protection plus ou moins solide, on essaye d’optimiser la place en construisant à la verticale, en suivant les axes de circulation principaux, d’où des rues tortueuses, étroites, d’autant plus sombres que l’on cherche à gagner de l’espace en hauteur. Les plans de Paris aux alentours de la Cité, en particulier dans le nord des ve et vie arrondissements, le centre du Metz médiéval ou des vieux Rennes ou Troyes sont significatifs.
Le phénomène guerrier est donc au cœur des contraintes de la société et de son économie, d’autant plus que le soldat est alors souvent chargé de la police et du contrôle des flux de marchandises à l’entrée des centres urbains. En parallèle, la taille, la nature et la longueur des murailles reflètent la richesse de la ville. La puissance qui se dégage encore aujourd’hui de la cité de Carcassonne n’est pas un exemple unique. De façon moindre, la réutilisation des remparts gallo-romains par les comtes du Maine pour protéger Le Mans souligne l’importance de la perception d’abord militaire puis économique de ces protections. Une ville comme Provins, siège d’une foire extrêmement importante au Moyen Âge, reflète encore l’indissociable imbrication de la perception de la puissance militaire et de la puissance économique. L’ouvrage militaire, en même temps qu’il pèse sur les finances, fournit protection et souligne la richesse de la collectivité, contribue donc à son prestige.
- En périphérie de la cité
mais avec une influence sur l’urbanisme
Même avec des cités beaucoup plus petites en taille qu’aujourd’hui, même sur les murailles, aux portes de la ville, l’homme en armes, par obligation, est là où peut survenir le danger. Il est par essence à la périphérie de la ville. Aussi lorsque celle-ci grandit soit par absorption de ses faubourgs immédiats soit par « conquête » de nouveaux territoires, les ouvrages et bâtiments militaires anciens sont phagocytés. Les nouveaux besoins de protection repoussent le soldat toujours plus loin du centre de la cité. L’archétype est Paris, avec ses murailles successives et concentriques. Parfois, ce sont les contraintes militaires dues à l’allongement de la portée des armes qui obligent à pousser les remparts, dégageant ainsi un espace très vite urbanisé à leur abri. Le musée des Plans et Reliefs, aux Invalides, met bien en exergue ce type d’extension pour des villes comme Strasbourg ou Metz, avant même qu’elles ne soient occupées par les Allemands, qui y créent leurs propres quartiers résidentiels.
Mais l’urbanisme à l’intérieur de la cité peut aussi être la conséquence de contraintes militaires. Avec le travail du préfet Poubelle, le plan Haussmann a certes permis d’améliorer l’hygiène des Parisiens, mais surtout d’augmenter les capacités de maintien de l’ordre avec de grandes artères qui permettent de tirer au canon sur d’éventuelles barricades, de déplacer des troupes plus facilement d’un point à un autre, voire de faciliter les charges de cavalerie. Les révolutions de 1789, de 1830 et de 1848 sont encore fraîches à l’esprit des décideurs. N’oublions pas que jusqu’au début du xxe siècle, les armées étaient aussi chargées du maintien de l’ordre, ce qui était d’ailleurs vital lors des sièges, le défenseur ne devant pas être pris entre le feu de l’ennemi extérieur et une population éventuellement révoltée. Le plan de Neuf-Brisach, trente-troisième forteresse construite par Vauban, est révélateur : au bout de chaque artère est implantée une casemate à partir de laquelle il est possible de battre la rue de feux d’autant plus efficaces que celle-ci est droite et peu longue. Les bâtiments qui avaient été retenus pour accueillir le musée de l’Infanterie étaient à l’origine dévolus à l’hébergement des officiers et de la troupe. S’il existait des magasins centraux, comme la magnifique poudrière de Neuf-Brisach détruite par les bombardements américains en 1945, l’essentiel de la vie du soldat se passait à la périphérie de la ville. Cette situation est partout renforcée par l’accroissement et l’alourdissement du matériel comme par l’industrialisation du champ de bataille qui nécessite des espaces beaucoup plus vastes que les habituels champs de Mars, places d’armes ou mail, non seulement pour apprendre à manœuvrer, mais aussi pour stocker les canons et autres matériels de terrassement.
- Un cantonnement définitif en périphérie
Avec les derniers ouvrages1 de Vauban, jusqu’à Serré de Rivières2, les remparts s’enterrent. Le soldat avec. Ni les uns ni les autres ne sont visibles. Les murs et les portes qui, sous Louis XIV et Louis XV, permettaient de magnifier la puissance royale n’ont plus qu’une utilité éminemment pratique3. Le voyageur, quel que soit son statut, ne passe plus par ces entrées ouvragées qui ne débouchent plus forcément sur des centres urbains. Le soldat commence à devenir un technicien, plus que le garde quotidien d’emblèmes artistiques parlant de la puissance publique.
Si, avec le désir de revanche, la IIIe République a construit dans toutes les sous-préfectures des casernes pour accueillir les recrues du service national obligatoire, les bâtiments sont édifiés à la périphérie. La caserne Gallieni, qui abritait initialement un bataillon d’infanterie et qui accueille aujourd’hui la partie lycée du Prytanée national militaire à La Flèche, était, jusqu’au développement d’une récente zone commerciale, en extrême périphérie de la ville, là où il y avait de l’espace, un espace inondable jusqu’il y a peu.
Les fortifications autour des villes désormais inutiles et gênantes sont souvent rasées et remplacées par des boulevards qui deviennent périphériques, comme à Paris avec « le périph » ou le boulevard Foch à Metz. Les espaces des champs de manœuvre et les casernes libérés à la fin du xxe siècle sont transformés parfois en jardins ou en parcs, comme l’esplanade des Invalides ou le Champ-de-Mars à Paris, parfois en sites de construction d’immeubles comme à Tours. Certaines villes, voyant disparaître leurs régiments, font le choix de raser les bâtiments, comme à Angers pour la caserne Desjardins, avant d’utiliser les terrains ainsi libérés pour la création de logements neufs, ou les transforment en appartements, comme la caserne Abbattucci de Volgelsheim à côté de Neuf-Brisach, construite par les Allemands et occupée jusqu’en 1992 par le 9e génie. D’autres bâtiments voient leur utilisation détournée : à Metz, l’une des meilleures salles de spectacle d’Europe porte le nom de l’« Arsenal ». Les casernes Beaumont-Chauveau de Tours deviennent universités et « éco-quartier mixte et ouvert ». Il ne faut pas non plus oublier, au-delà de cette tendance lourde, les manœuvres de certaines personnalités ou de certaines administrations pour accentuer le mouvement d’« exil » des militaires au plus loin, sur des emprises qui se libèrent, parce qu’eux n’ont pas besoin de la proximité du tgv pour se déplacer, pas besoin d’être au centre-ville…
D’une manière générale, sous la pression de la technique, qui éloigne le soldat du centre de la ville et du centre du pouvoir, sous la pression de l’utilitarisme et de l’homogénéité, qui fait abandonner l’affichage prestigieux de symboles de la puissance publique et qui « civilianise » un peu plus le militaire dans son quotidien, celui-ci est mécaniquement moins visible. Le patrimoine architectural contemporain explique aussi que le soldat français soit un soldat méconnu4. De-ci de-là, restent des monuments, des appellations, plus ou moins comprises, qui rappellent l’usage militaire primitif du lieu. À l’heure où le phénomène guerrier revient dans les préoccupations quotidiennes, il n’existe visiblement pas de grand programme architectural magnifiant les armées françaises à la hauteur de leurs engagements et du travail de leurs soldats, comparable à l’Hôtel des Invalides ou à l’École militaire. Le militaire français du xxiie siècle pourra-t-il être fier en entrant dans un bâtiment que les armées auront construit au xxie ? La fierté et le prestige sont-ils d’ailleurs des éléments à prendre en compte lorsque tout est jugé uniquement à l’aune du retour sur investissement financier ou budgétaire ?
1 Le voyageur qui arrive à Neuf-Brisach ne découvre la ville que lorsqu’il est sur le point d’y entrer. De loin, il distingue plutôt une forêt qu’une ville.
2 Serré de Rivières est un général du génie qui mit au point un système de fortification permettant d’améliorer le système de Vauban. Il fut surtout responsable de l’érection d’une succession de rideaux de forts chargés de canaliser les armées allemandes vers des lieux propices à la bataille.
3 Pour mémoire, il suffit d’observer la porte de la citadelle de Lille, ou la différence entre celles de Neuf-Brisach, qui
ont été martelées à la Révolution, et la porte de France de Vieux-Brisach, citadelle qui n’était plus française depuis le traité de Ryswick (1697).
4 B. Chéron, Le Soldat méconnu. Les Français et leur armée : état des lieux, Paris, Armand Colin, 2018.