Le terme « résister » ne figure pas dans le langage tactique militaire, concis et précis, tant l’attitude ou le comportement qu’il désigne est une condition implicite d’une action défensive et de nombre de missions : interdire, couvrir, tenir une position... Il reste que l’imaginaire militaire est nourri de résistances épiques, les unes plus ou moins connues du grand public – des batailles de Camerone, de Bazeilles, de Sidi Brahim à celle de Dien Bien Phu –, d’autres ignorées. La bataille de Phu Tong Hoa est sans doute l’un des actes de résistance les plus riches du combat moderne, certes bref et circonstancié : durant la guerre d’Indochine, une compagnie parvient à tenir un poste face à plusieurs bataillons du Vietminh. L’épisode n’est pas connu hors du cercle légionnaire. Son héros, le sous-lieutenant Bévalot, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-treize ans, n’en a guère tiré gloire. Qu’un hommage discret lui soit ici rendu1.
Juillet 1948, Nord Tonkin ! À cent kilomètres au sud de Cao Bang, sur la route coloniale 3bis qui, partant de Cao Bang vers l’ouest, s’incurve au sud en direction de Bac Kan et de Hanoï, le petit village de Phu Tong Hoa : il est situé sur un carrefour de vallées au fond d’une cuvette enserrée par la jungle, à flanc de montagne. Un poste surplombe le village. Il est tenu par la 2e compagnie du 3e régiment étranger d’infanterie (rei), commandée par le capitaine Cardinal. Autour du poste, battu par les défenses de quatre bastions, un glacis barré par un enchevêtrement de hérissons en bambous et par un dispositif de mines antipersonnelles. À l’époque, on ne conçoit guère que le Vietminh soit suffisamment organisé pour s’emparer d’un poste aussi bien défendu. Pourtant, au début du mois de juin, le capitaine Cardinal est inquiet : des mouvements observés dans les vallées, des tranchées découvertes un matin aux approches du village laissent pressentir une attaque imminente. Il alerte les pc de bataillon et de régiment implantés à Bac Kan et Cao Bang. En vain !
Le 18 juillet, huit jeunes légionnaires, arrivant de Sidi Bel Abbès et ayant transité par Bac Kan, parviennent au poste. Un sous-lieutenant les accompagne, Jacques Bévalot : un gabarit, le visage carré et le sourire aux lèvres. L’homme est marqué par la défaite de 1940. Après les Chantiers de jeunesse puis le maquis, il entre à l’École militaire interarmes de Coëtquidan en mars 1946 (promotion « Indochine »). Il en sort en mai 1947. Quelques mois à l’École de l’infanterie d’Auvours et c’est l’arrivée à Sidi Bel Abbès en mars 1948, puis le grand départ pour l’Indo… Peut-être pour venger 1940 !
Samedi et dimanche 24 et 25 juillet, pluie et brouillard. On ne voit rien au-delà d’une centaine de mètres. Selon le récit de Jacques Bévalot, plusieurs milliers de bo-doïs auraient pu ainsi s’infiltrer à quelques centaines de mètres du poste, tirant deux canons, l’un de 77 mm, l’autre de 37 mm.
Dimanche 25, 19 h 30. Deux, trois obus s’abattent sur le poste. Les légionnaires giclent aux postes de combat. Le temps du réglage… Brutalement, obus, roquettes, mitrailles frappent la position. Sur l’angrc9 du poste (C9), le contact en phonie est immédiatement établi avec le pc du bataillon à Bac Kan. Le capitaine Cardinal court vers le central. Un éclat d’obus le blesse mortellement. Du bâtiment qui abrite le poste de commandement, son second, le lieutenant Charlotton, commande la résistance, jouant d’une maigre artillerie : un canon de trois pouces sept et un mortier de trois pouces2. Un obus de 77 frappe de plein fouet le toit du bâtiment. Le lieutenant Charlotton est grièvement blessé. Bévalot accourt : « Mon vieux, je vais mourir, je vous passe le commandement ! »
Des tirs d’armes automatiques, de lance-grenades, de mortier, de roquettes continuent à s’abattre sur le poste, ouvrant çà et là des brèches dans ses défenses. Au central, Bévalot rend compte de la situation à Bac Kan. Il sait qu’il n’aura pas de renfort : tous les postes de Bac Kan à Cao Bang subissent les assauts de bataillons vietminh. Il lui faut tenir ! Avec moins d’une centaine de légionnaires face à trois ou quatre bataillons de Viets. La boutade de l’un d’entre eux, dix ans de service, rapportée plus tard par le sergent Guillemaud, fourrier et munitionnaire de l’unité, traduit leur état d’esprit : « Tout va merveilleusement bien. […] Les Viets ne sont pas plus de quatre ou cinq mille. Trois ou quatre bataillons. Le capitaine est mourant et il pleut ! À part ça, le moral est bon. »
Des Viets tentent de s’infiltrer par un boyau d’aération du magasin de munitions. Repoussés à la grenade. Vers 21 h 15, les tirs cessent… Lourd silence ! « Le poste est plongé dans une extraordinaire densité humide, écrit Georges Blond, on dirait une épave abandonnée au bout du monde. » Et puis, perçant la nuit, un mugissement lugubre, terrifiant, celui de trompes asiatiques : le signal de l’assaut. Aussitôt les tirs reprennent, et des vagues de bo-doïs se lancent à l’attaque des faces nord et ouest du poste, hurlant les slogans réglementaires : « Tiên-Len ! Doc Lap ! » Au nord-est, un bastion est trois fois repris aux attaquants. Par les brèches ouvertes, ceux-ci pénètrent dans les parties nord et est du poste, les légionnaires s’y battent au corps à corps dans des combats singuliers. À 21 h 30, Jacques Bévalot rend compte à Bac Kan que le poste est en partie investi.
Il lui faut conserver sa liaison, défendre à tout prix le central. Il commande lui-même cette défense. Là-bas des silhouettes qui progressent… Rafales… Grenades… Les silhouettes abattues. Par l’une des brèches, largement ouverte, des Viets se ruent en grand nombre. Bévalot ordonne à l’équipe mortier de mettre le tube à la verticale… Obus à grande capacité et visée sur la brèche… Le premier obus explose à dix-sept mètres… Échelonnement des tirs par rafale de deux obus, cinquante, cent, deux cents mètres… Ça calme les ardeurs ! Mais à l’intérieur du poste, c’est une grande confusion. À 22 h 30, Bévalot regroupe des sous-officiers et des légionnaires au sud. Son intention : reprendre les positions abandonnées ! En quatre groupes, les légionnaires progressent vers les bastions et les brèches nord et ouest. Peu à peu, les positions sont reprises, les Viets infiltrés sont abattus. Au central, deux légionnaires tués, le radio blessé protégeant son matériel intact. Dans l’un des bastions, les corps d’une dizaine de bo-doïs recouvrent ceux de deux légionnaires. L’un d’eux sert dans sa main le bloc percuteur de son fusil-mitrailleur : un geste ultime de résistance rendant l’arme inutilisable ! Il est 23 heures. « Le poste est entièrement entre nos mains ! », écrit Bévalot. Au loin, à nouveau, le son des trompes. Le repli vietminh.
Plus de cinquante légionnaires sont hors de combat, tués ou blessés. Charlotton est mort à 1 heure du matin et le capitaine Cardinal, ayant perdu tout son sang, agonise durant quatre heures. Le jour s’est levé, il fait beau, déjà chaud. Le spectacle du poste est dantesque : ruines fumantes, cadavres de légionnaires et de Viets survolés par des essaims de mouches, plaintes des blessés… Il faut réagir. Les légionnaires valides, une cinquantaine, n’auront guère le temps de souffler. Les blessés sont regroupés au réfectoire, les premiers soins leur sont délivrés. Il faut réparer ce qui peut l’être, enterrer les cadavres Viets dans une fosse commune, creuser une sépulture pour chacun des légionnaires tués. Une section leur rend les honneurs. L’antenne unifilaire du C9, brisée durant le combat, est réparée et le contact avec Bac Kan est repris. Au bigophone, le chef de bataillon Sourlier, qui commande le bataillon, n’y croit pas : le poste a tenu ! Dans la journée, deux Spitfire survolent le poste, ils sont orientés pour quelques strafings vers la rc3 et vers les lisières de la jungle. Un Junker 52 fait un passage pour larguer vivres et munitions. La mise en route d’une colonne de secours partie de Cao Bang est annoncée, avec à sa tête le chef de corps, le colonel Simon.
Et toujours l’angoisse d’un nouvel assaut ! Des légionnaires sont encore sous le choc. « Je verrai toujours Collangelo, écrit Bévalot, serrant son fusil mitrailleur qu’il ne veut pas lâcher, il ne peut s’exprimer, car il a perdu la parole au cours du combat. » En fin de soirée, par curiosité, il fait sonner une trompe récupérée sur un Viet. Et surprise : une colonne de Viets marchant en direction de Bac Kan débouche de la rc3 ! Quelques-uns font des grands signes vers le poste, le croyant sans doute tenu par les leurs. Tir au canon et à la mitrailleuse sur la colonne.
La nuit du 26 au 27 est relativement calme. Quelques tirs de harcèlement sur le poste. Le lendemain, celui-ci nettoyé, les brèches des défenses réparées, les munitions recomplétées, la vie normale tente de reprendre son cours. En début d’après-midi, un avion se pose sur une piste de fortune. Le chef de bataillon Soulier en débarque ; ce vieux soldat ne masque pas son émotion. Il apporte des nouvelles guère rassurantes. Aucun poste du bataillon n’a été épargné. La zone grenouille de Viets et la colonne de secours partie de Cao Bang est ralentie par de nombreux obstacles. Avant de repartir, il donne l’ordre aux aviateurs d’organiser l’évacuation des blessés les plus graves.
La nuit suivante ne laisse pas les légionnaires en paix : tirs de mortier sur le poste, alertes successives et les hommes valides aux postes de combat ! Le 28 au matin, « les visages trahissent la fatigue », écrit Jacques Bévalot. Lui-même n’a pu trouver le sommeil. Tenir jusqu’à l’arrivée de la colonne… Et si les Viets attaquent de nouveau en grand nombre… On peut deviner combien la tête du jeune officier est assaillie de questions angoissantes. Et si… Et si… ?
En fin de soirée, la colonne de secours, enfin, s’annonce : elle est à une vingtaine de kilomètres. Qu’importe la situation ! Jacques Bévalot veut un poste de police, une garde en tenue de parade pour accueillir le chef de corps, dans la tradition de la Légion étrangère. Le sergent Guillemaud se met en quatre pour rassembler çà et là képis blancs, fourragères, épaulettes, ceintures de parade. Au loin, la colonne débouche de la rc3. Une jeep s’en détache, arrive au pied du poste. Le colonel Simon en descend. Une sonnerie de clairon l’accueille, celle du Caïd qui, dans tous les régiments de légion, sonne l’arrivée du chef de corps. À l’horizon, les flamboiements d’un soleil couchant. La garde en tenue de parade présente les armes. Le chef de corps s’avance. Comme en garnison, loin des combats, les légionnaires se présentent tour à tour, réglementairement. Comme si rien ne s’était passé ! C’est étrange, puissant… Ici, l’acte héroïque de résistance de chacun de ces légionnaires survivants s’achève dans l’humilité de cet honneur rendu.
Jacques Bévalot reçut la Légion d’honneur avec citation à l’issue de ce combat. Il servit toute sa carrière à la Légion étrangère. En Indochine, en Algérie, plusieurs fois décoré, il vécut d’autres prouesses. Mais les déboires de ses fidélités à ses camarades légionnaires, rebelles lors du putsch d’Alger en 1961, effacèrent son nom des listes d’honneurs gratifiant son parcours. Il termina sa carrière comme lieutenant-colonel. En 1978, civil depuis quelques années, il fut enfin élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur et à quatre-vingt-treize ans, il reçut la cravate de commandeur. À croiser cet homme d’une grande humilité, à converser avec lui, nul ne pouvait imaginer l’épique résistance qu’il conduisit, jeune sous-lieutenant. Aujourd’hui, handicapé, il lui suffit d’être entouré par ses anciens légionnaires. Tout hommage lui paraît vain. « C’est du passé ! »
1 Cet article est rédigé d’après Georges Blond, Histoire de la Légion étrangère (Paris, Stock, 1964) et les récits détaillés de Jacques Bévalot dans Bulletin de l’association nationale des anciens et amis de l’Indochine et du souvenir indochinois (anai), I/1999 (consultable sur anai-asso.org/NET/img/upload/1336_Bulletin1999.pdf), ainsi que d’un auteur anonyme dont l’une des sources est le sergent Guillemaud, l’un des sous-officiers qui participa à cette bataille (consultable sur encyclopedie-afn.org/LEGION_ETRANGERE_CAMPAGNES_TONKIN_1948).
2 Probablement le canon anglais de 3 pouces 7 (94 mm), portée pratique six mille mètres.