Kakanj. Peut-être avez-vous lu ce nom dans Check-point, le dernier roman de Jean-Christophe Rufin. C’est la destination de Maud et de ses compagnons de route qui, avec deux camions, doivent acheminer de l’aide humanitaire pour des réfugiés logés dans une usine placée sous la protection d’un bataillon de sapeurs français basé à proximité. La ville, les réfugiés, l’usine, les sapeurs ont bel et bien existé. Les héros romanesques pourraient être certains de mes anciens compagnons.
Kakanj (prononcer « kakagne ») est une petite ville située sur l’axe Zagreb-Zenica-Sarajevo en Bosnie centrale, à environ quarante kilomètres au nord-ouest de la capitale, sur les bords de la petite rivière Bosna et, surtout, à proximité de mines de lignite. Elle est d’ailleurs connue pour les trois cheminées, hautes de trois cents mètres, de sa centrale thermoélectrique. C’est aussi le centre d’une circonscription administrative sur le territoire de laquelle se trouvent, selon les Croates locaux, les ruines de la forteresse de la dynastie Kotromanic, laquelle est la dernière à avoir résisté aux envahisseurs ottomans, avant de tomber victime d’une trahison.
- Naissance d’un microbataillon
L’essentiel du bataillon1 français du génie en Bosnie-Herzégovine (bgbh puis batgen) du premier mandat est arrivé à Kakanj le 26 décembre 1992. Il venait de passer trois semaines à Trogir, sur la côte dalmate, à attendre que le commandement trouve une infrastructure capable d’accueillir les vingt et un officiers, quatre-vingt-douze sous-officiers et deux cent huit militaires du rang – dont cent soixante-dix appelés volontaires pour les actions extérieures (avae) qui avaient choisi de signer un contrat de courte durée pour partir sous le casque bleu – équipés de cent trente-deux véhicules et engins extrêmement variés2. Trois cent vingt et une personnes qui, sous les ordres du chef de bataillon3 M., fraîchement promu, ont commencé à faire connaissance à partir de la mi-novembre. Elles provenaient de vingt-sept régiments, avec deux composantes principales fournies par les 6e et 71e régiments du génie. À Angers, je commandais la 2e compagnie du 6e génie, ou 6/24, et par un jeu de glissement de titulaires en fonction de leurs compétences linguistiques, je suis devenu adjoint du commandant du bataillon, puis, avec le renfort de deux officiers plus anciens que moi courant mars, je me suis centré sur les opérations du bataillon. Aucun des cadres, sauf un lieutenant ancien qui avait effectué deux séjours en Afrique, n’avait l’expérience d’un engagement opérationnel. Ce départ pour la Bosnie, c’était donc l’aventure.
Nous nous sommes préparés en un mois5. Arrivés à Split le 9 décembre, les matériels, embarqués le 7, nous ont rejoint le 14. Nous avons attendu les ordres dans un centre de vacances à Trogir pendant trois semaines durant lesquelles l’encadrement a dû lutter contre l’inactivité opérationnelle et un découragement croissant, d’autant que l’espoir de servir utilement les populations locales avait été un puissant moteur pour l’engagement des appelés volontaires. Il lui fallait aussi être attentif à limiter les effets potentiellement pervers de contacts avec les réfugiés croates de Krajina ou de Bosnie qui partageaient avec nous le village de vacances où nous étions stationnés.
Nous avons reçu l’ordre de mouvement pour Kakanj le 23 décembre 1992, si mes souvenirs sont bons. Un nom qui ne nous disait absolument rien. Nous sommes partis le 25, guidés par une équipe de sous-officiers qui avait accompagné le commandant dans sa quête d’une implantation adéquate.
Cette longue remontée de la vallée de la Neretva nous a permis de constater, selon les témoignages de nos guides, qu’en une journée, des maisons, voire des villages avaient été soufflés par les combats.
- Un secteur calme loin du front6…
Le 26 décembre, lors de notre arrivée à Kakanj, la situation était calme. D’ailleurs, le maire de la circonscription nous l’avait dit : « Les communautés serbes, croates et musulmanes vivent en bonne intelligence. » Pourtant, en débouchant dans la vallée de la Bosna, sur un promontoire situé sur la gauche de la route, des fenêtres soufflées et noircies par ce qui avait dû être une explosion, la croix qui pendait sur le toit du clocher de l’église serbe locale entourée par son petit cimetière qui nous paraissait abandonné, peut-être saccagé, nous disaient le contraire. Si, sur la côte dalmate, nous n’avions pas senti le passage des combats, hormis sur la tour de contrôle de l’aéroport de Split, nous avions pu en constater les dégâts en remontant la vallée de la Neretva, en particulier à partir de Mostar. Alors, Kakanj à l’écart de la folie des hommes et de leur violence ? Vraisemblablement et visiblement pas. Ou si oui, pour combien de temps ?
Lorsque l’on parle aujourd’hui de la Bosnie de cette époque, on pense à Sarajevo qui faisait alors la Une des journaux. À Bihac parfois. À Kakanj jamais. Mais faut-il s’en émouvoir ? De Sarajevo, on évoque l’aéroport, Sniper Avenue, le pont de Vrbanja. Mais les sapeurs7 de Kakanj ? Pourtant, ils ont travaillé dans toute la Bosnie, partout où le commandement local de l’onu les envoyait. Sarajevo, Zepa, Srebrenica, Gorazde, l’axe Kakanj-Tuzla ont été leurs principaux chantiers, leurs réussites. Sans oublier la piste entre les villages ennemis de Tarcin et de Kresevo, dont l’élargissement, dans des conditions climatiques et tactiques difficiles, a permis de faciliter le passage des convois sans longues interruptions, et donc l’approvisionnement de la capitale bosniaque autrement que par les airs. Mais si avant le passage des sapeurs et des engins tout le monde voit le besoin, après leur action, le pont, la piste et le merlon font rapidement partie du paysage. Les traces physiques de leur travail demeurent, mais on glorifie plutôt les combats des fantassins…
Alors, la violence dans tout cela ? Comment nous étions-nous préparés à y faire face dans ce pays déchiré ? Y avons-nous été confrontés ? Comment cela s’est-il passé ? Des questions qui, pour être franc, ne se posaient pas à l’équipe de commandement, ou du moins pas en ces termes.
- Vigilante insouciance
Notre mission était de tout faire pour « être en mesure de maintenir deux itinéraires en période hivernale ». Maintenir, c’est-à-dire garantir au général Morillon, à son état-major, et donc aux convois de l’onu et de l’unhcr, les conditions optimales de circulation. Pour cela, le bataillon avait reçu des déneigeuses avec des fraises, des sableuses, des niveleuses, des pelles mécaniques et, pour faire face au danger des mines, deux bulldozers téléguidés. Nous avions formé nos sapeurs de combat au déminage en utilisant l’expérience de nos camarades de la 141e cgdima8 déployés six mois avant nous, plus à l’ouest, en Krajina. Nous nous étions concentrés sur cette mission, sur les conditions de vie des hommes, pour qu’ils puissent récupérer au mieux et être le plus efficaces possible à la demande. Il fallait en fait créer l’outil, le fédérer, faire en sorte que chacun connaisse son rôle et sa place ainsi que ceux des autres. Bref, créer ce que les militaires appellent cohésion, état d’esprit auquel ils attachent justement une forte attention. Il fallait instruire tout en quittant la France, parfois sans matériel, mis en caisse, chargé sur le bateau ou pas encore arrivé ; découvrir le nouveau matériel en dotation (vbl9, fraise déneigeuse, cuisinière nouveau modèle, kits de douche…). Pour l’équipe de commandement, il fallait assimiler les règles d’engagement, les subtilités des directives onusiennes, mais aussi celles rédigées spécifiquement par la division ; apprendre le terrain, en connaître les ressources et les contraintes. Notre souci n’était pas de faire face à la violence mais d’agir en sûreté10, face à un danger dont l’analyse rationnelle était, il faut le reconnaître aujourd’hui, largement perturbée par le discours des médias.
Il convient de se souvenir que 1992 est la deuxième année d’engagement des armées françaises après la chute du mur de Berlin. Que l’année précédente, le président Mitterrand avait refusé d’envoyer des appelés dans ce qui est devenu la guerre du Golfe. S’il acceptait cette fois-ci, c’était, dans notre esprit, qu’il y avait peu de risques pour eux. Nous étions en pleine période de recherche des dividendes de la paix. Nous étions engagés dans une opération humanitaire. Nous étions neutres. Le bleu de nos casques et le blanc de nos véhicules nous donnaient un sentiment d’« extraterritorialité » par rapport aux belligérants. Ajoutez à cela les images de Bernard Kouchner déchargeant les sacs de riz sur les plages somaliennes et vous comprendrez que l’ambiance n’était pas belliqueuse. N’oublions pas non plus le message d’un général avant notre départ : « Le ministre vous demande de revenir sans morts11. »
Aussi, quand le chef de bataillon M. a demandé de mettre en place la défense de nos emprises, de réaliser des postes de combat, de faire remplir des sacs à terre pour protéger ces derniers, il y a eu plus de murmures que d’empressement. Après l’inaction, les corvées inutiles ! Il a fallu les faire taire tantôt avec autorité, tantôt en allant participer aux chaînes de travail, parfois en organisant de pseudo-challenges du meilleur poste. Les problèmes principaux à résoudre étaient de nature logistique du fait de l’éloignement de la côte dalmate, du relief et du climat. Où aller chercher la nourriture et le carburant ? Dans quelles conditions de sécurité et de sûreté ? Comment faire perdre à la milice locale croate l’habitude de venir faire sa cuisine dans des lieux que le maire musulman12, c’est-à-dire bosniaque dans la terminologie actuelle, nous avait attribués ? Comment évacuer la zone si l’ordre nous en était donné ? Comment assurer correctement la liaison avec nos détachements qui risquaient rapidement de partir ? Comment organiser correctement leur soutien sanitaire, leur logistique en général ? Comment travailler avec les convois et leurs escortes éventuelles ? Alors, réfléchir sur la violence que nous étions susceptibles de rencontrer…
- Appliquer les principes militaires du combat quoi qu’il arrive
Non, la violence n’était pas la préoccupation des sapeurs du bataillon. La sûreté, en tant que préservation du potentiel d’action militaire et technique, l’était beaucoup plus pour l’équipe de commandement.
Le commandant et moi-même avions été, l’un et l’autre, élèves, puis instructeurs à Saint-Cyr. « On applique les règlements » non pas parce que ce sont les règlements, mais parce qu’ils sont le fruit de l’expérience. Il était pour nous hors de question de ne pas avoir une unité à la hauteur tant techniquement que tactiquement. On nous avait enseigné un combat destiné à affronter les troupes du Pacte de Varsovie. On nous avait appris qu’il fallait nous battre pour donner au président de la République le temps de négocier, voire de prendre le temps pour décider de l’emploi ou non du feu nucléaire. Nous savions combattre au sein d’une division, d’un corps d’armée, avec au-dessus de nous des supérieurs qui nous donnaient notre mission et en face des ennemis qui voulaient nous imposer leur volonté. Nous recevions des coups, on aidait les copains cavaliers et fantassins à encaisser et à répliquer, éventuellement en participant directement au combat lui-même. C’était simple. Et après tout, les principes et les règles de ce combat-là n’étaient, dans le doute et l’incertitude des modalités d’emploi dans lesquels nous nous trouvions, certainement pas mauvais. Ils pouvaient permettre d’envisager sereinement la préparation d’une éventuelle détérioration de la situation, et même une participation en faveur d’un camp ou d’un autre en fonction des besoins de la diplomatie française.
Naïfs que nous étions ! En Bosnie, l’environnement politique et tactique était complètement différent de ce à quoi nous avions été préparés. Ce n’est que progressivement, et encore de façon diffuse, que nous avons compris que nous participions à une opération de maintien d’une paix impossible et qu’au sein de cette opération il fallait toujours appliquer les principes du combat. Très rapidement, nous avons dû nous préoccuper non seulement de la situation des milices belligérantes, mais aussi de l’environnement diplomatique, des rapports de force politiques et militaires à l’échelle de la Bosnie tout entière, même si nous devions privilégier le centre et l’est du pays.
Je me souviens de la fureur contenue d’un lieutenant, excellent par ailleurs, écoutant mes critiques véhémentes et mes ordres secs et impératifs. J’avais contrôlé à l’improviste son chantier de pontage sur la piste reliant Kakanj à Tuzla, dans un endroit magnifiquement vallonné et boisé. Il devait en une nuit et une journée maximum reconstruire un pont de charpente en bois, à une vingtaine de kilomètres de l’emprise principale du bataillon, sans interrompre la circulation potentielle des convois de l’unhcr, donc en entretenant en même temps un gué. Arrivé sur les lieux, j’ai constaté que seul un sapeur, qui avait en plus l’air de s’ennuyer, protégeait le chantier, derrière la mitrailleuse 12,7 de la tourelle de son vab. Les fusils étaient en faisceaux, bien alignés sur la rive opposée à celle où travaillait la section. J’ai demandé au lieutenant pourquoi ses sapeurs n’avaient pas leurs armes sur eux, où étaient les guets, les emplacements de combat à rejoindre en cas d’agression. « Mais, mon capitaine, nous sommes au calme ici », me répondit-il. Pas facile de faire comprendre que, malgré le cadre enchanteur, nous étions en zone d’insécurité, que l’agression pouvait surgir à tout moment et qu’il avait commis une faute contre la sûreté. Peu après la mise en application des ordres reçus, une voiture est arrivée. En est sorti un milicien musulman qui s’est présenté comme le général responsable de l’entretien des routes et pistes dans le secteur. Il a complimenté le lieutenant pour le travail accompli. Nous avons alors compris que le travail de la section servirait aussi bien aux convois de l’onu qu’à ceux de la milice bosniaque (abih) 13.
Pour satisfaire au besoin de sûreté du bataillon, nous avons décidé de nous inscrire dans le paysage local. Nous ne devions pas être perçus comme nous occupant uniquement de populations lointaines. Régulièrement, au lieu de laisser nos sapeurs inactifs quand il n’y avait pas de chantier ou de mission, nous les envoyions dans les hameaux alentours pour rendre de menus services, mais aussi pour recueillir des « informations population ». Chaque cellule du bataillon avait un hameau attitré.
La violence à laquelle nous nous attendions, c’était celle qui découle de combats. Le commissariat de l’armée de terre nous avait d’ailleurs équipés de sept cercueils et de sept sacs mortuaires. Et j’avais emmené mon fanion de compagnie pour, le cas échéant, avoir un emblème avec lequel rendre les honneurs funèbres. Or nous avons eu à faire face à une autre forme de violence.
- Compréhension de l’environnement et implication progressive sur le théâtre
La visite d’un capitaine britannique, dont le bataillon était arrivé l’été précédent, nous a permis d’avoir une meilleure compréhension des rapports de force politiques et militaires locaux. Il nous a expliqué qu’au mois d’octobre précédent, la brigade croate de Kakanj-Varès avait, par son départ, contribué à faire tomber la ville de Jace, majoritairement musulmane, dans les mains des Serbes bosniaques ; qu’en août, son bataillon était entré dans la ville de Vitez en défilant au son de Bag Pipe avant d’organiser un match de foot avec l’équipe locale. Nous savions grâce aux comptes rendus journaliers et aux synthèses hebdomadaires que l’ambiance n’était plus au sport mais plutôt à la recherche de compromis afin de pacifier les tensions qui croissaient avec les premières annonces des résultats des négociations et du plan Vance-Owen14. En février, nous avons d’ailleurs accueilli au sein de notre emprise une longue séance de négociations dirigée par le second du bataillon britannique.
C’est l’histoire de ce bataillon qui est relatée de façon assez réaliste dans l’excellent film Warriors de la bbc. Le rôle de l’interprète, héroïne locale, que les soldats retrouvent assassinée par balles au milieu de la route, est joué par une femme grande et blonde. J’ai rencontré la véritable interprète, une Musulmane, en février 1993, le soir d’une cérémonie traditionnelle du « Cheshire Regiment ». Elle était brune, mince, élégante, plutôt distinguée sans le gilet pare-éclats du quotidien et attirante. La pénombre enfumée laissait luire la malice de ses grands yeux noirs. Elle était entourée d’une cour masculine qui l’invitait à partager toast sur toast. Nous avons appris au printemps qu’elle avait été retrouvée égorgée.
Loïck Berrou, aujourd’hui rédacteur en chef à France 24, à l’époque grand reporter à tf1, pourrait témoigner de la situation à Vitez. Je l’avais emmené, en février, près de Busovaca, sur les lieux d’un barrage de rochers qu’un de nos engins avait dégagé après des escarmouches aussi violentes que soudaines, pas très loin de l’église orthodoxe. Ce barrage avait permis de faciliter l’éviction des Musulmans du village. Au printemps suivant, il était bloqué avec sa voiture blindée à l’entrée de Vitez. Les balles sifflaient. Les Croates faisaient encore une fois face aux Musulmans. Est arrivé le convoi de notre bataillon revenant de Split, composé de citernes de carburant non protégées, escorté par deux ou trois vab, commandé par l’adjudant-chef M., qui avait l’habitude de soigner sa barbe noire de sapeur. Celui-ci a reconnu la voiture siglée de tf1, a fait arrêter sa jeep P4 bâchée et a suggéré au journaliste d’intégrer le convoi. Arrivé pour l’heure du dîner, Loïck Berrou m’a fait part de son admiration devant le flegme de l’adjudant-chef qui n’a pas hésité à passer en véhicule non protégé au milieu des combats alors que lui, à l’abri d’un blindage, s’était arrêté. Le lendemain, alors que j’esquissais à mots couverts un sermon à l’adjudant-chef, il m’a interrompu : « Arrêtez mon capitaine ! Je ne pouvais pas faire autrement. On en a besoin de ce carburant. On serait bien coincé ici sans lui. Je ne pouvais pas m’arrêter. Et puis je ne pouvais pas lui laisser croire que j’avais peur, au journaliste ! » Face à la peur, à la violence dont il aurait très bien pu être une victime facile, il avait réfléchi et agi par devoir. En prime, et peut-être pas uniquement a posteriori, il avait ajouté un soupçon de panache, seule chose qui ait vraiment été perçue de prime abord par notre invité. C’est donc bien le savoir-être et le savoir-faire qui comptent en ces circonstances.
En fait, la montée vers la violence armée, c’est-à-dire les combats, ne nous inquiétait pas trop. Nous avions surtout à lutter contre la facilité, contre le relâchement dans l’application de principes qui permettent d’éviter la surprise. Lors de situations tendues, nos sapeurs se sont bien comportés, qu’il s’agisse de faire face à l’explosion d’une mine sous le godet d’un de nos engins mpg, de réagir à des tirs isolés sur certains de nos convois, de réparer des lignes électriques à Sarajevo sur la ligne de confrontation, de monter des merlons de protection alors que des snipers « s’amusaient » avec eux quand le travail avançait trop vite ou, en fin de mandat, d’apaiser le plus possible les tensions et d’aider les populations apeurées.
- La violence qui approche, le sentiment d’impuissance qui point
La violence est en fait apparue très vite dans notre emprise. Peu de temps après notre installation, un matin de la première semaine de janvier, nous avons vu arriver le directeur de l’usine thermoélectrique dans laquelle nous étions logés. Ce grand gaillard serbe, assez arrogant à notre arrivée, pleurait tout son soûl, le visage tuméfié : « Je m’en vais. Je dois protéger ma famille. Ils sont capables de tout. » Ils ? Les Croates ou, peut-être, et plus vraisemblablement, les Musulmans : nous n’avons pas réussi à savoir. À sa suite, la petite communauté serbe de Kakanj est partie pour Sarajevo en empruntant une route dans les collines tenues par la milice croate. Mais mis à part le visage de cet homme, nous n’avons pas été en contact avec la violence cette fois-là, ou du moins au résultat de la violence. Nous avons vu passer de l’autre côté de la Bosna des voitures chargées de matelas, nos interprètes nous ont rapporté les conditions de départ de leurs voisins. Nous avons vu des maisons vidées le matin être réoccupées dans la journée, mais rien de plus.
La violence nous a en fait peu à peu cernés. Au fur et à mesure de l’avancée du mandat, les témoignages arrivaient dans la salle « opérations » du bataillon. Personnellement, en rentrant du pc de Kieseljak, situé dans un hameau assez éloigné de la route, dans la vallée de la Lasva, j’ai vu un homme entrer avec un colis dans une maison et en sortir précipitamment. La maison a explosé et immédiatement brûlé. J’ai lu plusieurs comptes rendus de ce type. C’est dans cette même vallée qu’eut lieu, le 16 avril, le massacre de la centaine d’habitants musulmans d’Ahmici, surpris dans leur sommeil au petit matin. Me rendant dans le village avec un aumônier catholique et un autre protestant ainsi qu’une équipe de l’afp, nous avons été frappés par l’odeur de mort, de charogne. Le minaret était couché sur la petite mosquée, une maison éventrée laissait voir un lit, les chaussons du propriétaire à son pied, une canalisation d’eau rompue continuait de couler. Des soldats britanniques évacuaient les corps que l’on venait juste de découvrir, près d’une semaine après le massacre. L’idée que cette tuerie ait été pratiquée par des hommes se revendiquant chrétiens a profondément choqué mes compagnons. Je me suis brusquement et personnellement senti inutile. Que faire ? Le photographe de l’afp m’a alors demandé l’autorisation de faire une photo d’un de nos sous-officiers derrière sa mitrailleuse en tourelle de vab, avec en arrière-plan la fusée couchée du minaret. Aujourd’hui, je sais que je n’accorderais peut-être pas cette autorisation. Mais en disant oui, en faisant déplacer le vab, j’ai fait connaître via l’afp notre révulsion, notre souffrance devant ce déluge de violence, devant notre impuissance. Une violence qui n’était pas tournée contre nous mais contre la population civile. Les forces locales, faisant fi de la présence de la force de l’onu, poursuivaient sous nos yeux leur plan de purification « ethnique ».
La violence nous cernait progressivement. Jusqu’à parfois nous toucher au sens physique du terme. Ainsi, au printemps, après plusieurs coupures d’alimentation en eau ou interdictions d’utilisation de l’eau du robinet devenue impropre à la consommation, le sergent-chef A., chef de l’équipe d’épuration, est parti en reconnaissance pour préciser les possibilités d’approvisionnement en eau du bataillon dans les collines alentours. À son retour, il était blême. Il s’était fait arrêter par un milicien croate ivre à un check-point sur la route du retour du monastère franciscain de Kraljeva. Il n’avait pas aimé le canon de la kalachnikov sur sa tempe, le doigt sur la détente…
Peu avant, nous avions appris que les hélicoptères du détachement de Split, revenant de Srebrenica où le général Morillon se trouvait, devaient venir ravitailler en carburant dans l’emprise du bataillon. Nous avions deux zones de poser. L’une d’elles, la plus pratique, la plus grande, se trouvait de l’autre côté de la Bosna. J’ai fait envoyer un groupe de balisage commandé par un sergent appelé. Au bout de cinq minutes, il me rendait compte qu’un check-point venait d’être monté par les Croates au carrefour contrôlant l’axe vers Varès et la piste conduisant à la zone de poser. J’ai envoyé le capitaine C. sur les lieux tout en faisant préparer la seconde zone, plus délicate techniquement, car située dans l’enceinte du bataillon. Il s’est dirigé vers le chef du check-point qui contrevenait à un accord de liberté de passage passé avec le capitaine commandant la compagnie du secteur. En guise d’accueil, il a senti le canon de la kalachnikov se coller contre son abdomen. Lui non plus n’a pas aimé, même s’il a fait face, même s’il est parvenu à prendre l’ascendant sur son interlocuteur à la grande frayeur de son interprète, qui n’osait pas traduire précisément la colère latente de ses propos. Mais il n’a pas eu le temps de se lamenter sur son sort. D’autres tâches l’attendaient. La violence fait réagir. Elle provoque le sursaut ou la terreur. Un peu plus tard, il décrira la vitesse de défilement d’images passées anciennes ou récentes, qui étaient venues se superposer à celles qui permettent une analyse rapide et globale de la situation, de donner des ordres. La violence pouvait donc nous toucher personnellement.
Pour sensibiliser les sapeurs à la situation politique et militaire, et aux dangers croissants, le commandant M. s’adressait tous les lundis au bataillon. Nous nous doutions que le secteur de Kakanj allait bientôt faire l’objet d’actions d’une partie ou d’une autre. Le commandant, moi-même et le commissaire du bataillon avons essayé de réfléchir à ce que nous avions à faire. Pour mon chef, il fallait se rattacher à notre éthique militaire et à l’honneur des armes de notre pays, même si nous portions le béret bleu. Mais à part cela, difficile d’approfondir quand le quotidien nous plonge constamment dans les détails et les urgences. Bien entendu, les combats se sont rapprochés. La population croate était de plus en plus inquiète. Le 8 juin, en présentant le bataillon à l’ambassadeur Jacolin, j’ai conclu mon propos en espérant que les combats commenceraient après notre départ prévu autour du 15 juin. Mais non, le feu d’artifice a été pour nous !
Nous avons alors cherché à limiter les combats et les massacres, pour des raisons humanitaires, mais aussi pratiques. Le village croate de Catici se trouvait de l’autre côté de la Bosna, à moins de trois cents mètres. Il fallait éviter que les affrontements n’atteignent notre emprise. Nous devions donc nous entremettre, organiser des négociations. Nous avons ainsi garanti la reddition d’une centaine de miliciens croates prêts à se faire tuer pour ne pas tomber aux mains de l’abih.
Quand des civils croates craignant des représailles sont venus chercher abri auprès de nous, ils ont été pris à partie du haut de la colline qui dominait l’usine. Il a fallu manœuvrer, mettre ostensiblement les armes collectives en batterie. Deux adjudants-chefs sont venus me supplier de les laisser aller chercher une famille de l’autre côté de la rivière. Visiblement, les liens tissés lors des visites au village s’étaient approfondis au-delà du souhaitable. « Non ! Je comprends votre inquiétude, mais je ne vais pas risquer des hommes et des véhicules pour aller chercher cette famille. Il y a d’autres urgences ! » Ma réponse a fait surgir les larmes sur les visages de mes « vieux » sous-officiers. La violence imaginée sur des personnes chères ou du moins que l’on connaît est toujours insupportable. Je suppose, je suis sûr, que mes deux lascars ont réussi par la suite à faire venir leurs connaissances et à les noyer dans le flot des huit cents « réfugiés » pour lesquels nous avons fait ouvrir des bâtiments désaffectés de l’usine, à l’écart de la route. Pour ne pas laisser croire qu’ils étaient dans notre enceinte, et donc sous notre responsabilité juridique, nous avons dressé des barbelés entre eux et nous. Nous avons créé un accès gardé. Mais nous les avons alimentés sur nos réserves. Ce sont ces réfugiés qu’évoque Jean-Christophe Rufin.
Je suis convaincu que l’action du bataillon a limité les pertes humaines lors des combats de Kakanj et de la vallée croate de Halinjci qui, avec le départ de la population croate de la vallée vers Varès, plus au nord, est devenue un vaste supermarché, ainsi que le titrait le journal Le Monde peu de temps après. Entretemps, j’ai appris que le fils d’une famille avec laquelle j’avais partagé le mouton de l’Aïd avait dû prouver son engagement et sa fidélité à la cause musulmane en égorgeant son meilleur ami croate. Ces deux garçons habitaient dans une maison jumelée. La sœur de l’un était la copine de l’autre. Les quatre avaient été élèves de l’une de nos interprètes.
- Alors ?
J’ai déjà décrit cette situation dans la revue Inflexions, mais aussi dans le n° 3 de la revue Histoire et Défense de 1994. Je n’avais jamais réfléchi à cette période en utilisant le prisme de la violence. Je crois, avec un recul de plus de vingt ans, que nous avons eu la chance de pouvoir nous acclimater à cette violence que nous avons d’abord traitée sous l’angle de la sûreté, donc de façon purement technique et militaire. Mais, progressivement, la guerre civile nous a enveloppés, nous a imprégnés. La violence, c’est ce qui fait naître la peur dans les yeux. Or la peur génère la réaction violente à la moindre inquiétude, à la moindre contrariété. J’ai toujours reconnu avoir eu beaucoup de mal à revenir à une vie normale en 1993. Écrire pour Histoire et Défense m’a aidé à faire surface, de même que la lecture de cet article a permis à ma femme de me comprendre à mon retour.
Nous étions arrivés en Bosnie, assez bien préparés techniquement dans notre métier de sapeur, mais mal pour la mission générale, pour l’environnement dans lequel nous allions devoir évoluer. Faire face à la violence, c’était au départ se préparer au combat. Cela ne nous inquiétait pas outre mesure. Nous imaginions les convois attaqués, l’obligation de déminer sous les tirs adverses, le déneigement d’itinéraires minés… La violence, c’était se faire attaquer, répliquer et accomplir ce pour quoi nous étions venus : faire passer les convois.
En fait, à côté de cette violence-là, nous avons découvert celle qui nous a confrontés à nos peurs individuelles, au meurtre, à la sauvagerie et à la cruauté. Nous nous sommes aperçus que nous ne pouvions pas bénéficier d’une « extraterritorialité » dans ce type de conflit. Nous avons vu l’effet de la violence sur les autres, sur nous-mêmes, sur des symboles religieux pour lesquels certains d’entre nous avaient un profond respect. Nous avons été touchés au plus profond de nous.
Nous avons découvert qu’une action banale pouvait brusquement virer au cauchemar sans que l’on puisse maîtriser quoi que ce soit, avec parfois la mort à la clé. Je crois qu’on ne prend réellement conscience de ce qu’est la violence que lorsque l’on est atteint personnellement et durablement. On ne comprend ce mécanisme qu’à partir du moment où la personne n’est plus rien et que la volonté personnelle ne permet plus de faire face. La violence peut donc être quelque chose de différent d’une agression contre soi-même. On peut aussi la ressentir charnellement quand une personne que l’on connaît et que l’on apprécie est atteinte dans son intégrité physique et humaine.
Je n’ai pas connu la même histoire que le capitaine héros du film Warriors, mais je le comprends bougrement. Je le connais vraiment bien. Aujourd’hui, je réécris facilement ce que j’avais écrit dans mon carnet personnel le 3 mai 1993, après la visite à Ahmici : « La semaine dernière, j’ai vu de l’eau couler. Elle avait l’odeur du sang. Elle ruisselait d’une maison éventrée, elle s’insinuait dans le sol, me donnant le vertige du temps qui passe, de la brièveté de la vie humaine, de l’impuissance de l’homme à être maître de ce qu’il croit maîtriser. Pourtant, tout en étant révolté, je me sens élevé et moins égoïste. J’ai l’impression de perdre cette vanité de la responsabilité, des idées qui sont les miennes... À moins que je ne relativise. Je me sens aspiré, imprégné d’une révélation. Je pense à ma femme et à mes deux bouts de chou. La douleur, la peur, la suspicion qui m’entourent dans ce pays me font comprendre que je vis dans la joie. » Aujourd’hui, j’ajouterais presque « égoïstement et confortablement dans la joie ».
Il est quelque peu troublant, vingt-trois ans après, de revenir sur cette période. Il est curieux d’essayer de se la remémorer sous l’angle de la violence. Pourquoi diable avoir accepté cette sollicitation du comité de rédaction, cette proposition d’André Thiéblemont qui trouve que l’on ne parle pas assez de la première époque de la quatrième génération du feu ? Pourquoi revenir dessus, alors que j’ai quitté l’uniforme et déjà écrit sur le sujet ? À quoi bon parler de cette période, alors que depuis nos soldats ont été engagés dans des situations autrement plus violentes ? À quoi bon parler de son expérience, de celle de ses sapeurs ? « Justement, dirait Line Sourbier-Pinter, à l’origine de la revue Inflexions, vous ne soupçonnez pas à quel point votre expérience, comme celle de tous les militaires, est source d’interrogation, de richesse. » C’est un peu pour tout cela que moi qui déteste la foule et les manifestations en tout genre, qui n’appréciais pas la bande de Charlie hebdo, ai défilé le 11 janvier 2015.
1 Le bataillon était l’appellation donnée aux unités particulières différentes des régiments de métropole. Constitué à partir d’un régiment, il comportait entre cinq cents et huit cents hommes. Le BGBH n’était pas une compagnie, mais pas non plus tout à fait un véritable bataillon, ce qu’il est devenu plus tard avec l’arrivée d’une compagnie de sapeurs belges.
2 Le bataillon aurait dû être à l’origine une simple compagnie, mais les élongations logistiques et les craintes du service de santé des armées devant le danger des mines avaient augmenté progressivement les effectifs. Or les prévisions de l’état-major de la division de Bosnie-Herzégovine, commandé par le général Morillon, n’avaient anticipé ni l’effectif réel du bataillon ni le nombre de ses véhicules et de ses conteneurs.
3 Comme dans toutes les troupes dont les unités se déplacent et combattent à l’origine à pied, les commandants du génie sont appelés chefs de bataillon.
4 Dans les autres armes, la numérotation commence par le contenu suivi du contenant exemple 1/2 ° rep pour la première compagnie du rep.
5 Aujourd’hui, la préparation opérationnelle d’une unité dure six mois avec des engagés, souvent aguerris…
6 Le soir, nous entendions quand même le canon tonner sur la ligne de contact de Visoko, à environ dix kilomètres.
7 Pour des raisons pratiques, on entendra par « sapeur » dans cet article tout soldat appartenant au bgbh, qu’il vienne d’un régiment du génie, d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, du train, des transmissions ou du matériel, sans oublier le service du commissariat ou le service de santé…
8 141e compagnie du 6e régiment du génie dédiée à l’appui des régiments de la division d’infanterie de marine (dima).
9 Véhicule blindé léger.
10 État de protection contre un danger ou une menace potentielle.
11 Voir Jean-Luc Cotard, « Regards et anecdotes », Inflexions n° 1, 2005.
12 Pour mémoire, les Musulmans ne sont pas tous musulmans de confession, mais ont opté pour cette nationalité créée par Tito. Au cours du conflit, ils ont réussi à monopoliser l’appellation bosniaque ou bosnienne.
13 Armée de Bosnie-Herzégovine, en fait milice musulmane.
14 Ce plan, sous l’égide des représentants de l’onu et de l’Union européenne, prévoyait de diviser la Bosnie en régions semi-autonomes et cherchait à limiter l’épuration ethnique qui, en fait, a été accélérée par les belligérants qui voulaient arriver à leurs fins avant la mise en application du plan international.