« Le gouvernant tient le guerrier pour étroit d’esprit, hautain, peu maniable, sous des aspects de déférence. Il faut dire que, voué aux idées et aux discours, il se défend mal de quelque malaise devant l’appareil de la force, alors même qu’il l’utilise. C’est pourquoi, sauf aux instants de crise où la nécessité fait loi, il favorise dans le commandement non point toujours les meilleurs mais les plus faciles, refoule parfois les chefs militaires aux rangs médiocres dans l’ordre des préséances et, quand la gloire les a consacrés, attend volontiers qu’ils soient morts pour leur rendre pleinement justice ». La lecture de ce passage du Fil de l’épée de Charles de Gaulle incite à la comparaison avec la période contemporaine : les choses ont-elles évolué depuis l’entre-deux-guerres ?
Pourtant, cette phrase suscite une interrogation. Comment le gouvernant peut-il « favorise(r) […] non point toujours les meilleurs mais les plus faciles », en fait les plus dociles ? Certes, toujours en citant de Gaulle, pourrions-nous clore rapidement le débat en rappelant qu’« il est vrai que l’habitude d’obéir inhibe parfois le militaire dans sa capacité à objecter » et que, par conséquent, rien n’est plus aisé que de faire plier l’échine à un chef militaire. Mais alors pourquoi un chef militaire devient-il chef ? Le « caractère » nécessaire au commandement, et si joliment décrit dans Le Fil de l’épée, n’est-il valable qu’au combat et aux « instants de crise » ? Pourquoi un chef militaire peut-il devenir malléable ? En posant ces questions apparaissent progressivement d’autres explications quant à la place actuelle de l’armée dans l’espace public. À côté de faits exogènes, n’existerait-il pas des facteurs endogènes qui pourraient conduire à penser les choses autrement ? Rêver du temps où des généraux pouvaient être à la tête d’un ministère n’est-il pas le symptôme d’une mélancolie reposant sur une méconnaissance de la place de l’armée dans la société française ? La revendication, qui apparaît parfois comme catégorielle, d’une meilleure place dans la société peut-elle être acceptée si tout n’est pas fait en interne pour justifier cette requête ? En d’autres termes, les militaires ne sont-ils pas en partie responsables de leur pseudo-malheur ?
Sans faire œuvre de sociologue, peut-être est-il intéressant d’offrir quelques pistes de réflexion en contrepoint. Elles mériteront certainement d’être discutées. Mais n’est-ce pas l’objet de la revue Inflexions ?
La première idée serait que les militaires prennent un malin plaisir à se cantonner dans leur art, oubliant de travailler suffisamment sur leur environnement. Certes, l’entre-deux-guerres a vu la création de l’Institut des hautes études de la défense nationale (ihedn) afin de diffuser l’esprit de défense. Cet institut a d’ailleurs servi de modèle à quelques administrations1 et même aux entreprises du cac 40, au point que d’aucuns commencent à remettre en cause sa spécialité. Mais est-il toujours efficace quand on lit ou entend les récriminations de militaires à l’encontre du monde politique et de la haute administration ? Par ailleurs, ce seul contact avec le monde civil une fin de semaine par mois et pendant un an est-il suffisant pour donner l’habitude aux officiers supérieurs appelés à prendre ultérieurement des responsabilités à travailler avec la haute fonction publique, le monde politique et celui de l’entreprise ? Ce contact n’arrive-t-il pas trop tard ?
Dans les années 1950, pour compenser l’absence de flux d’ingénieurs provenant de l’École polytechnique, les armées ont créé l’enseignement militaire scientifique et technique, qui permettait d’envoyer certains officiers dans les grandes écoles civiles ou à l’université alors qu’ils avaient déjà fait leurs preuves à la tête d’unités élémentaires2. L’idée de former et de mélanger n’est pas forcément condamnable. Mais, quarante ans plus tard, alors que les élèves-officiers à Saint-Cyr suivaient un cursus initial comparable à celui de Sciences-Po ou des autres écoles d’ingénieurs, était-il toujours judicieux qu’ils retournent sur le banc de l’école pour acquérir une formation de même niveau que celle de leur formation première ? N’y a-t-il pas risque de décrédibilisation de celle-ci ? Aujourd’hui, le problème est légèrement différent puisque les officiers stagiaires suivent des masters « professionnalisants ». Alors, oui, l’environnement est abordé, mais ne l’est-il pas d’une façon devenue trop classique, parfois un peu maladroite ?
Pour tenter d’influencer son environnement, l’armée de terre a créé au début des années 2000 une cellule de « relations extérieures » chargée de promouvoir ses idées, de souligner ses difficultés auprès des leaders d’opinion ainsi que des responsables économiques et politiques, et non pas seulement auprès du grand public comme le fait de façon classique le Service d’information et de relations publiques de l’armée de terre (sirpat). Las, pour toute une série de raisons, son ambition a été réduite, sa mission et son travail redéfinis, moins de dix ans plus tard. Face à des difficultés conjoncturelles, l’effort de longue haleine n’est pas tenu. Les erreurs individuelles éventuelles sont considérées comme des erreurs de stratégie. Or, dans ce domaine des relations extérieures, comme dans celui des relations publiques d’ailleurs, il faut du temps pour créer des contacts, éprouver leur fiabilité et trouver les terrains d’entente. Ici, comme dans le renseignement, le changement d’une seule personne peut fragiliser l’arbre en pleine croissance et faire perdre les fruits prêts à être récoltés. Apparaît alors une difficulté majeure de la situation des militaires : le manque de durée dans le poste des responsables militaires. Deux ans pour un colonel à la tête d’un régiment, autant pour un général à la tête d’une brigade, pour peu que ni l’un ni l’autre ne partent en opérations à l’étranger, deux ou trois ans en moyenne, pour les autres généraux. En imaginant une décision prise une année, très naturellement, s’oublient les raisons qui ont conduit à la prendre. De glissement en glissement, l’objectif initial se perd, et brusquement on s’interroge sur le bien-fondé de ce qui a été fait. Parfois la floraison prometteuse n’est même pas attendue. Les chefs militaires, qui critiquent facilement les élus pour leur court-termisme, peuvent eux aussi succomber à la maladie, démontant les échafaudages patiemment élaborés par leurs deux ou trois prédécesseurs. Il ne faut certainement pas douter du travail considérable mené par la cellule relations extérieures de l’armée de terre depuis la redéfinition de sa mission. Mais il est légitime de s’interroger sur la nature des pertes générées par cette rupture en pleine période de réforme majeure. Ainsi, ceux qui sont censés être des stratèges travaillant avec le temps peuvent-ils apparaître comme des tacticiens dont l’action semble fluctuer en fonction des événements ou de la volonté politique du moment.
Aujourd’hui, il est courant d’entendre les officiers parler du renouveau de la pensée militaire. « Enfin, dit-on, les officiers osent publier ! » Il faut bien reconnaître que ces travaux sont très intéressants, du point de vue de la méthode, des retours d’expérience. Mais comment se fait-il qu’il n’y ait pratiquement qu’un seul éditeur qui s’intéresse au sujet ? Qui cette pensée intéresse-t-elle vraiment en dehors des militaires eux-mêmes ? Ceux-ci ne seraient-ils pas en train de se satisfaire de leur technicité ? Il serait peut-être plus intéressant, en termes d’efficacité sociale, d’avoir des militaires qui publient des textes pour expliquer leur vie au quotidien. Le succès de ceux écrits par le lieutenant Barthe et le sergent Tran Van Can prouve que la démarche est réaliste3. Mais, à part ces exceptions, comment les militaires peuvent-ils, dans ces conditions, reprocher à la société de les laisser à l’écart ?
Apparaît alors une discussion entre les tenants de la concentration des efforts sur la rigueur du raisonnement, afin de montrer que le militaire est capable de réfléchir sur autre chose que sur son art, et ceux qui pensent qu’ils doivent se mêler de tout parce que la chose militaire est connexe à tout : la formation professionnelle, la technique balistique, l’infrastructure, les sciences cognitives, le droit des conflits armés, mais aussi celui plus quotidien des marchés publics, du travail de la santé… Il s’agit d’un côté de crédibiliser le technicien, de l’autre d’occuper le débat social.
Il est vrai qu’il est plus facile de suivre la première méthode. La seconde est plus ambitieuse. Elle suppose des esprits encore plus curieux et plus audacieux que dans le premier cas, capables de prouver que les connaissances exposées ne sont pas purement théoriques, qu’elles s’appuient au contraire sur une expérience personnelle et collective au sein de l’institution militaire. Elle suppose certainement une spécialisation accrue des conseillers qui gravitent autour des décideurs plus importante, donc un investissement sur le long terme. Mais ceci présente le risque de dépendre de spécialistes, chose qui déplaît généralement au décideur militaire.
Mais qui peut parler dans les armées ? La réponse varie selon les époques. Le discours officiel est que tous les militaires possèdent la liberté d’expression pour peu que cela n’engage pas la confidentialité de certaines informations. Or il est possible de douter que cette liberté d’expression soit encouragée de façon homogène par tous les échelons de la hiérarchie. En effet, les télévisions et les radios ont été très surprises, en juillet 2011, de constater qu’aucun officier en activité n’était disponible pour répondre à des interviews ou pour participer à des plateaux afin de commenter les obsèques nationales de six soldats, organisées en présence du président de la République. Il est vrai que l’exécutif craignait que l’on ne pose des questions sur le bien-fondé de la stratégie menée en Afghanistan et sur ses conséquences humaines. Or il a été prouvé qu’il était possible d’expliquer le déroulement de la cérémonie, le pourquoi d’une certaine symbolique et ses conséquences pratiques sans remettre en cause les décisions politiques. Si la haute hiérarchie militaire accepte ou s’impose une telle attitude, comment peut-elle espérer crédibiliser ses messages sur le long terme ? Il est vrai qu’aller au-devant des autres et communiquer, c’est s’exposer, c’est prendre des risques. De facto, avec cette frilosité, l’institution se met à l’écart du débat démocratique puisqu’elle refuse totalement d’y participer. En dehors du débat, elle est forcément marginalisée, elle se met en dehors de la société. Ses membres ne peuvent donc s’en plaindre.
Il serait certainement possible pour un militaire en activité de passer outre les autorisations. D’ailleurs certains s’y sont risqués… Les deux cas connus de l’auteur de ces lignes, sans parler de celui médiatique du chef d’escadron Mattelli de la gendarmerie nationale, savent que leur mise à l’écart des promotions et des cercles de décisions en est la conséquence. Le courage intellectuel ne semble donc ni valorisé ni exploité dans une manœuvre de présence dans l’espace public, même si on peut comprendre qu’une prise de parole intempestive puisse parfois gêner le commandement. En effet, l’existence de « mouches du coche » qui permettent éventuellement d’avancer des idées autrement que de façon administrative, d’agitateurs d’idées qui n’engagent pas la responsabilité des autorités militaires mais facilitent l’émergence d’idées sur la place publique ne semble pas exploitée. Trop contrôlée, même seulement en imagination, l’organisation se rigidifie. Apparaît alors une contradiction entre l’initiative prônée au combat au plus petit échelon de l’armée française et le vécu quotidien. Tout cela n’incite pas à la mise en valeur de la richesse interne de l’institution militaire, aux débats qui la parcourent.
Pourquoi en arrive-t-on là ? Il est possible de revenir au Fil de l’épée et de s’en contenter. Obéir est une vertu cardinale chez un militaire. Mais la question qui se pose est de savoir quand l’obéissance s’impose. L’auteur de ces lignes n’est pas loin de penser que l’esprit d’obéissance est parfois, chez certains, le prétexte commode pour esquiver toute discussion, qui peut sembler remettre en cause l’autorité. Il permet aussi de s’affranchir de la réflexion et de la confrontation intellectuelle avant la prise de décision. « Réfléchir, c’est désobéir », a-t-on l’habitude de dire pour caricaturer le formalisme militaire. Le problème n’est pas la réflexion, mais le moment de la discussion. Avant la décision, pourquoi pas ? Après la décision, la seule chose possible pour mettre en exergue un argument majeur qui n’a pas été pris en compte dans l’élaboration de la décision est le non massif. Mais qui peut dire non ? Tous les militaires attendent quelque chose : une affectation, une promotion dans le grade supérieur, une décoration. C’est humain.
Il peut aussi exister une autocensure. En ayant réfléchi à telle ou telle perspective et à ses conséquences pour l’organisation des armées, un officier estime devoir ne pas diffuser ses travaux qui pourraient servir soit d’arguments électoralistes soit être utilisés pour obtenir des gains financiers immédiats sans prise en compte complète des besoins de l’institution sur le long terme. La peur de l’instrumentalisation et le manque de confiance envers le politique sont aussi des facteurs d’exclusion du militaire du débat démocratique, même à caractère technique. La question est donc bien de savoir comment diffuser des idées. La question est donc bien celle de la reconnaissance de la réflexion et de l’intérêt de la chose militaire dans la sphère dirigeante. Tant que ce type d’autocensure demeurera, les militaires seront cantonnés dans leur technicité, aussi brillants soient-ils.
La deuxième idée est que le mode de sélection des élites, et surtout sa finalité, génère un type de pensée entièrement concentré sur la chose militaire. La sélection des chefs militaires doit permettre, après un long apprentissage, de commander, dans un premier temps, des régiments, des bâtiments ou des bases, puis, dans un deuxième temps, de fournir un petit vivier d’individus capables de diriger l’institution au contact de la sphère politique. Il s’agit d’une sorte de cursus honorum. La concurrence est rude. Les places vont en s’amenuisant avec le temps. La sélection se fait essentiellement par l’échec ou la sortie de la voie considérée comme noble, la voie du commandement.
Car l’idéal est de commander, l’idéal est de devenir général. Voilà l’axiome. Le gestionnaire reste sans voix lorsqu’un colonel auquel il vient d’annoncer qu’il portera vraisemblablement des étoiles sur sa manche répond : « Général, pour faire quoi ? », posant ainsi la question de la finalité du service. Faut-il accepter de servir à n’importe quel poste au prix du renoncement à des investissements intellectuels et relationnels, au prix d’un renoncement à une façon d’envisager le service pour devenir général ? Pour l’institution et le gestionnaire, pour bien servir il faut concourir à la sélection des élites et le concours devient presque une fin en soi. L’erreur n’est pas tolérée, le rattrapage quasi impossible.
En soi, cela n’est pas gênant. Cela permet aussi, il faut le reconnaître, l’émergence de quelques belles personnalités, cultivées et brillantes qui n’ont rien à voir avec celle du général Gamelin telle que décrite par ses contemporains. En cela, le colonel de Gaulle a certainement tort aujourd’hui. Le problème est que, ce faisant, l’institution « ne profite pas », au sens noble du terme, de l’immense potentiel de ses membres. L’auteur de ces lignes n’a pas siégé et n’aurait certainement jamais pu siéger dans les instances de sélection des officiers généraux. Cependant, il a pu constater que les officiers, même en dehors du cursus de sélection pour le généralat, qui s’éloignaient de l’institution le temps d’une affectation, n’étaient pas forcément récompensés de leurs efforts d’adaptation, voire de leur réussite, peut-être parce que leur noteur, ou notateur pour reprendre le jargon administratif, n’est pas considéré comme fiable, parce qu’étranger à ladite institution4. Le système d’évaluation privilégie de facto les officiers qui sont observables par les membres des conseils supérieurs, lesquels exercent le plus souvent leurs responsabilités au sein du ministère. Il ne facilite pas l’ouverture. Le problème est que cette sélection donne l’impression que les meilleurs sont progressivement infantilisés, que leur réussite ne sera consacrée que par le nombre d’étoiles sur la manche. Or il est permis de douter que ce seul critère soit satisfaisant pour juger de la réussite d’une carrière, tout comme il est permis de douter qu’il faille être général, ou officier breveté, ou simplement officier, pour servir bien.
La difficulté dans ce sujet est de savoir ce que recouvre le corps des officiers généraux : il y a ceux promis aux très hautes responsabilités et ceux qui sont récompensés pour leur service. L’accession aux étoiles était, jusqu’à il y a peu, la seule façon d’atteindre une rémunération de haut fonctionnaire. Cette différence est totalement méconnue à la fois du civil et du militaire en général. Elle souligne en elle-même une différence notable avec les modes de fonctionnement de la fonction publique. Cette accession est cependant particulièrement visible : képi chamarré, étoiles. De façon caricaturale, on pourrait dire que le problème est que toutes les étoiles ne se valent pas, mais peu le savent. Ceci permet peut-être d’expliquer une formule attribuée au président Chirac : « Quand je vois des colonels, je vois des mecs extraordinaires ; quand je vois des généraux, je ne vois que des cons. »
S’il est légitime de mettre à disposition de l’exécutif les meilleurs chefs pour commander les armées – c’est la moindre des choses – il serait aussi certainement possible d’envisager l’utilisation de cette ressource inexploitée, généralement bien formée et avec un sens du service avéré, au profit de l’État dans son ensemble. De nombreux hauts fonctionnaires s’étonnent du départ précoce d’officiers généraux remarquables qui vont végéter, parfois sous-employés, dans de grands groupes industriels ? Mais revenir sur cela imposerait une révolution culturelle et un difficile changement de politique de gestion. Si actuellement, sous la pression de la rgpp, l’institution est reconnaissante envers les officiers qui « posent le képi », cela n’a pas toujours été le cas. L’idée était que la meilleure façon de servir était sous l’uniforme et dans la seule voie du commandement qui, paraît-il, était jusqu’à il y a peu l’unique source d’épanouissement individuel et la seule utile pour l’institution. Le problème est que le caractère mis en exergue par l’exercice du commandement ne se révèle pas uniquement à la tête d’un régiment ou d’une brigade.
Récemment, les engagements des armées ont fait apparaître, notamment dans l’armée de terre, le slogan : « Priorité à l’opérationnel. » En soi, ce slogan est légitime. Mais les conclusions qui en ont été tirées risquent d’être catastrophiques pour l’avenir : celui qui ne combat pas directement n’est pas utile. Les juristes, les communicants, les historiens, par exemple, ne concourent pas directement au combat. Il est donc possible de réduire brutalement et de façon importante leurs effectifs. Les armées, et l’armée de terre en particulier, donnent en fait l’impression de se replier sur elles-mêmes.
En 2007, lors de l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz, fêtée chaque année par les anciens de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, un général, dont les responsabilités en faisaient l’un des personnages éminents de l’armée de terre, accueillait les saint-cyriens de sa garnison dans sa résidence par un discours portant sur l’actualité. Il se déclarait, en substance, très flatté de voir que des magistrats, des enseignants, des économistes étaient invités à travailler sur ce qui allait devenir le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, mais soulignait que les trente-cinq membres de la commission de réflexion ne comprenaient que cinq officiers généraux. Il formulait alors le vœu de voir un jour prochain les militaires participer, dans des conditions comparables, à d’éventuels travaux de réflexion dans le domaine de l’Éducation nationale, de la Justice, des Finances et de l’Industrie… Inutile de dire que son discours fut fortement applaudi. Cette anecdote, qui est encore plus savoureuse avec la verve et le brio de l’auteur, est symptomatique de l’état d’esprit des militaires et surtout de ceux de l’armée de terre.
Mais où sont les actes qui permettraient de remédier au problème ? Les militaires ont les capacités pour intervenir sur ces sujets. La meilleure preuve est que, au début des années 2000, les négociations en matière d’écologie au plan européen ont été conduites, pour la partie française et du point de vue technique, par un lieutenant-colonel du génie détaché en « mobilité externe » auprès du ministère concerné. En fait, les militaires n’ont collectivement pas confiance en eux-mêmes. Ils pensent encore trop que tous leurs efforts doivent tendre exclusivement vers la technique militaire. Ils oublient qu’ils devraient montrer que cet art, leurs méthodes de pensée et de travail, qui ont pourtant longtemps influencé l’administration française, peuvent aider la société. Ils oublient de se donner les moyens de le faire savoir. Ce n’est donc pas demain que l’on verra l’un d’entre eux participer officiellement et réellement aux réflexions sur la ré-industrialisation du pays ou à la formation des enseignants.
Alors trop injuste la position des militaires dans la société ? Sans pour autant aller jusqu’à reprendre l’analyse de de Gaulle, il convient de relativiser le problème. Certes, il existe des problèmes exogènes. Leur nature pèse évidemment et il ne faudrait pas les occulter. Mais les militaires n’inscrivent pas assez leur action dans le temps. Ils sont trop consentants, trop timides, pour que leur discours de victimes puisse être totalement accepté.
1 Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (inesj) et Institut des hautes études de l’entreprise (ihee).
2 Généralement commandée par un capitaine, une unité élémentaire est composée d’une centaine d’hommes et de femmes. Elles ont des appellations différentes selon l’histoire de l’arme (compagnie pour les unités à pied, escadron pour les unités à cheval, batterie pour l’artillerie).
3 Lieutenant Nicolas Barthe, avec la collaboration d’Alexandre Kauffmann, Engagé, Paris, Grasset, 2011. Sergent Christophe Tran Van Can, avec Nicolas Mingasson, Journal d’un soldat français en Afghanistan, Paris, Plon/Le Figaro magazine, 2011.
4 L’administration militaire n’est pas la seule à connaître cette inquiétude.