Partir ! Le mot est plein, évocateur de l’ailleurs, d’espoir ou de désespoir puisque partir c’est aussi quitter ! Le thème du départ, de l’adieu et de l’arrachement qu’il implique est une figure incontournable du romantisme combattant. Il s’exprime abondamment dans les anthologies du chant militaire français. Le soldat y chante l’arrachement à une terre, au pays, à la femme adorée, à la famille. « Partir, c’est mourir un peu » dit le poète. Pas toujours ! C’est aussi renaître quand le légionnaire entonne « Adieu vieille Europe. […] Il nous faut du soleil, de l’espace pour redorer nos carcasses ! »
Aujourd’hui, dans une armée qui ne cesse de projeter ses forces vers l’extérieur ou sur le territoire national, partir n’a sans doute plus les connotations exceptionnelles et romantiques qui lui étaient naguère prêtées. Dans les régiments des forces, le soldat va et vient. Il embarque vers quelque contrée lointaine, il revient au bout de quelques mois pour repartir, en stage, en centre d’entraînement, en camp, puis, le temps de prendre une permission ou de renouer avec les astreintes de la vie de garnison, il repart de nouveau pour protéger la ville contre le terroriste, pour porter secours à des gens en détresse, pour nomadiser à Mayotte.
Les combattants français sont aujourd’hui des semi-nomades. Ils baignent dans une culture du partir. Ceux qui ne sont pas encore partis rêvent de partir et ceux qui sont déjà partis ne pensent qu’à repartir. Les plus anciens sont las et souhaiteraient « poser leur valise », mais ceux qui ont pu le faire ne refuseraient pas une petite évasion au-delà des mers de temps en temps1.
Cette extrême mobilité opérationnelle constitue une référence permanente du quotidien des formations de combat. Elle a de profondes incidences sur la vie du militaire, professionnelle, affective ou familiale.
- Quelques données
Le semi-nomadisme des formations de l’armée de terre recouvre trois types d’activités : des opérations (ou opex) et des missions dites « de courte durée » (quatre à six mois) à l’extérieur du territoire métropolitain, des opérations dites « intérieures », permanentes (dont Vigipirate) ou circonstancielles (secours aux populations) et, enfin, des séjours plus ou moins longs dans des centres spécialisés ou dans des camps que rendent nécessaires l’entraînement collectif au combat et la mise à disposition de troupes de manœuvre pour les écoles de formation.
« Oui ! Quelque part, c’est un peu notre métier de bouger, déclarait en 2003 un sous-officier. Bon, c’est vrai qu’après c’est beaucoup de contraintes au niveau familial, parce que sur une année, il faut dire qu’on est la moitié du temps dehors… minimum2. » Ainsi, de janvier 2002 à septembre 2003, les cinq compagnies de combat du 1er régiment de chasseurs parachutistes (rcp) opérèrent huit à neuf mois hors métropole et certaines de leurs sections douze mois en raison des renforts qu’elles fournissaient ça et là. Pour ce régiment, le taux d’activité hors garnison3 par sous-officier et par an fut de cent vingt-quatre jours pour l’année 2002, un chiffre qui doit être très fortement majoré pour les sous-officiers servant en compagnie de combat. Ce taux moyen fut de cent quatre-vingts jours pour les sous-officiers du 4e groupement logistique de l’armée de terre.
Le rêve du sergent
« Aujourd’hui, quel est le rêve que vous aimeriez réaliser ?
– Ben, allez taper sur la tronche du chef de corps et dans la foulée, il vient me voir et il me dit : “Voilà ! Il faut un informaticien à La Réunion, en Côte-d’Ivoire ! Fais ton paquetage !” » (sergent informaticien).
« Donc, ça fait bientôt cinq ans que je suis engagé ! J’aimerais bien pouvoir voir ce que c’est, une opex ! J’entends tout le monde en parler ! J’aimerais bien le vivre ! » (sergent, chef comptable).
« Ben moi, mon ambition, c’est de partir en opex. […] Oui ! Je suis là pour bouger… Je préfère bouger » (sergent, frigoriste).
(Extrait André Thiéblemont et alii, op. cit., pp. 197-199)
À cette époque, l’armée de terre fut particulièrement sollicitée. Plus de 20 000 hommes (sur un effectif de 135 000) étaient alors engagés en opérations extérieures (11 548) ou stationnaient outre-mer dans le cadre ou non de missions de courte durée (8 694). S’y ajoutaient les opérations intérieures permanentes (1 000 hommes pour Vigipirate) ou de soudains départs « pour ramasser le goudron sur les plages » ou « dégager des arbres abattus par une tempête ».
Qu’en est-il aujourd’hui ? La comparaison n’est pas aisée. Les tensions résultant des engagements extérieurs ont diminué. En septembre 2010, l’armée de terre déployait plus de 15 000 hommes à l’extérieur du territoire métropolitain (hors forces françaises en Allemagne) pour un effectif de près de 113 000 (réduit d’environ 17 % par rapport à 2003), dont 7 854 en opérations extérieures (pour 11 548 en 2003) et 4 011 en missions de courte durée. S’ajoutaient à ce déploiement 1 600 hommes opérant sur le territoire, dont 700 au profit de Vigipirate4.
Voici le cas du 1er régiment d’infanterie de marine ! De mars 2010 à février 2011, ses cinq escadrons de combat ont passé respectivement soixante-douze, cent trente, cent soixante-trois, cent quatre-vingt-deux et deux cent sept jours hors de la garnison. Dans ce dernier cas, l’escadron concerné est parti en opération pour six mois, puis, à plusieurs reprises, en entraînement ou en mission pour des durées de cinq à dix-sept jours. Ses marsouins n’ont été présents sans discontinuité dans leur quartier, et donc dans leur foyer, que deux mois dans l’année (dont probablement les jours de permission). Le régiment n’a été au complet dans ses cantonnements que quelques jours en mai et en juin 20105.
L’écart des activités hors garnison entre ces escadrons est dû à l’organisation du rythme opérationnel des régiments des forces. En effet, depuis le début des années 2000, l’état-major de l’armée de terre tente de planifier l’activité professionnelle des forces de telle sorte qu’une même unité ne puisse être projetée plus d’une fois tous les seize mois (et maintenant tous les deux ans). D’où la création d’un cycle de quatre puis aujourd’hui de cinq périodes de quatre à six mois à partir duquel s’organisent les activités de chaque régiment ou de chaque unité6) : projection, remise en condition, puis deux périodes de préparation opérationnelle pouvant inclure des postures d’alerte, des renforts de projection et/ou la contribution aux activités des écoles, et, enfin, une mise en condition différenciée en vue d’une projection. Les deux dernières périodes impliquent des séjours hors garnison en camp et en centre d’entraînement.
En principe, d’une année sur l’autre, deux régiments du même type, voire des unités au sein d’un même régiment, pourront ainsi vivre des rythmes opérationnels très différents, selon que l’un ou l’autre est en période de préparation opérationnelle ou de projection. En réalité, dès 2003, ce cycle fut souvent « pétardé », selon l’expression d’un officier, ce qui entraînait des perturbations périodiques dans les prévisions d’activité7. En 2005, le principe d’un séjour extérieur tous les seize mois ne put pas être respecté8. Il en fut de même en 2008, année au cours de laquelle 44 % de l’effectif projetable de l’armée de terre effectuèrent au moins une opération et une mission extérieures (soit huit mois)9.
Les rythmes opérationnels varient également en fonction d’autres facteurs : on part plus ou moins fréquemment selon l’affectation – en unités de combat, en service ou en état-major –, selon la catégorie de personnel, la spécialité… Dans les régiments d’infanterie, ce sont les militaires du rang qui sont le plus souvent absents. Leur taux annuel de séjours hors garnison est « supérieur à cent trente-trois jours »10. Il faut fortement le majorer pour ceux qui servent en section ou en peloton de combat, dont le sort est d’ailleurs partagé par les jeunes officiers et sous-officiers qui les encadrent.
L’intensité variable de ce semi-nomadisme est en définitive mal connue. Le taux moyens d’activité par an est un indice trop global pour rendre compte d’un phénomène devenu si prégnant. On peut regretter qu’il ne fasse pas l’objet d’un suivi d’activités par unité, voire par section, à partir d’un échantillon représentatif des régiments des forces.
- Une culture du « partir » qui fait autorité
Hier, la totalité des effectifs des régiments de l’armée de terre était engagée sur un seul théâtre d’opération. Il ne restait en base arrière qu’un nombre d’hommes restreint chargé d’assurer le transit des arrivants et des partants. Le soldat embarquait pour l’Indochine ou pour l’Algérie en sachant qu’il ne reverrait pas la terre de France avant deux ou trois dizaines de mois. Aujourd’hui, les régiments ne sont plus que des réservoirs de combattants. La caserne est devenue la base arrière d’une rotation incessante d’unités, de fragments d’unité et d’individus spécialisés qui partent, reviennent et repartent.
Tous les départs n’ont pas la même saveur. « Faire Vigipirate » n’a d’attrait que pour ceux qui ne sont jamais partis. Pour les autres, cette mission, devenue routinière, est une astreinte. Il est excitant de faire son paquetage pour un séjour de courte durée à La Réunion ou en Nouvelle-Calédonie, mais ce dont le soldat rêve avant tout, c’est du départ en opération extérieure. Là encore, les destinations sont plus ou moins valorisantes. Il n’y a rien de glorieux à servir là où il ne se passe plus rien. Le rêve, c’est le départ en quarante-huit heures pour ouvrir un nouveau théâtre. Risquant d’être confronté à l’adversité, au danger et à la rareté, on y ferait enfin le métier de combattant.
« Faire son métier ! » C’est aujourd’hui l’attrait que présente l’Afghanistan. On y combat et ce théâtre fait référence. « Le départ en Afghanistan, c’est la finalité du métier », me déclarait récemment un caporal-chef. En effet, comme hier l’Indochine ou l’Algérie, tout laisse à penser que dans cette armée sevrée de combat depuis près d’un demi-siècle, le séjour en Afghanistan pourrait être perçu par nombre de militaires de tous grades comme l’expérience initiatique qui transforme véritablement le soldat en combattant.
Depuis quelques décennies, ces départs répétés en opération extérieure ont donné lieu à une accumulation d’expériences individuelles et collectives. Celles-ci ont sédimenté et structuré des savoirs et des représentations : elles ont forgé une culture ou une sous-culture du partir. Celle-ci fait autorité. Un vieux caporal-chef ou un sergent nouvellement nommé mais ayant commencé « tout petit » – c’est-à-dire comme engagé – et totalisant quatre ou cinq opérations extérieures aura l’ascendant sur un jeune sergent fraîchement sorti de l’école de Saint-Maixent11, voire sur un sous-officier qui, après quelques années de service, n’est pas encore parti en opération. On retrouve là le thème séculaire de l’autorité de compétence que confère l’expérience opérationnelle. De la sorte, dans les rangs de l’armée de terre, le nombre d’interventions ou d’opérations qu’un individu est réputé avoir vécues est devenu un critère discriminant pour reconnaître ou non la compétence de pairs, de subordonnés ou de chefs. On peut même se demander si l’aspiration au départ en opération extérieure n’est pas devenue une posture que tout militaire doit manifester sous peine de déroger, même si, en réalité, il n’en a nullement le désir.
- Retours
Ce semi-nomadisme n’est pas sans susciter un certain sentiment de saturation.
Du moins était-ce le cas chez les sous-officiers au début des années 2000.
Ce sentiment ne provenait pas des départs en opération extérieure, mais des retours ! En Côte d’Ivoire ou sur le Litani, les sous-officiers avaient l’impression de « vivre une vraie vie de soldat » : loin des tracas du quartier et avec des effectifs, des matériels, des équipements complets et en relatif bon état. Mais dès le retour en garnison, ils étaient confrontés aux incidences en chaîne de désorganisations et de bricolages palliant des sous-effectifs endémiques et la rareté des ressources : pour que Paul puisse partir en opération correctement, il fallait sans cesse déshabiller Pierre ou Jacques !
À cela se combinait une « surcharge d’activités », de sorte que pas plutôt revenu de Côte d’Ivoire ou du Kosovo, il fallait faire son paquetage pour un stage, pour Vigipirate à Marseille ou à Paris, pour contribuer à un plan orsec... De nouvelles absences de quelques jours ou de quelques semaines. « Ça s’arrête pas ! », « Tout nous tombe dessus ! », « Il faut faire tout et n’importe quoi ! » Ces expressions revenaient fréquemment dans la parole des sous-officiers en 2003 et l’un d’eux déclarait : « Je suis convaincu que le métier que je fais est le plus beau du monde, mais quand même ! On voudrait poser notre sac, mais intelligemment ! »
« Ça ne s’arrête pas ! »
« On parle des opérations extérieures, mais quand on rentre, il y a les opérations intérieures, les Vigipirate, toutes les missions qu’il y a, et le terrain ! Ça ne s’arrête pas ! Donc, après, des fois ça fait un petit peu de la surchauffe, de la saturation…! » (adjudant).
« Le fait de partir en opérations extérieures, c’est très bien ! Ce n’est pas trop ! Mais il faut penser au retour. Il y a tous les à côtés : Vigipirate, les services, les stages, les départs pour… Tout nous tombe dessus ! Alors […] on est un peu “surbookés” ! C’est vrai ! » (sergent chef).
Extrait André Thiéblemont et alii, op. cit., p. 204
C’était il y a dix ans ou presque ! Tout laisse à penser que le vœu de ce sous-officier est resté pieux ! Les rythmes d’activités des régiments hors de leur garnison ne se sont guère ralentis, en raison notamment d’une rationalisation de l’entraînement des forces terrestres au combat qui suppose une fréquentation régulière de centres spécialisés situés en Champagne ou en Provence12. C’est également l’impression qui se dégage à la lecture de certaines informations apparaissant sur le net. Ainsi du régiment de marche du Tchad (rmt)13 dont l’une des compagnies a connu une année 2008 « très dense » : à la suite de Vigipirate en fin d’année 2007, cette unité a « sillonné la France de la Champagne à la Courtine en passant par Bitche, Coëtquidan et […] l’Afghanistan ». D’avril 2008 à janvier 2010, une autre compagnie de ce régiment a effectué deux opérations extérieures au Liban et en Guyane14, et cinq séjours en centre d’entrainement spécialisé et en camp, soit environ onze à douze mois dehors.
Le retour d’opération extérieure, c’est aussi celui d’hommes accoutumés à un monde aseptisé et pacifié et qui, là-bas, au Rwanda, en Bosnie et maintenant en Afghanistan ont brutalement subi des expériences tragiques et d’une extrême violence ! Imaginons ce que peut être pour les plus éprouvés le choc d’un retour en métropole, au milieu de proches, de militaires ou de parents dont le quotidien et les préoccupations sont à des années lumière de ce qu’ils ont vécu là-bas ! Sauf à apporter affection et reconnaissance, il n’y a guère de solutions à ce « retour du guerrier » : à toutes les époques et sous tous les climats, celui qui revient de guerre ne peut être que différent.
Dans le cas présent, le phénomène est exaspéré par les incidences de l’organisation tactique dont l’armée de terre a dû faire le choix depuis quelques décennies. Naguère, les régiments, totalement engagés sur un théâtre, opéraient dans une certaine unité de temps et d’espace : les expériences opérationnelles vécues par leurs unités étaient relativement homogènes. Elles étaient partagées. Aujourd’hui, une organisation « modulaire » constitue pour un théâtre d’opération donné et pour une durée donnée des groupements interarmes qui sont composés d’unités, de fractions d’unités, de spécialistes provenant de différents régiments15. Le mandat ou le séjour achevé, cette formation temporaire est dissoute. Chacun retourne dans son régiment et dans son unité organique. Cette organisation atomise et différencie les expériences opérationnelles vécues dans une même formation.
De retour au quartier, dans leur unité, dans leur section, leur peloton ou leur service, ceux qui reviennent d’une expérience extrême sont replongés dans une routine qui ne tient nullement compte de leur sentiment de différence. Ils retombent dans le lot commun. Ils partagent le même sort que ceux qui reviennent d’un séjour ensoleillé et sans histoire. Entre pairs, entre supérieurs et subordonnés, quelles relations et quelles tensions se nouent alors entre les uns et les autres, entre ceux qui ont durement combattu et les autres ? Notamment parmi les engagés, ceux qui ont vécu l’extrême n’éprouvent-ils pas un sentiment de frustrations et le besoin exacerbé d’une reconnaissance particulière ?
Si on veut bien admettre que la cohésion d’un ensemble humain résulte en grande partie d’expériences partagées, qu’en est-il des effets de cette hétérogénéité des expériences opérationnelles sur la cohésion des régiments, voire sur celle de leurs unités16 ?
- Le tiers absent
Le thème de l’absence est récurrent dans les familles dont le père sert en unités de combat. Ce n’est pas nouveau. La chaise vide qui apparaît, insolite, sur des peintures naïves de femmes ou d’enfants de militaires exprime ce sentiment d’absence. Mais aujourd’hui, ce sentiment n’a pas le même poids selon que le militaire est parti vers une destination lointaine des mois durant ou selon qu’une fois revenu, il est sollicité par une multiplicité d’activités qui l’éloignent du foyer ou du couple pour des durées plus ou moins longues mais répétées.
Même soudain, le départ pour l’expédition lointaine fait partie de l’imprévu prévisible du militaire : il est en général accepté. Et s’il est prévu, on a le temps de s’y préparer. Bien rémunérée, la longue absence « donne de l’air au couple » et, pour peu que la destination soit dangereuse, le régiment, la garnison se mobiliseront pour apporter leurs soutiens sociaux et affectifs.
Il n’en va pas de même d’absences plus ou moins brèves qui hachent la vie sentimentale et familiale du militaire lorsqu’il est sur le territoire métropolitain, alors que revenu enfin de là-bas ses proches aimeraient profiter de sa présence.
Insistons ! Dans le cadre de cette organisation « modulaire » que je viens d’évoquer, le fonctionnement courant d’un régiment n’est pas interrompu lorsqu’une fraction de ses effectifs est projetée à l’extérieur. Sauf à vider ses cantonnements de sorte qu’il ne reste plus qu’une base arrière, les charges, services et astreintes qu’impliquent la vie et la sûreté de ce régiment sont assurés par ceux qui sont restés : à effectifs moindre, les permanences de nuit ou de week-end reviendront plus souvent. À cela, se combine un jeu de chaises musicales, qui peut toucher tel ou tel régiment lorsque les unités en alerte sont contraintes d’intervenir sur le territoire ou à l’extérieur. En effet, l’armée de terre, fonctionnant à flux tendu en raison d’effectifs taillés au plus juste, il faut relever ceux qui partent – sauf à faire une impasse –, remplacer ceux qui relèvent, décaler des activités en conséquence ou les confier à d’autres unités.
Entre ces petites absences plus ou moins imprévues et celles de quinze jours ou trois semaines pour des destinations qui n’ont guère de sens pour la famille, au contraire d’un départ en opération, le soldat devient le « tiers absent » ! Il est ce « Lui », cet « Autre » dont les proches demandent des nouvelles. « Et ben ? Ton mari où il est cette fois ? » Question rituelle adressée à l’épouse, alors que des parents, des proches attendaient le couple ou la famille pour le week-end !
À la longue c’est parfois la rupture ! Certes, le divorce chez les militaires reste moins répandu que chez les civils. Mais sa croissance depuis le début des années 2000 est manifeste, cette évolution étant corrélée à l’augmentation de ses engagements extérieurs.
Officiers | Sous-officiers | Militaires | Ensemble | |
2002 | 8,1 | 11,3 | 11,4 | 10,8 |
2003 | 8 | 10,2 | 12,3 | 10 |
2004 | 6,8 | 11,4 | 13,5 | 10,9 |
2005 | 8,6 | 15,5 | 17,5 | 14,6 |
Taux annuel de divorces pour mille couples mariés parmi les militaires17.
Cette statistique ne prend pas en compte les couples non mariés civilement.
De 2002 à 2005, le taux annuel de divorces (pour mille couples mariés) est passé de 9,5 à 12,85 chez les civils et de 10,8 à 14,6 chez les militaires, l’évolution étant particulièrement forte chez les militaires du rang : 11,4 à 17,5. Ce taux passe en moyenne de 4,6 à 10,8 dans l’armée de terre, de 17,2 à 19,7 chez les marins et il triple chez les aviateurs (de 5,1 à 16,7), alors qu’il reste stable chez les gendarmes !18 Au 1er rcp, en 2003, trente sous-officiers, soit 9 % de l’ensemble des sous-officiers avaient fait une déclaration de divorce depuis 200119.
On ne peut ici, qu’insister sur le phénomène en ciseau qui est en voie de se produire. En raison notamment de déficits d’effectifs, un décalage croissant s’installe entre la disponibilité qui est demandée aux soldats – particulièrement dans l’infanterie dont la demande est supérieure à ses capacités – et des évolutions de modes de vie dans la société environnante, touchant notamment la condition féminine. La jeune femme d’aujourd’hui a des exigences que n’avait pas celle d’hier.
À la limite, et si l’on pousse à l’extrême le raisonnement, les conditions actuelles de l’exercice d’un métier militaire dans des unités de combat deviennent incompatibles avec la fondation normale d’un couple ou d’un foyer, telle que l’entendent la plupart des femmes de notre temps. C’est par une réflexion de cette nature qu’un officier supérieur m’accueillit en 2003 au 1er rcp : « On aura atteint la cote d’alerte le jour où le militaire ne trouvera plus à se marier, le jour où son père dira “n’y va pas”! On n’en est pas loin20 ! » Naguère, un vieux dicton affirmait qu’« un officier marié perd 50 % de sa valeur ». Aujourd’hui, on pourrait le retourner et avancer que, pour les jeunes femmes, « un compagnon ou un époux soldat de métier perd 50 % de sa valeur ».
Pour autant, il ne faut pas se tromper d’objet. Le plus souvent, partir pour une destination lointaine, parfois dangereuse, la longue absence qui en découle – du moins lorsqu’elle ne se répète pas trop fréquemment – ne sont probablement pas des raisons en soi qui mettent en question la vie professionnelle, affective ou familiale du soldat. Au contraire peut-être ! En opération, celui-ci peut éprouver le sentiment de faire pleinement son métier, sa femme comme ses enfants peuvent aussi ressentir quelque fierté à se réclamer de ce qu’il accomplit là-bas et la séparation momentanée peut donner du mouvement au couple. Ce qui serait plus profondément en question, ce serait plutôt une conjonction de facteurs externes et internes – des sous-effectifs de toutes natures au regard des missions et s’agissant de l’armée de terre, des organisations tactiques et des rythmes opérationnels aux effets pervers… – qui, directement ou non, mettent « en surchauffe » la vie quotidienne du soldat lorsqu’il est de retour dans sa garnison.
1 Les observations de cet article portant sur le début des années 2000 sont tirées de A. Thiéblemont, C. Pajon et Racaud, Le Métier de sous-officier dans l’armée de terre, Paris, Les Documents du Centre d’études en sciences sociales de la Défense, 2004.
2 André Thiéblemont et alii, op.cit, p. 196.
3 Nombre de journées/sous-officier/an (rapporté à l’effectif théorique du régiment) passées hors garnison.
4 D’après la Lettre d’information du CEMAT destinée aux associations, n° 3 janvier 2010.
5 D’après des données fournies aimablement par le colonel Thiébault et le lieutenant-colonel Lenoble de la direction des relations humaines de l’armée de terre (drhat), grâce à la complicité de leurs compères en régiment. Qu’ils en soient ici remerciés.
6 S’agissant d’unités de cavalerie, de génie, d’artillerie entrant dans la constitution de groupements tactiques interarmes projetés.
7 Cf. André Thiéblemont et alii, op. cit., p. 36-39.
8 Cf. Rapport d’information de la commission de la défense nationale et des forces armées sur la condition militaire présenté par Mme B. Païx et M. Damien Beslot, députés, Assemblée nationale, 14 décembre 2005, p. 31-33.
9 D’après le 4e rapport du Haut comité de l’évaluation de la condition militaire, La Documentation française,
2010, p. 13.
10 D’après le colonel Thiébault et le lieutenant-colonel Lenoble, sources citées en note 5.
11 Ecole nationale des sous-officiers d’active (ensoa)
12 Sur ce point, voir l’audition du général d’armée Elrick Irastorza, chef d’état-major de l’armée de terre, sur le projet de loi de finances pour 2011 (n° 2824), Commission de la défense nationale et des forces armées, 20 octobre 2010, compte rendu n° 10, p. 42.
13 Le Serment de Koufra, journal d’information du régiment de marche du Tchad, 2008 et 2009.
14 Opération « Harpie » de lutte contre l’orpaillage illégal et l’immigration clandestine.
15 Depuis peu, ces groupements interarmes à dominante infanterie sont constitués à partir de deux ou trois compagnies d’un même régiment. Cela n’exclut nullement que, les sous-effectifs endémiques aidant, ces compagnies soient « de marche » et non organiques, renforcées par des personnels provenant d’autres compagnies du régiment support ou d’un autre régiment.
16 Les incidences de cette organisation « modulaire » sur la sociabilité régimentaire ont été analysées dans André Thiéblemont et alii, op.cit., p. 269 et suivantes.
17 Sources : Premier Rapport, Haut comité de l’évaluation de la condition militaire, La Documentation française, février 2007, annexe 6.
18 Sources : ibidem.
19 André Thiéblemont et alii, op.cit., p. 258.
20 Ibidem, p. 249.