N°49 | La route

Jean-Luc Cotard

La route des français

Le 26 décembre 1992, à son arrivée après presque trois semaines d’attente à Trogir sur les bords de l’Adriatique, le convoi principal1 du bataillon français du génie en Bosnie-Herzégovine (bgbh) a mis treize heures pour parcourir les treize kilomètres et demi de la piste reliant Tarcin à Kresevo, au sud-ouest de Sarajevo, et rejoindre ainsi ses quartiers à Kakanj, sur les bords de la Bosna !

Cette piste contournait un obstacle, un tronçon de route détruit, qui, dans le mont Igman, empêchait d’atteindre directement Sarajevo assiégée. Large de trois mètres cinquante au maximum, elle était empruntée par toute sorte de véhicules et de convois importants pour la vie dans la capitale, dont les accès étaient strictement limités et contrôlés, et dans les villes du nord du pays. Chaque virage pouvait être un piège au-dessus du vide, chaque avancée ou descente une glissade dans la boue dans laquelle les véhicules légers disparaissaient jusqu’au capot. Les attelages porte-engins se mettaient parfois en portefeuille, bloquant la circulation descendante et montante. Les points de garages étaient rares. Les véhicules essayaient de se croiser en se gênant le moins possible. Il n’existait pas d’organe de régulation et, à neuf cents mètres d’altitude comme dans les vallées, chacun faisait comme il pouvait pour avancer, parfois au milieu d’une plaque de brouillard.

Trois jours après son arrivée à Kakanj, le bgbh a reçu pour mission d’améliorer la traficabilité de cet axe, c’est-à-dire de l’élargir le plus possible et de faciliter l’écoulement de l’eau, le tout sans interrompre longtemps la circulation. Impossible en effet d’empêcher les trois à quatre cents véhicules journaliers d’acheminer leurs précieuses cargaisons. Pendant six mois, les sapeurs du bataillon s’y sont employés, confrontés aux problèmes techniques habituels, mais aussi à la gestion de l’alternance de la circulation, détruisant parfois immédiatement ce qui venait d’être édifié, et à l’altitude moyenne de neuf cents mètres en plein hiver continental – à Kresevo, où le détachement travaillant sur la piste se retirait à la nuit tombée, le thermomètre descendait à - 30 °C.

Travailler à la dure, les sapeurs y sont accoutumés. Travailler sous le feu de l’ennemi aussi. Mais cette piste était parfois à moins de cinq cents mètres du front avec les forces serbes. Et les combattants croates de Kresevo comme les Musulmans2 de Tarcin l’utilisaient pour monter en ligne. À deux reprises, ces derniers l’ont empruntée pour mener une offensive contre les Croates alors que les Français étaient en plein travail. La seconde fois, en juin 1993, les miliciens croates empêchèrent les sapeurs de rejoindre le chantier et minèrent l’axe ; le lendemain, une fois toute menace passée, ils libérèrent l’itinéraire. Malgré tout, il semble que chacune des trois parties ait trouvé son compte, pour de bonnes et de mauvaises raisons, au bon fonctionnement de cet axe, ce qui a facilité le travail des soldats français.

Pour rendre plus aisé le croisement des véhicules de tous gabarits sur l’ensemble de la voie, il fallait parfois combler des vides, parfois creuser dans la roche. Mais les engins3 n’y suffisaient pas. Deux importantes campagnes de déroctage à l’explosif ont donc eu lieu. Ces tirs posaient deux problèmes majeurs. De sécurité d’abord : comment éviter de confondre une explosion provoquée par les Français et le déclenchement d’une action offensive par l’une des parties ? D’ordre pratique ensuite : où trouver les explosifs et comment en assurer la sécurité ? Le bgbh possédait une dotation initiale de munitions, dont des explosifs. Or ces derniers étaient surtout destinés à protéger un éventuel retrait des casques bleus par la mise en œuvre de destructions d’infrastructures ad hoc. C’est donc auprès d’une poudrerie située à Vitez, à une cinquantaine de kilomètres, et avec l’aide de l’unhcr et de l’état-major de la forpronu qui finançaient les travaux, que le bgbh a trouvé ce dont il avait besoin. Mais se présentait alors une nouvelle difficulté : la fabrique était en zone croate, encerclée par des forces musulmanes elles-mêmes plus ou moins gênées voire encerclées par d’autres Croates… Aux difficultés techniques et tactiques classiques s’ajoutaient donc des considérations diplomatiques à prendre en compte afin que chacun soit rassuré quant à l’utilisation des explosifs. La mise en œuvre sur la piste a donné lieu à d’autres négociations et a exigé une grande rigueur de travail pour éviter un embrasement du secteur.

Fin juin 1993, la piste était élargie à sept mètres sur toute sa longueur. Il ne fallait plus que trente minutes pour relier Tracin et Kresevo. L’application ViaMichelin indique aujourd’hui un trajet de vingt minutes. Il semblerait qu’une plaque ait été apposée à Kresevo à l’entrée de ce qui est devenu une route, la « route des Français ». Les sapeurs du bgbh ont ainsi laissé une trace tangible sur le terrain. Ce chantier de six mois qui, en condition de paix auraient pu être réduit à deux, a-t-il changé la vie des deux villages situés à chacune des extrémités de cet axe ? Les habitants ont-ils infléchi leur perception de ceux habitant de l’autre côté ? Quel usage font-ils maintenant de cette ancienne piste vitale pour la logistique de la Bosnie ?

1 Cent trente-trois véhicules et engins, trois cent vingt personnels et quelques-uns des quatre-vingts conteneurs « vingt pieds ».

2 Musulman avec une majuscule, car le régime de Tito avait inventé une nationalité musulmane, au même titre que la croate, la slovène ou la serbe.

3 Le bgbh possédait deux « bulldozers » léger D6, deux pelles mécaniques sur pneus, deux niveleuses, deux compresseurs permettant d’avoir au bout des durites d’air des outils de sciage, de percussion…, sans compter les tracto-chargeurs moyens polyvalents du génie (mpg)

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