N°42 | Guerre et cinéma

Jean-Luc Cotard

« Je me reconnais dans votre film »

« Mais ce que vous pouvez être naïf, mon cher C… ! En fait, vous êtes fasciné par des gens qui nous en veulent. Tous ces scénaristes, ces documentaristes, tous ces journalistes, ils nous conchient. Je ne doute pas de votre bonne foi. Mais ne soyez pas naïf ! La projection de ce film, pour laquelle vous avez incité le général com1 à signer une lettre d’invitation, va être l’occasion d’une nouvelle ridiculisation. »

Ces propos prononcés, au moins en substance si ce n’est tels quels, par un général appartenant à un état-major régional de l’armée de terre, avec une voix grave, un ton posé, presque solennel, pourraient sembler caricaturaux. Et pourtant, ils ont bel et bien été tenus à l’occasion d’une avant-première du film Les Fragments d’Antonin. Le « cher C… » avait été conduit, dans son affectation précédente, à rencontrer puis à aider Gabriel Le Bomin, scénariste et réalisateur du film. Devant l’intérêt du syndrome post traumatique, sujet principal du film, il avait convaincu son nouveau supérieur hiérarchique d’inviter à une séance privée, dans un cinéma du centre-ville, des enseignants, des médecins, dont beaucoup de psychiatres, ainsi que des militaires d’active et de réserve.

Cette anecdote, déjà ancienne, souligne combien les relations entre le monde audiovisuel au sens large, le monde des médias et le monde militaire peuvent être difficiles. C’est d’ailleurs pour cela que les armées ont créé des médiateurs avec les services de communication et au sein de ces services des officiers spécialisés. De ces propos peuvent découler plusieurs questions. Faut-il que ces deux mondes s’ignorent ? S’agit-il d’une véritable caricature ou ont-ils un fond de vérité ? Les personnes qui servent d’intermédiaires sont-elles naïves et dupes ? Quelle est la mission de ces conseillers ?

Mais la réciproque n’est-elle pas vraie ? Après le traumatisme de la guerre d’Algérie, l’antimilitarisme latent voire revendiqué des milieux intellectuels auxquels appartiennent les cinéastes, la réputée raideur des militaires, les caricatures « kronenbourgesques »2 mettant l’accent sur leur inaptitude réelle ou supposée à la réflexion et à la nuance, l’image renvoyée par les films américains de la guerre du Vietnam, l’idée que la chose militaire se limite à des combats forcément sanglants et à des hurlements de commandement sauvages ne peuvent qu’éloigner les deux mondes. S’y ajoutent peut-être aussi pour les cinéastes la crainte d’être victime d’une propagande militariste voire politique et une ferme volonté de rester, sans compromission, maître de son discours, maître de son œuvre.

Or le monde militaire peut offrir autre chose que des histoires de guerre et de combat, dont le côté spectaculaire est avantageusement renforcé par les effets spéciaux. Il regorge d’histoires d’hommes et de femmes dans la tourmente de la vie et de l’Histoire. Des hommes et des femmes qui se préparent à la violence tout en vivant normalement dans la cité. Il existe donc une matière indéniablement riche pour les scénaristes et les réalisateurs. Mais alors comment connaître ce milieu ? Comment l’aborder quand sa connaissance est limitée par la suspension du service militaire, par les contraintes d’une communication institutionnelle et opérationnelle, mais aussi, et peut-être surtout, par les ragots et l’imaginaire populaire ?

Faire ce constat, c’est déjà montrer qu’il y a un besoin de médiation plus pointu que celui des services classiques de communication. Poser la question revient à s’interroger sur le rôle des conseillers militaires que les réalisateurs et les producteurs sollicitent de plus en plus auprès du ministère des Armées et de la jeune Mission cinéma. C’est comprendre pourquoi il peut être utile pour un scénariste de s’appuyer sur de telles personnes. C’est aussi étudier la variété de leur champ de travail et essayer de définir une typologie de profils et de compétences nécessaires.

  • Rôle et utilité du conseiller militaire

D’emblée, ne nous voilons pas la face, l’absence de conseiller militaire pour un film à caractère militaire ou guerrier n’empêche pas un réalisateur de tourner les scènes qu’il souhaite. La fonction apparaît bien parce que celui-ci en ressent le besoin, d’abord par souci de réalisme matériel, puis très rapidement pour des questions de techniques, puis pour mieux utiliser des ressorts culturels et psychiques parfois difficilement perceptibles quand on ne connaît pas le milieu ou que l’on n’a pas vécu un certain nombre de situations à caractère opérationnel. Une volonté de l’administration militaire de s’immiscer dans la rédaction de scenarii ou de produire des films grand public indépendamment de la profession aurait vraisemblablement mené à une catastrophe en termes de perception et d’image. Les préventions en auraient été certainement renforcées.

La première recherche des réalisateurs a été celle de la véracité des uniformes. En discutant avec des décorateurs et des accessoiristes, on comprend que le sujet est ardu et nécessite un travail poussé de recherche tant dans les livres, les archives que dans la documentation audiovisuelle si celle-ci est disponible. Limiter ce travail de recherche en bénéficiant de la culture professionnelle d’un connaisseur de la chose fait gagner du temps, des efforts et, ne l’oublions pas, de l’argent. Dans ses interviews, disponibles sur Internet, Bertrand Tavernier en parle très peu pour son Capitaine Conan, alors que ce souci est visiblement très prégnant chez Gabriel Le Bomin et ses équipes.

Le deuxième axe d’utilisation des conseillers militaires est la technique de combat jusqu’à la tactique. Comment se battaient les régiments français pendant la guerre de Trente Ans ? Comment les fusils des soldats sont-ils rechargés ? Comment les cavaliers chargeaient-ils ? Au trot ou au galop ? Avec quels types d’étriers ? Comment mangeait-on dans une tranchée ? Autant de questions auxquelles le conseiller doit pouvoir répondre.

Cependant, parfois, le réalisateur ne pose pas la bonne question et le résultat n’est donc pas adapté. S’il demande à son conseiller militaire d’expliquer comment on se déplace au combat, celui-ci risque de reproduire ce qui se fait dans son unité au quotidien. Il instruira donc les comédiens comme il a, ou avait, l’habitude de le faire dans son régiment. Ce qui peut facilement entraîner des anachronismes tactiques parfois peu discernables par le commun des mortels. Ainsi, dans Indigènes3, les tirailleurs incarnés par Jamel Debbouze, Roschdy Zem, Sami Bouajila et Samy Naceri veulent aborder une ferme dans les Vosges pendant l’hiver 1945. Ils progressent au milieu du chemin sans chercher réellement à se dissimuler ; Samy Naceri garde son fusil à l’épaule pendant tout son déplacement comme le font les combattants contemporains avec des armes plus courtes et en situation d’incertitude flagrante et inquiétante, particulièrement en zone urbaine. Ce n’était pourtant pas la façon de combattre à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cela, bien sûr, ne porte pas à conséquence pour le film, mais souligne la difficulté du conseil.

Le troisième axe de travail du conseiller militaire est l’aspect culturel. Les mécanismes sociologiques et culturels des armées sont parfois difficiles à utiliser. Il faut en peu de mots et peu d’images réussir à expliquer une situation complexe. Ainsi, dans Les Fragments d’Antonin, Gabriel Le Bomin voulait aborder le traumatisme que devait représenter pour un soldat la participation à un peloton d’exécution. Le scénario initial était très manichéen. Après discussion, il a introduit une scène très riche et profonde avec un capitaine4 qui explique ses états d’âme, en présentant alternativement les faces de son visage mi-brûlé mi-normal.

Parfois des mécanismes de défense collectifs se mettent en place. Montrez à un militaire une scène où un lieutenant tire sur son soldat qui refuse de sortir de la tranchée, et vous obtiendrez a minima un sourire narquois, certainement une explosion de colère. D’ailleurs, à l’époque du tournage du film, le commandant en charge des relations avec la production s’était offusqué de la scène au point de refuser de poursuivre tout contact. Un chef ne peut tirer sur son subordonné. Impossible. Pourtant, les archives relatent ce type d’événements. On peut comprendre le traumatisme qu’il peut générer chez un camarade du soldat, spectateur de ce qui est un assassinat. Cette scène extrêmement dure existe pourtant dans Les Fragments d’Antonin. Elle est précédée de plusieurs autres, au cours desquelles on voit Antonin intercéder pour son lieutenant, le lieutenant Ferrou, lequel est présenté gravement blessé, mourant au cours d’une scène de tri de blessés très poignante. À un autre moment, le même lieutenant reçoit des ordres, essaye de les contester. Mais il doit les exécuter, alors que visiblement il considère leur objectif comme impossible à atteindre. Alors que tout le monde croit que la guerre n’est qu’exécution stricte des ordres reçus, les hésitations, les tentatives et les atermoiements des officiers des Fragments d’Antonin les font devenir plus humains, plus réels, et le personnage principal en retire plus de caractère et de vitalité.

À l’inverse, en visionnant Le Chant du loup5, tout militaire se demande ce qui peut pousser le commandant d’un sous-marin nucléaire d’attaque, joué par Omar Sy, à abandonner son bâtiment pour aller essayer, à l’aide d’un petit engin propulsé et à une profondeur certainement réservée à de grands spécialistes de la plongée, de taper à la coque du sous-marin nucléaire lanceur d’engin commandé par son copain, lequel vient de recevoir l’ordre de lancer ses missiles. L’amitié entre deux hommes peut-elle à ce point primer pour que l’un s’affranchisse de ses responsabilités de commandement, c’est-à-dire ses responsabilités envers son équipage ? En plus, cela empêche de profiter de la présence d’Omar Sy pendant le reste du film… Cet exemple souligne que, pour le réalisateur, l’amitié, cœur du film, est plus importante que le réalisme. Il s’agit bien d’un choix d’écriture scénaristique pour lequel un conseiller, aussi brillant soit-il, n’a rien à dire. Il ne nuit en rien à la qualité, encore moins au succès du film.

Dans Le Chant du loup, il paraît évident qu’il n’est pas possible de trouver de sous-marin à la location. Le prêt de matériel en dotation dans les armées est du ressort de la Mission cinéma, avec des décisions définitives prises parfois au plus haut niveau. Il s’appuie sur un texte réglementaire qui prévoit le coût et les modalités de remboursement de chaque prestation. L’opportunité, le prêt, doivent aussi prendre en compte le retour sur investissement en terme d’« image » de la production. Un conseiller militaire ne peut en aucun cas, dans ce domaine, se substituer à la Mission cinéma.

En quatrième axe, découlant du précédent, le conseiller militaire sera peut-être amené à utiliser son réseau de connaissances pour faire rencontrer au réalisateur et à l’équipe du film des militaires qui peuvent apporter un témoignage. Gabriel Le Bomin s’est ainsi appuyé sur des articles lus dans Inflexions et a rencontré plusieurs membres de son comité de rédaction. Le conseiller militaire devient alors un facilitateur, complémentaire de la Mission cinéma.

  • Variété et temporalité du conseil

Ces quelques exemples montrent que le conseil militaire peut porter sur des champs nombreux et différents. Ainsi Les Fragments d’Antonin a nécessité de travailler avec le médecin général à la retraite Louis Crocq, spécialiste des traumatismes psychiques, bien avant que les médias ne s’emparent du sujet lorsque les troupes françaises étaient déployées en Afghanistan. Ses conseils ont permis de dégager les stimuli qui ramènent aux fragments de mémoire du soldat Antonin. La tranchée a été creusée et équipée à titre d’exercice par les sapeurs du 13e régiment du génie sur une parcelle périphérique du terrain de manœuvre de Valdahon, dans le Doubs. Les conseils sur le scénario et la « formation-sensibilisation » des acteurs ont été fournis par un autre officier qui s’appuyait sur sa propre expérience et le récit de camarades qui avaient été impliqués dans des combats en ex-Yougoslavie.

Pour Capitaine Conan (1996), Bertrand Tavernier6 explique qu’il a eu recours aux conseils d’un ancien d’Algérie, qui lui a notamment appris que dans l’action, « le chef, c’est celui que l’on regarde ». En effet, c’est le chef qui donne les ordres, donc au combat ses signes et ses paroles doivent être vite perçus et compris. Donc les subordonnés, dans la fiction comme dans la réalité, doivent regarder leur chef. La scène du coup de main, au cours de laquelle Conan pénètre dans une enceinte ennemie avant un combat dans les couloirs, rend bien l’importance de l’officier pourtant en permanence bondissant et insaisissable7.

Les réalisateurs et les producteurs sont donc à la recherche d’une variété de compétences, qui vont de la connaissance contemporaine de la chose militaire à une culture historique, tactique, sociologique. Rares sont les personnes qui peuvent aider sans caricaturer dans autant de domaines, parfois extrêmement techniques. Il est donc souvent nécessaire d’avoir affaire à plusieurs personnes. Pour des raisons d’indépendance, les producteurs préfèrent de plus en plus recourir à d’anciens militaires recommandés par la Mission cinéma, mais relativement indépendants de l’institution.

Mais au-delà de cette variété des compétences, il existe un calendrier de production du film, qui fait que l’intervention d’un conseiller militaire est de nature très variable. Certains producteurs ont une idée générale d’un sujet puis cherchent des exemples pour l’alimenter, et ensuite créer et rédiger progressivement leur scénario, qui n’est en général jamais définitivement figé. Le conseiller militaire peut intervenir dans la relecture de celui-ci afin d’y déceler les incohérences à caractère militaire. En amont du tournage, il peut également aider les acteurs à entrer dans la peau de leur personnage en leur donnant des explications culturelles, gestuelles ou techniques afin de donner l’illusion de professionnels devant la caméra. Sur les lieux du tournage, il vérifiera les gestes et les attitudes de chacun. Avec son expérience et sa culture personnelle, il se doit d’être un sachant pédagogue. Même si cette présence est envisageable tout au long de la création du film, le réalisateur ou le producteur ne souhaiteront peut-être pas la participation de leur conseiller durant telle ou telle phase. D’une façon générale, en fonction de la nature du film, le conseiller aura besoin d’adapter ses connaissances et ses acquis pour répondre au mieux au besoin.

En fait, le conseiller militaire aide les responsables du film à obtenir un rendu crédible, tant pour le spectateur lambda que pour le spectateur averti. Mais il doit impérativement rester dans son rôle de conseiller, ne pas entrer dans la partie création ou artistique du projet, tout en étant pédagogue pour parfois limiter les ambitions et les rêves d’images de grandes batailles de chars avec beaucoup de figurants à cheval et en costumes d’époque, cette ambition utopique reposant qu’un régiment du xxie siècle au grand complet, voire en partie, peut venir jouer le rôle de figurant. Les armées peuvent aider, mais doivent se concentrer sur leur mission principale : la défense du pays. Le grand risque pourrait être, par ailleurs, de se transformer en porteur d’un message à faire passer obligatoirement dans le film. Le conseiller doit en plus avoir à l’esprit l’importance des contingences matérielles et financières de la production. Outre ses qualités, ses compétences techniques et humaines, il lui faut rester humble dans un monde où l’ego prend parfois des proportions considérables. Son apport est important, mais son absence n’empêchera pas la réalisation d’un film. Conseiller, c’est donner à la fois un vernis sérieux et le détail qui crédibilise. C’est un service qui, au bout du compte, doit bénéficier au film autant qu’aux hommes et aux femmes d’une institution malgré tout méconnue, dont il aide à relater l’histoire.

En introduction, nous avons laissé le « cher C… » se préparer à présenter Les Fragments d’Antonin. Alexandra Ledermann, la productrice8 du film, Gabriel Le Bomin, son réalisateur, Gregory Derangère, qui incarne Antonin, et Pascal Demolon, qui joue le lieutenant Ferrou, avaient fait le déplacement. Avant la projection, chacun est tendu, d’autant que c’est la première avant-première devant un public composé essentiellement de militaires. Le général auteur de la remarque matinale est présent dans les premiers rangs, placard de décorations sur sa large poitrine. Après une courte présentation, la projection commence. Lorsque les lumières se rallument, « cher C… » propose un temps d’échange avec la salle. Le premier à demander la parole est le général. Il déploie son corps immense et blessé, saisit le micro qui lui est tendu : « J’ai quelques critiques à formuler, mais avant, je voudrais vous remercier. Je me reconnais dans votre film. »

1 Général commandant.

2 En référence à l’adjudant Kronenbourg dessiné par Cabu.

3 Indigènes de Rachid Bouchareb, sorti en 2006.

4 Yann Collette joue magnifiquement ce capitaine qui réfléchit à ses actes et au sens de son combat malgré les contingences.

5 Le Chant du loup d’Antonin Baudry, sorti en 2019, avec François Civil, Omar Sy, Mathieu Kassovitz et Reda Kateb.

6 Voir son interview sur Youtube : « Capitaine Conan présenté par Bertrand Tavernier », https://www.youtube.com/watch?v=iYl8IsQ066I

7 Voir l’interview de Philippe Torreton dans ce numéro.

8 La production s’occupe du juridique, du financement et de la logistique ; le réalisateur organise le travail de prise de vue à partir du scénario.

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