« Le déluge d’artillerie
mille cadavres de compagnons
des odeurs palpables
me sont familiers.
Je bois la fange de l’homme.
Hélas, je ne suis pas devenu fou…
Ma vie, cette plante,
refleurit une fois encore
dans les matins figés
aiguiseurs de baïonnettes.
[…]
Incertain de ma présence
je m’évade vers la mer
de ma naissance au soleil
où je retournerai, à moins
que n’éclate dans ma tête
un éblouissant frelon d’acier1. »
Qui connaît encore la bataille du Belvédère en France, à part les membres de la promotion de Saint-Cyr « Général de Monsabert » (1982-1985) ou les stagiaires de l’École de guerre-terre qui, depuis quelques années, se rendent en Italie étudier sur place de façon pratique les combats qui se sont déroulés de décembre à juin 1944 ? Pourtant cette bataille marque un tournant dans la perception qu’ont les Alliés de l’armée française après la catastrophe de 1940 et après le coup d’éclat de Bir Hakeim en 1942. Comme tout tournant, ces combats extrêmement durs et meurtriers, que les plus anciens n’ont pas hésité à comparer à Verdun, mais en altitude et dans le froid, auraient pu être une réelle catastrophe.
Alors que retenir de cette bataille ? D’abord, la volonté des Alliés2, en général, et du général américain Clarke, commandant la Ve Armée alliée, en particulier, de profiter de la supériorité mécanique de celle-ci pour foncer de Naples vers Rome. Après de longs mois de combats retardateurs et efficaces menés par les Allemands arrivés en Italie en septembre, après la chute de Mussolini (24 juillet 1943), les Alliés butent sur un goulot d’étranglement à hauteur de l’abbaye du Mont-Cassin créée vers 530 par saint Benoît. Ce site permet de tenir efficacement la route menant à Rome. Les Allemands ne s’y sont pas trompés et y ont installé une ligne de de défense baptisée Gustav, bloquant ainsi l’offensive « escargot »3 des Alliés. Il est d’usage de dénombrer quatre tentatives de percée entre janvier et mai 1944. À chaque fois les combats sont violents et sanglants, pour des résultats dérisoires. La bataille du Belvédère, du 25 janvier au 2 février 1944, participe à la première tentative, qui se déroule du 17 janvier au 12 février.
Pour comprendre la dureté de la bataille, outre les rigueurs de l’hiver des Abruzzes amplifiées par l’altitude, il convient d’avoir à l’esprit que le terrain ressemble à une vaste cuvette ouverte vers le sud, avec des bords abrupts, presque droits. Le fond de la cuvette est à environ cinquante mètres d’altitude, quand le Belvédère, ou plutôt l’ensemble des sommets du Belvédère, est sept cents à sept cent cinquante mètres plus haut. Les troupes françaises doivent d’abord descendre dans la cuvette de San Elia, à la vue de l’ennemi, traverser le Rapido ou son affluent, le rio Secco, puis remonter, ou plutôt escalader la montagne située en face.
Initialement, la 3e division d’infanterie algérienne (3e dia) et la 2e division d’infanterie marocaine (2e dim) devaient effectuer un large coup de faux par la montagne pour déboucher dans les vallées en arrière du mont Cassin. Mais le général Clark est obnubilé par le fait de profiter de sa force mécanisée. Vingt-quatre heures avant le lancement de l’offensive, il demande à changer d’objectif : pour faciliter le travail de la 34e division d’infanterie américaine (34e di us), déjà fortement éprouvée par des combats antérieurs, il veut que l’effort de la 3e dia porte au plus près du mont Cassin afin de retenir les forces allemandes susceptibles de renforcer les adversaires de la 34e di us ou de la prendre de flanc.
Lorsque le général Juin, commandant le corps expéditionnaire français (cef), donne ses ordres au général de Monsabert, qui est à la tête de la 3e dia, ce dernier a beau jeu de lui montrer l’ineptie de l’ordre en raison des délais insuffisants pour réarticuler la division, des problèmes logistiques de son artillerie, du terrain extrêmement difficile et de l’existence d’un seul itinéraire d’accès. Il semble que l’algarade ait été sévère entre les deux hommes, qui pourtant s’apprécient4. Cependant Monsabert obtempère5. Plusieurs témoignages racontent qu’il donna ses ordres en présence des plus petits échelons possibles, contrairement aux règles de prudence qui exigent la dispersion des chefs, et qu’il interrompit de façon inhabituelle son chef d’état-major en charge de logistique pour déclarer au paragraphe « santé », dans un silence soudain pesant : « On ne s’arrête pas pour les blessés6.»
Le 4e régiment de tirailleurs tunisiens (4e rtt) est choisi pour passer en tête de la division et conquérir le sommet. Deux mots d’ordre : rapidité et surprise. Dès le départ, le 25 janvier à 6 h 30, tout est difficile. La côte 470, clé de terrain intermédiaire pour atteindre les contreforts du Belvédère, est conquise avec beaucoup de difficultés. Le capitaine Denée, grand colosse aux yeux bleu métallique, restera plus d’une journée et demie blessé sur le terrain en application des ordres7. Les tirailleurs sont partis avec une ration américaine de type K, c’est-à-dire un tiers de ration journalière de vivres, un équipement allégé des manteaux et des couvertures, mais alourdi de munitions : les hommes doivent être encombrés au minimum pour une escalade qu’ils réaliseront parfois à quatre pattes dans le noir.
En fin de journée du 25, le colonel Roux, commandant le 4e rtt, sait que ses hommes ont atteint les sommets, mais il ignore où sont exactement ses bataillons, quel est leur réel potentiel de combat et où est véritablement l’ennemi, tellement les positions sont imbriquées. Elles sont prises, perdues, reprises encore, parfois jusqu’à douze fois… Faute de munitions, les combats se font à la baïonnette ou à coups de pierre. Le commandant Gandoët demandera même un peu plus tard à l’artillerie de tirer sur sa position pour repousser l’ennemi qui monte à l’assaut. Les combattants s’abritent derrière les cadavres gelés de leurs compagnons d’armes8.
Le colonel Roux demande un délai de vingt-quatre heures pour réarticuler son dispositif et obtenir des renforts. L’état-major de la division fait des propositions en ce sens. Le soir de la première journée de combat, l’échec de l’offensive sur le Belvédère est probable parce que le maintien sur les positions est extrêmement difficile, que les convois de mulets prévus pour acheminer nourriture et munitions ne parviennent pas à monter jusqu’à celles-ci, que les effectifs ont visiblement fondu, que l’aide prévue de la 34e di us n’arrive pas.
Se pose alors pour le chef la question de savoir si l’échec est définitif ? De quoi parle-t-on ? De l’impossibilité de mener l’offensive ? De tactique ? D’ascendant sur l’ennemi ? Ou d’autre chose ? À quel moment l’échec est-il acté ? Dans quel domaine est-il le pire ?
Côte d’Ivoire, 2006
Nous sommes en février. Le mois de janvier a été difficile pour la force française Licorne qui aide la force de l’onu à empêcher la reprise des hostilités entre les partisans du président en place et ses opposants, lesquels sont principalement implantés au nord du pays. Le poste de commandement (pci at) de Licorne est basé à Port-Bouët, au sud d’Abidjan, non loin de l’aéroport de la ville, juste au sud d’une série de ponts franchissant la lagune. Le général commandant la force française vient de rentrer d’une mission en métropole. Il a l’habitude d’accueillir ses adjoints, conseillers et principaux subordonnés en leur demandant de regarder et d’analyser les principales crises connues par la force Licorne depuis deux ans, pour, à leur niveau, ne pas reproduire les mêmes erreurs et connaître les modes d’action des parties adverses.
Une sentinelle dans sa guérite signale au carrefour qui monte vers la ville une bagarre entre une personne de type européen et deux Ivoiriens, bientôt rejoints par d’autres comparses. L’Européen est au sol. Il se fait, selon l’expression locale, « chicoter ». Prévenue, la cellule de conduite des opérations du pc alerte le 16e bataillon dont les véhicules blindés et chenillés peuvent se déplacer facilement sur les zones sableuses. Le commandant en second se fait expliquer une dernière fois la situation avant de donner le top départ pour aller récupérer l’Européen. Arrive le général commandant la force. Il écoute les conclusions et pose quatre questions : quand s’est déclenché l’événement ? À quelle heure atterrit l’avion du président X d’une puissance régionale importante dans la résolution du conflit ? Combien de temps le convoi présidentiel doit-il mettre pour atteindre le carrefour avec son escorte de policiers et de journalistes ? Observe-t-on des attroupements de population à proximité du carrefour ? La conclusion tombe naturellement : si les chenillés interviennent, ils risquent de se faire bloquer et prendre à partie au moment où arrivera le convoi présidentiel. Le sauvetage est annulé. Et peu de temps avant l’arrivée du convoi présidentiel, les agresseurs s’évanouissent dans la nature, leur victime se relève et part calmement en sens inverse. Cette intervention aurait pu faire l’objet d’une instrumentalisation avec le témoignage de personnes par nature réputées neutres. La force Licorne engluée dans une manifestation populaire et forcément « spontanée » aurait eu du mal à se justifier.
Dans cet exemple, qui semble être d’une nature totalement différente de la bataille du Belvédère, on constate, comme pour le Belvédère, que le chef peut aller à l’encontre de ses équipes, que la prise en compte d’éléments autres que l’urgence et la tactique peut être particulièrement importante. La fermeté de caractère, la capacité à prendre du recul sur l’événement et à anticiper les difficultés, les échecs futurs, à moyen ou long terme, aide à prendre des décisions. Acquérir ce recul nécessite du temps et de la formation.
Le général de Monsabert, après avoir expliqué qu’il comprenait la demande de son subordonné, la repousse. Il ordonne de relancer l’action coûte que coûte – on lui a en effet signalé l’arrivée de renforts allemands. Il a de plus une raison d’une autre nature, peu évoquée dans les ouvrages relatant la bataille, mais particulièrement soulignée dans le documentaire de Danielle Costelle sur Les Grandes Batailles de l’histoire9 : il pense que la percée en contrebas du mont Cassin risque d’être difficile et ne veut donc pas qu’une hésitation, un repli temporaire pour relancer l’action serve de prétexte à l’échec prévisible de la 34e di us. Si le 4e rtt temporise, les Américains auraient beau jeu de rendre les Français responsables de cet échec, ces Français qui ont reculé en 1940. Or, comme de Gaulle l’a déclaré à la division avant l’embarquement : « Vous devez laver le drapeau de la France. Cela sera dans un bain de sang. Le sang sera le vôtre10. » Ce que Juin exprimait de manière plus directe : « Messieurs, nous sommes là pour laver la honte de 1940. Alors ne venez pas m’emmerder ni avec vos pertes ni avec vos fatigues11. »
Dans l’ordre de Monsabert de poursuivre l’action, il n’y a donc pas que de la tactique, il y a aussi la prise en compte d’un environnement stratégique, c’est-à-dire la place du cef dans la campagne d’Italie, et plus largement de la crédibilité de l’armée française au sein des armées alliées, et par conséquent la crédibilité d’un outil militaire au profit d’un pouvoir politique français qui se met en place à Alger et cherche à peser sur la scène internationale.
Seul un tiers des hommes engagés appartenant au 4e rtt redescendent du Belvédère. Les bataillons frères des 3e et 7e régiments de tirailleurs algériens (3e et 7e rta) engagés au côté du 4e rtt, subissent des pertes comparables. Le colonel Roux et neuf de ses vingt-quatre capitaines, cent soixante sous-officiers, mille deux cents caporaux ou tirailleurs tombent au combat. Et sur six cents tirailleurs du 7e rta montés en renfort, seuls quatre-vingt-cinq reviennent. Pour différentes raisons, la 3e dia ne put bénéficier d’un renfort nécessaire pour basculer de l’autre côté de la crête et entamer le contournement du mont-Cassin. Mais face à elle, les Allemands ont dû engager l’effectif de quinze à dix-sept bataillons, soulageant d’autant le front de la 34e di us.
Néanmoins, malgré les conditions tactiques, climatiques et topographiques, cette bataille montre l’agressivité des troupes françaises, leur audace et leur ténacité, leur capacité manœuvrière, au point que le commandement allemand demandera à connaître en permanence la position du cef. Elle met également en lumière la qualité de l’encadrement et la fermeté des chefs. Monsabert a d’ailleurs été parfois surnommé le « boucher du Rapido »12. Elle crédibilise aux yeux des Alliés le discours de Juin favorisant la manœuvre. Elle facilitera au cours du mois d’avril suivant l’adoption du plan que le commandant du cef proposera et conduira, un peu plus à l’ouest, le 12 mai, à la percée du Garigliano. Au Belvédère, l’échec aurait été de ne réussir ni à gravir les pentes du massif ni à y attirer les réserves allemandes. Il aurait surtout été de donner l’impression de reculer. Et il aurait confirmé la perception méfiante des Alliés à l’égard des Français. La compréhension des enjeux qui sont au-dessus de ses propres responsabilités est l’une des principales qualités du chef au combat.
1 F. J. Temple, « Mont-Cassin », Poèmes de guerre, Pézenas, Domens, 1996. Temple a combattu avec le 3e régiment de spahis algérien de reconnaissance (3e rsar), au sein du corps expéditionnaire français, comme brigadier-chef. Il a écrit sur le sujet un récit poignant : La Route de San Romano (Arles, Actes Sud, 1996).
2 Les Alliés en Italie sont commandés par le général britannique Alexander à la tête d’un groupe d’armées commandées à l’est par le général britannique Montgomery, à l’ouest par le général américain Clarke. Si les principaux contingents sont américains et britanniques, les Français fourniront au moment de la bataille du Garigliano environ cent mille hommes. Dans la coalition, il était possible de trouver des Canadiens, des Néo-Zélandais, des Indiens, des Polonais et des Portugais.
3 La propagande allemande tourne en ridicule la lenteur de la progression des troupes alliées dans la péninsule Italienne depuis le mois de septembre 1943.
4 Ils se connaissent depuis la campagne du Rif (1925-1926).
5 Monsabert rapporte dans ses carnets de marche en date du 23 janvier : « Il faut que je déplace mon artillerie en pleine vue, que je transporte en plaine, en vue de l’ennemi, des chars, des tank-destroyers, par une seule route, utilisable uniquement de nuit. Au début on ne voit que les difficultés, à l’École de guerre, ce problème aurait paru insoluble. Et pourtant, d’accord avec les chefs, je l’ai ordonné » (Notes de guerre, Hélette, Éditions Curutchet, 1999).
6 Témoignage du cba Denée à l’auteur en juillet 1985.
7 Porté mort au combat, il sera fait officier de la Légion d’honneur à titre posthume.
8 Témoignage du lcl Florentin devant la promotion « Général de Monsabert », sur les lieux de la bataille, juillet 1984. Accessible sur http://www.cerclealgerianiste.fr/index.php/archives/encyclopedie-algerianiste/histoire/histoire-militaire/la-seconde-guerre-mondiale/273-la-bataille-du-belvedere-secteur-de-cassino
9 « La chute vertigineuse de la réputation militaire des Français et de la France à la suite de la guerre 39-40 […] avait marqué les Alliés. […] Cette méfiance portait à la fois sur les hommes et peut-être encore plus, il faut le dire, sur les chefs. C’était en conséquence une pente très dure à remonter. Il fallait s’affirmer d’entrée de jeu en Italie. » Ces propos ont été confirmés à l’auteur en 1985, lors d’un dîner à Bordeaux avec des anciens de la 3e dia, dont le commandant Denée.
10 Commandant Gandoët dans le documentaire de H. de Turenne, D. Costelle et J.-L. Guillaud, Les Grandes Batailles de l’histoire, épisode sur « La Bataille d’Italie et le corps expéditionnaire français (1943-1944) » diffusé en 1971. Disponible sur YouTube.
11 Cité par G. Denglos, Juin. Le maréchal africain, Paris, Belin, 2018.
12 J.-Ch. Notin, La Campagne d’Italie, Paris, Perrin, « Tempus », 2007.