« Je ne saurai jamais si j’ai failli à ma mission ou si je l’ai remplie (suis-je moi aussi une de ces sentinelles du matin, sourdes et muettes, sacrifiées ?), mais la seule pensée qu’il y ait une mission m’apporte un puissant réconfort. »
Pierre (Le Crabe Tambour, fin du chapitre 3)
« J’ai eu beaucoup de chance. Les gens joyeux ont de la chance. »
Pierre Schoendoerffer (Inflexions n° 18, 2011)
Sentiment étrange au moment où l’on réussit à prendre la plume pour rédiger un article sur quelqu’un dont les médias ont annoncé la mort. Tristesse devant cette disparition. Tristesse avec l’impression qu’un vieux copain est parti sans qu’on ait réussi à lui dire correctement au revoir. Encore un coup du vieux Crabe : on croit le saisir et il s’échappe. On croit le découvrir en allant l’interviewer : il dit qu’il a déjà tout dit. Tout dit ? À voir… Facile de lui rendre hommage : encore à voir !
On pourrait commencer par les récompenses, par exemple. Il serait facile d’énumérer les décorations nationales, purement militaires, mais aussi les distinctions artistiques. A-t-on vu beaucoup de documentaristes français recevoir un oscar ? On pourrait même parler de l’hommage qui lui a été rendu dans la cour des Invalides en présence de François Fillon, Premier ministre. On pourrait l’imaginer au garde-à-vous dans son cercueil drapé de bleu, de blanc et de rouge, écouter l’éloge à son attention dans cette cour des honneurs. Je suis sûr qu’il était au garde-à-vous, le caporal-chef académicien français, conscient de son rôle, répugnant à y déroger, répugnant à s’en glorifier. Pas le garde-à-vous de crainte ou de contrainte, mais celui de l’attention, de l’écoute bienveillante et attentive qui boit la vie.
Boire la vie : comment ne pas dire que Pierre Schoendoerffer a bu la vie ? Lui qui a cherché à satisfaire sa curiosité, à regarder de l’autre côté de la crête. Tous les journaux, tous les supports qui s’attardent à rendre compte de la vie de cet artiste parlent du soldat, le caporal-chef des troupes de marine parti tenter sa chance en Indochine pour apprendre à faire du cinéma, du prisonnier du vietminh, du cinéaste de La 317e section et du Crabe Tambour, du journaliste documentariste de La Section Anderson primé aux oscar en 1967, mais aussi de l’écrivain récompensé par l’Académie française qui aurait inspiré Francis Ford Coppola pour Apocalypse Now avec son Adieu au roi.
Pour le qualifier, Bénédicte Chéron parle, dans son excellente biographie sobrement intitulée Pierre Schoendoerffer1, d’un aventurier. Oui, il est difficile de le ranger dans une catégorie. Alors pourquoi ne pas utiliser son vocabulaire : Crabe. Pierre Schoendoerffer est un crabe, un bon crabe avec sa carapace, ses points de faiblesse, sa ténacité aussi. Il a navigué sur les eaux de la Baltique, s’est engagé en Indochine, a accompli le tour du monde, est allé en Afghanistan avec Joseph Kessel, au Maroc pour y suivre les événements de l’indépendance, au Vietnam avec la première section commandée par un officier noir issu de West Point. N’hésitez pas à lire ce livre, qui traduit intelligemment cet univers particulier. En décrivant ce parcours très rapidement, on retrouve les milieux chers à Pierre Schoendoerffer : la mer, l’armée, la jungle. Et depuis son retour de captivité, la question lancinante du sens de la vie. Il a vu son camarade d’évasion s’enfoncer dans la jungle pour ne plus jamais revenir ; il a vu la souffrance sur le visage de ses camarades. Pourquoi sont-ils restés là-bas ? Pourquoi en est-il revenu, lui, caporal-chef capteur d’images ? Comment les remercier de ce qu’ils lui ont appris ? À Inflexions, il déclarait il y a bientôt deux ans : « Et je le dis : je n’ai rendu qu’un écho de ce que j’ai reçu. Pendant ces trois ans en Indochine, j’ai reçu plus que ce que j’ai essayé de rendre. J’ai tenté de faire le maximum, mais, malgré tout, c’est un petit peu pâle par rapport à ce que j’ai reçu. » En 2002, avec le journaliste Jean-Christophe Buisson du Figaro et le photographe Thomas Goisque, il avait pris la route de la Haute Région « après une courte pause bière cigarette dans un village, d’un ton qui n’appelait aucune discussion, il avait soudain demandé à ce qu’on fît demi-tour : “Retourner là-bas est trop douloureux. J’y ai laissé trop de camarades. Je trahirais leur mémoire en venant ainsi, presque comme un touriste. Merde, c’est quand même une défaite Dien Bien Phu !” »2.
Oui, indéniablement, Pierre Schoendoerffer a travaillé avec sa mémoire et ses sentiments. C’est ce qui fait qu’il ne laisse pas indifférent. Il touche une corde sensible. Il a fréquenté les grands et les sans-grade. Il parle d’honneur, de loyauté, de fidélité à la parole donnée, de pudeur mais aussi d’humilité. Il parle de l’homme dans sa grandeur et sa petitesse. Il n’y a pas de héros d’une pureté limpide. On pourrait croire qu’il tourne en boucle sur lui-même. Cette impression pourrait être renforcée par l’utilisation de ses propres archives, de ses propres films dans ses derniers opus. Il ressasse, il repasse, il peaufine avec le temps sa réflexion. Qu’as-tu fait de ton talent ? Quel est ce talent ? Où est-il ? Comment le faire fructifier ? Pour lui, la seule solution, c’est témoigner, témoigner encore, témoigner toujours, témoigner par touches successives pour avoir, avec le recul, une vision continue, un tableau de la vie.
Alors, il raconte des histoires qui se rapprochent de ce qu’il a vécu. En fait, c’est lui le « chef » dans Le Crabe Tambour, cet officier toujours prêt à rappeler les contes du pays bigouden, ces contes qui ne sont qu’un rappel de ce qu’il a vu et vécu dans sa jeunesse. Ces histoires sont souvent liées au recteur de la paroisse : un rappel de l’importance de la réflexion et de la religion pour Pierre Schoendoerffer. Des contes, des paraboles peut-être. « Homme de peu de foi ! » Combien de fois cette expression est-elle prononcée dans le film par cet officier incarné par Jacques Dufilho ?
Soldat, cinéaste, journaliste documentariste, écrivain, aventurier, Pierre Schoendoerffer est peut-être avant tout un conteur qui fait rêver avec des histoires plausibles parce qu’il en a vécu une bonne part. Il ne parle pas de la guerre, de la mer, il raconte l’homme en situation exceptionnelle, en des milieux hostiles qui portent les situations au paroxysme. C’est dans ces instants que l’homme se révèle. Les personnages viennent du réel. Ainsi, dans Le Crabe Tambour, le jeune marin-pêcheur, que l’on ne croise qu’une seule fois, qui est soigné à bord de l’Éole, matérialisé dans le film par le Jauréguiberry, déclare en parlant de Willsdorff, le Crabe Tambour : « Moi, j’irai bien à son bord pour la campagne de Terre-Neuve en janvier… Après ?... Après la pêche, vous voulez dire ? Je ne sais pas… Je ne sais vraiment pas… J’aimerais bien travailler à la télévision, journaliste caméraman… Je voudrais partir. Partir… loin. » Comment ne pas retrouver dans ces mots le jeune Pierre Schoendoerffer de l’après-guerre ? Mais aussi, à propos de la détention : « Pierre [dit Willsdorff à son ami médecin à son retour de captivité], je te dis ça à toi parce que tu es mon ami… Je me suis fait peur. J’ai découvert en moi, juste sous la surface, tout ce que je déteste, tout ce que je méprise… Un chien qui veut vivre à n’importe quel prix, là, en moi, juste sous la surface. Je ne suis pas tombé, je ne crois pas, mais… c’est le plus morne combat que j’aie jamais mené, dans la nuit, sans rien sous les pieds, sans rien dans les mains… sans aucune certitude de mon bon droit et encore moins de celui de mon adversaire. La seule chance, c’est de se cramponner. Dire non, non, non… Il ne faut pas essayer de discuter, il n’y a rien à dire, seulement : non ! »
Pour Inflexions, il explique : « Moi, j’ai eu le privilège d’avoir des... des “compagnons”, on va utiliser ce mot-là. C’étaient des gens de très haute qualité, qui ont fait en sorte que lorsque je risquais de plonger un peu, de patauger dans la boue ou dans la merde, je me disais : “Non ! Qu’est-ce qu’ils penseraient de moi si je faisais ça ? Si je me laissais aller ?” Avec leur exemplarité, ils m’éblouissaient. » Parvenu à maturité, Pierre Schoendoerffer tire le fil de son passé, tisse la toile de ses interrogations et, petit à petit, construit une voile pour s’évader, puis une goélette qu’il peut mettre en bouteille : « C’est l’image du rêve… le rêve au carré, à la puissance deux… la fuite !... sauve qui peut ! Une bouteille pleine de vin, c’est déjà du rêve, mais avec un bateau dedans, toutes les voiles dehors ! », proclame Willsdorff. Pierre Schoendoerffer nous raconte ses rêves et ses cauchemars parce que nous sommes ses amis.
Il est le conteur de la fidélité. Il parle de l’armée, de la Marine et de la mer, des amis qu’il a perdus, des amis avec lesquels il travaille, Jacques Perrin, Bruno Cremer, Raoul Coutard, Joseph Kessel, Georges de Beauregard, de sa famille. Il est le conteur qui travaille avec son clan, peut-être parce qu’il a besoin de se rassurer. Il a besoin de ses enfants, Frédéric, Amélie et Ludovic, de Patrick Chauvel son neveu, mais surtout de sa femme Patricia, sans laquelle il ne serait peut-être pas devenu celui qui a été décrit. « À Pat, mon amour, mon compagnon » fait-il graver sur son épée d’académicien. Ceux qui ont travaillé autour de lui savent combien elle a su le préserver, le ressourcer dans une rigoureuse et stricte patience. Dans ce cocon protecteur, il peut faire épanouir ses doutes, son espérance et sa joie de vivre. « Il n’y a pas une espérance pour soi, pour soi uniquement, pour soi petitement. Il y a une espérance, il y a l’Espérance qui donne le sens de la vie, le sens pour l’homme… »
Cet homme à part est très bien présenté dans le livre de Bénédicte Chéron. Elle décrit par touches successives, presque impressionnistes, un artiste doux et très attachant qui, « en combinant la création littéraire et la création cinématographique, en jouant de la caméra autant que du stylo, […] installe un univers complet qui, plus que les autres œuvres sur les mêmes thèmes, est capable d’occuper le champ de la mémoire »3. On l’y retrouve tel que l’auteur de ces lignes a pu le connaître à différentes occasions depuis 2003. Lors de la remise du prix littéraire de l’armée de terre Erwan-Bergot pour son livre L’Aile du papillon, il est venu à la fin de la soirée vers un caporal-chef photographe, lequel portait sur ses épaules, au-dessus de ses chevrons d’or et de laine rouge, l’ancre de marine. Le militaire n’osait pas lui demander un autographe, n’arrivait pas non plus à saisir l’image qu’il voulait. Le vieux Crabe s’est laissé faire. Il a souri. Il était ailleurs que sous les ors des Invalides. Il a regardé faire le photographe, lui a agrippé l’épaule : « Moi aussi, j’ai porté l’ancre de marine ! » Il était heureux. Après un moment de réflexion, il lui a dédicacé son roman. Ils étaient là, tous les deux penchés sur la table du salon Louis XV presque déserté, l’un calligraphiant, l’autre regardant alternativement, sans y croire, par-dessus l’épaule et ceux qui étaient autour. Aurait-il pu donner à ce jeune toute son expérience d’un coup d’un seul que l’ancien l’aurait fait. Peu de mots. Une intensité de regard complice, un regard bleu, d’un bleu de ciel de montagne du côté des Glières, à moins que ce ne soit celui de la mer de Bretagne. Il était joyeux.
Lorsqu’il a reçu Inflexions chez lui, il a parlé de l’état d’esprit des gens qui partent. Il a eu une injonction à leur égard : « Sois curieux ! » Cette curiosité, il la recherchait même à propos de sa mort : « Un jour, je le dirai [adieu]. Ou je ne le dirai pas, parce que je n’aurai pas le temps... Mais j’aimerais avoir le temps de me voir partir. Je ne sais pas comment je suis entré sur cette Terre. Je sais mécaniquement comment ça s’est passé, mais je n’ai aucune idée de la manière dont mes yeux se sont ouverts sur les choses... Je ne sais pas. Mes premiers souvenirs ? J’avais quel âge ? Cinq, six, sept ans. Je ne sais plus exactement... Mais, en revanche, je n’aimerais pas être foudroyé. J’aimerais savoir que, dans tant d’heures ou de jours, ça sera fini. Ça, je voudrais goûter jusqu’à la dernière goutte avant le passage. Je ne sais pas comment je suis rentré dans la vie, mais j’ai besoin de savoir comment j’en sors. [silence]. Mais je ne suis pas pressé [rires] ! » Espérons qu’il a eu la chance de satisfaire sa curiosité, sans trop souffrir.
Si l’hommage dans la cour des Invalides a eu une signification, peut-être est-ce pour annoncer la fin et la réussite de la mission. Aujourd’hui, c’est lui, le vieux Crabe, qui est devenu exemplaire. Alors on se met au garde-à-vous, le garde-à-vous de l’écoute bienveillante et attentive qui boit la vie, un garde-à-vous respectueux et affectueux pour le caporal-chef académicien français : « Salut le conteur. Salut et hommage vieux Crabe joyeux ! »