N°40 | Patrimoine et identité

Jean-Luc Cotard

Faut-il condamner le défilé du 14 juillet ?

Le cérémonial militaire avec ses défilés, ses prises d’armes, ses us et coutumes impressionnants, répétitifs, lents et rigides, donne une image de rigueur, de force et de discipline aux armées. Comme le rappelait le général Bachelet dans le numéro « Commémorer » d’Inflexions, « [les] cérémonies officielles obéissent à un protocole normé. À cet égard, les cérémonies militaires sont un modèle du genre, avec un déroulement, un rituel, une gestuelle qui, bien exécutés, ne sont pas sans effet »1.

Depuis quelques années, les cérémonies patriotiques ont vu compenser la réduction des effectifs militaires et la disparition des piquets d’honneur en armes autour des monuments aux morts par la présence de pompiers et de secouristes. Le défilé du 14 juillet à Paris, quant à lui, n’est plus réservé aux seuls soldats ; policiers, douaniers, pompiers civils, gardiens de prison descendent désormais les Champs-Élysées, en partie pour compenser le manque d’effectif défilant des armées, en partie pour rendre hommage à leur administration. Remarquons que ces derniers ont dû apprendre à marcher au pas alors que jamais plus ils n’auront l’occasion ou l’utilité de le faire. Mais n’en est-il pas un peu de même pour les militaires ? Force est de constater que le défilé du 14 juillet, en particulier celui de Paris, relève de la coutume et presque de la tradition, voire de la sacralité. Ceci explique les cris d’orfraie qui s’élèvent lorsque certains critiquent ce déploiement de forces et… la dégradation de la chaussée de la plus belle avenue du monde.

Pourtant, lorsque les journalistes demandent aux militaires ce qu’ils ressentent lors de cette descente des Champs-Élysées, la réponse contient fréquemment le mot « fierté ». À la question du « pourquoi ? », nombre d’entre eux, tout comme les simples citoyens, évoquent la levée en masse alors que l’armée de la fin du xxe siècle et du début du xxie est une armée professionnelle. Posez la même question aux fonctionnaires qui défilent à leurs côtés et vous aurez pratiquement à coup sûr les mêmes réponses.

Le cérémonial militaire est un marqueur fort de la communication politique républicaine. Pourtant, il semble qu’il ait un temps été envisagé de faire disparaître les militaires du protocole de la présidence, voire de tout protocole : ces cérémonies ne prennent-elles pas trop de temps aux soldats alors qu’ils disent ne pas être assez nombreux pour remplir les missions qui leur sont confiées ? Ne coûtent-elles pas trop cher ? Et que signifie tout cela ? Or personne n’a trouvé à redire à ce que l’hommage à Simone Veil se déroule aux Invalides, maison militaire s’il en ait, avec un cérémonial rehaussé par la présence de troupes en armes. Et si l’entrée au Panthéon de la première présidente élue du Parlement européen a été moins militaire, les porteurs du cercueil étaient tout de même des gardes républicains, donc des gendarmes, donc des militaires, dont l’uniforme dépouillé de toute parure, par contraste avec le cercueil drapé de tricolore, ajoutait à la solennité de l’événement.

Le cérémonial et le défilé du 14 juillet, y compris avec les polémiques qui y ont trait, font donc bel et bien partie d’un patrimoine français que d’aucuns cherchent même à copier et à importer dans leur pays. Dans un numéro consacré au patrimoine, une revue comme Inflexions ne pouvait donc faire l’économie d’une réflexion sur ces pratiques auxquelles tout le monde tient plus ou moins, mais auxquelles plus personne, en dehors des militaires, et encore, ne comprend plus rien. Alors avant de condamner définitivement toute forme de cérémonial militaire, peut-être convient-il d’en comprendre les origines et ainsi quelques-unes des utilisations contemporaines.

  • Un soldat, ça sert d’abord à faire la guerre

Peu nombreux sont ceux qui savent que défilé et cérémonial militaires remontent au xviie voire au xvie siècle – ce qui, aux yeux de certains, suffirait à les condamner irrémédiablement. Peu sont conscients que la finalité de ces présentations, dynamiques ou statiques – où les militaires, dans leur désir de paraître excellemment beaux et martiaux, font oublier l’idée simple qu’un soldat sert d’abord à faire la guerre –, est bien la guerre et le combat : il s’agit de contrôler que les soldats sont en nombre suffisant et équipés d’armes en état conformément à l’argent dépensé. Donc, étudier le cérémonial militaire revient d’abord à étudier la guerre, et en particulier le moment du combat. Oublier ces temps indissociables conduit à des contresens.

Étudier le cérémonial nécessite de regarder l’histoire de la préparation de ce combat et de l’organisation qui permet de limiter les contraintes liées au brouillard de la bataille, et ce, il y a quatre ou cinq siècles. C’est analyser comment ordonner au sens de mettre de l’ordre, de ranger la troupe, mais aussi au sens de donner des instructions pour utiliser les armes au mieux.

Depuis l’Antiquité, se préparer au combat, c’est d’abord se ranger, s’ordonner en se regroupant pour se donner de l’ardeur et du courage (l’esprit de corps), mais aussi pour faciliter la transmission des ordres – même sous la forme de guérilla, le combat nécessite un ordre, un rangement, même s’il n’est pas aussi visible sur le terrain. Les fantassins sont ainsi capables de passer très rapidement de la ligne à la colonne, laquelle est privilégiée pour monter à l’assaut, lanceurs de grenades (grenadiers) en tête, les plus grands protégeant les plus petits. Survivre à cette montée au combat étant signe de professionnalisme et de force, les grenadiers sont donc devenus des soldats d’élite. Cette colonne d’assaut a donné naissance à un ordre particulier appelé le « toit ». C’est ce « toit », fastidieux à mettre en place pour une troupe non aguerrie, qui est utilisé pour ordonner les unités qui défilent sur les Champs-Élysées. Les cavaliers, surtout les plus lourdement équipés (cuirassiers et lanciers), ont eux aussi un ordre serré : ils lancent leur charge au trot afin de maîtriser les chevaux le plus longtemps possible et faire une masse compacte qui fait trembler le sol, et ne déclenchent le galop qu’à très courte distance de la piétaille à renverser, à traverser, à sauter ; s’ils se dispersent, ils perdent leur efficacité lors du choc avec l’ennemi, que ce soit du point de vue physique ou psychologique.

Donc, pour les fantassins comme pour les cavaliers, aller au combat nécessitait un apprentissage de l’ordre, le plus serré possible, qu’il était nécessaire de mettre en pratique le plus souvent possible afin de le rendre mécanique et rassurant. Toute occasion quotidienne était bonne pour s’entraîner : aller au réfectoire, retrouver le calme après la séance de sport en rentrant au quartier… Devenu aujourd’hui inutile au combat, l’ordre serré est pourtant toujours en vigueur pour tous les déplacements en raison de son intérêt pour la cohésion de la troupe, pour la recherche de la précision dans son exécution individuelle et collective, et peut-être surtout pour son utilité en matière d’école de commandement pour les plus jeunes cadres.

À côté de cet ordonnancement impératif pour l’efficacité des armes, mais aussi pour le moral du soldat, il est indispensable au combat de pouvoir connaître les ordres. Il s’agit donc de savoir où est le chef ou, pour le chef, le chef subordonné. Deux outils ont donc été utilisés : le son et la vue. Avec François Ier, les tambours ont rythmé les batailles. L’arrivée des clairons dans chaque régiment au début du xixe siècle a permis de rendre les sonneries réglementaires, c’est-à-dire homogènes pour toutes les unités. Dans le fracas du heurt des épées contre les boucliers, des cris et des départs de mousqueterie, des coups de fusil, du tonnerre des canons, la voix du chef n’était plus audible ; le clairon et la trompette pour les unités montées en sont devenus les substituts. « Garde à vous » veut dire « attention quelque chose va se passer, je vais vous donner un ordre précis » ; à cet ordre est donc désormais associée une sonnerie. Il en va de même pour « baïonnette au canon », « chargez » ou « cessez le feu ». Après le combat, chaque colonel regroupait ses soldats au son du refrain du régiment que chacun connaissait par cœur – seuls les chasseurs à pied se regroupent encore ainsi aujourd’hui2. L’utilisation des sonneries est aussi pratique dans la vie courante pour la « soupe », l’« extinction des feux », c’est-à-dire l’obligation de se coucher pour se reposer… Certaines sont employées en dehors d’une période de combat, comme « aux champs ! », qui signifie l’arrivée d’une autorité d’un certain rang.

De la même façon, la vue est venue compléter l’aide au commandement. Ainsi, galons, épaulettes et contre-épaulettes sont à la fois des éléments de distinction visuelle et de protection au combat. Le colonel (chef de la colonne), avec son aigrette sur la coiffure et la présence à proximité de l’emblème de son unité, était facilement repéré par les estafettes (messagers) qui lui transmettaient les ordres, écrits ou non, du général. On comprend alors l’importance de la protection du drapeau lors des batailles, donc l’honneur qui est fait à celui qui le porte et le protège. Il suffit à ce sujet de relire l’histoire du sergent Hornus dans les Contes du lundi d’Alphonse Daudet3. A contrario, les batailles que l’on voit dans les films issus des adaptations littéraires telles que Le Seigneur des anneaux montrent un manque cruel de sens pratique du combat. Dans le cérémonial contemporain, les ordres donnés « au geste » ne sont plus guère appliqués que dans les déplacements d’unités à cheval, c’est-à-dire uniquement au régiment de cavalerie de la Garde républicaine.

Si le soldat est rangé, s’il sait où est son chef et peut recevoir des ordres, il doit aussi savoir utiliser son arme au combat. L’arme à feu, plus peut-être que l’arc ou l’arbalète, nécessite une coordination des acteurs du combat afin d’éviter d’avoir des fusils déchargés simultanément trop longtemps, surtout quand l’ennemi survient. Or manier le mousquet puis le fusil nécessite l’apprentissage d’un processus malgré tout assez lent, mais qui doit être parfaitement maîtrisé pour pouvoir être correctement pratiqué dans le stress du combat avec le bruit, les cris, la menace de la charge des cavaliers. Donc non seulement il convient d’apprendre aux soldats comment s’ordonner, mais en plus il est nécessaire de les conditionner pour que tous les gestes du rechargement du fusil se fassent de façon rapide et machinale. Le principe est le même pour les cavaliers ou pour les artilleurs. Il y a donc une cadence pour le pas et pour le rechargement de l’arme. Certains soldats sont responsables de cet apprentissage et, de plus, aident soit à resserrer les rangs au combat, ce sont les sergents (serre gens), soit à trouver le logis de la troupe chez l’habitant et à organiser la quête du fourrage, ce sont les maréchaux des logis.

Les drapeaux et les étendards, et dans une moindre mesure les fanions4, mais aussi les sonneries que l’on entend lors des cérémonies à caractères militaro-patriotiques sont les héritiers des besoins des soldats pour combattre en bon ordre et de façon efficace. Le maniement des armes, par essence, relève de la gestuelle militaire. Cette gestuelle essentielle doit être mécanique. Une bonne troupe au combat a forcément été une troupe capable de montrer auparavant qu’elle était à même de manier ses armes mécaniquement et en ordre.

  • Des soldats, ça se contrôle

On comprend donc aisément que la vérification de l’aptitude au combat passe par celle de la maîtrise du maniement de « pied ferme », c’est-à-dire statique, mais aussi dynamique avec le défilé. En fait, le chef contrôle la capacité de la troupe à manœuvrer, c’est-à-dire à bouger sur le champ de bataille, à évoluer en colonne de marche ou en ligne de combat, groupée ou scindée avec une colonne principale et des unités sur les flancs, les flancs-gardes. On comprend aussi l’importance de ces grandes esplanades implantées originellement à la limite des villes puis progressivement gagnées par celles-ci, quitte à servir un jour de réserve foncière immobilière comme à Tours : le Champs-de-Mars à Paris, la place de la République à Metz, le Mail à Angers…

Le capitaine5, qui commande la compagnie (cent à cent-vingt hommes) contrôle ses lieutenants6, qui eux commandent des sections de compagnie (vingt à trente hommes) ou des pelotons d’escadron. Le colonel contrôle ses capitaines puis, lors de leur création à l’orée de la Révolution, ses bataillons constitués de compagnies – il y a trois ou quatre compagnies par bataillon et trois ou quatre bataillons par régiment. Le général, quant à lui, contrôle des régiments de différentes armes – c’est pour cela qu’il est appelé général. Chacun de ces contrôles définit de facto un cérémonial : à chaque autorité correspond un volume de troupe, la présence ou non d’emblèmes. Chaque unité cherchera à apparaître sous son meilleur jour : les soldats se présenteront donc en tenue de parade, porteront leurs décorations et astiqueront du mieux possible leur arme. La capitaine Coignet7 relate comment les soldats de la Grande Armée sortaient de leur sac leur plus bel uniforme pour les parades. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, au cours des cérémonies, les militaires pouvaient seulement porter sur leur épaule la fourragère8 de leur unité. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui les unités défilent souvent en tenue de combat, ce qui peut être un paradoxe, mais une tenue où épaulettes, fourragère et décorations individuelles apportent l’indispensable touche d’apparat.

L’autorité suprême, militaire mais aussi politique, d’abord le roi puis le président de la République, peut contrôler ses troupes. Ainsi, sans souvent en être bien conscients, les ministres des Armées ou les présidents de la République, lorsqu’ils passent en revue une troupe, effectuent un contrôle d’aptitude opérationnelle selon des critères de combat ancien.

Dans cette perspective, le passage en revue d’unités des quatre forces armées par le président nouvellement élu dans les jardins de l’Élysée prend tout son sens. Il devient alors pleinement chef des armées, chef de guerre, et vérifie pour la première fois l’aptitude des unités qui lui sont présentées. En réciproque, cette cérémonie est aussi la marque d’une soumission des armées à leur nouveau chef. Les armes, sabres, épées, fusils, symbolisent toutes celles impossibles à présenter simplement. La récitation par le chef militaire de la liste des unités composant le détachement avec les effectifs relève donc du contrôle. De même, l’inclinaison à l’horizontal du drapeau devant le président de la République marque l’importance de l’homme et de sa fonction, puisque personne d’autre n’a droit à cet honneur.

La « prise d’armes » de pied ferme, c’est-à-dire la « présentation des armes », et le défilé sont donc à l’origine des contrôles de la bonne préparation des unités au combat et de leur efficacité potentielle. Ce contrôle, que l’on pourrait qualifier d’opérationnel, en permet de facto un autre, de nature administrative et financière.

Si, à l’origine, le chef, le capitaine, venait au combat avec ses hommes et leurs armes entretenus à ses frais, avec l’instauration de la monarchie absolue, c’est désormais le roi qui donne de l’argent à ses officiers pour qu’ils arment une troupe. Dès les débuts de l’armée régulière, en particulier sous Henri II9, il apparaît nécessaire de vérifier avant de partir à la guerre que les soldats sont bien présents physiquement et que l’armement prévu l’est aussi. Certains officiers avaient en effet trouvé plus judicieux d’utiliser autrement l’argent attribué au recrutement des soldats et à leur équipement. Il a donc fallu très vite présenter les hommes et les armes pour prouver le bon usage des deniers de la cassette royale, puis, pour éviter qu’un capitaine ne « prête » des hommes et du matériel à un camarade, il a été nécessaire d’imposer un contrôle non seulement quantitatif avec une « situation de prise d’armes », toujours en vigueur aujourd’hui sous l’appellation spa, mais aussi nominatif afin d’éviter le phénomène des « passe-volants ». Se pose alors la question de cette présentation des hommes et des armes. Comment faire ? Comment organiser les choses de façon simple ? En utilisant ce que l’on a appris pour aller au combat. Donc la prise d’armes devient rapidement non seulement un contrôle opérationnel mais aussi un contrôle administratif et financier. Le citoyen français et les soldats en armes sont certainement loin d’avoir conscience de cette utilité originelle et désormais symbolique des défilés du 14 juillet.

  • Un soldat, ça sert et ça obéit

Il y a bien longtemps que la prise d’armes ne sert plus à effectuer ce contrôle opérationnel et administratif. Il existe aujourd’hui d’autres moyens, tant les matériels utilisés par les armées sont complexes et ne peuvent plus être contrôlés de façon efficace selon ce procédé. De plus, il convient de ne pas oublier que l’autorité politique ne commande plus directement les armées au combat et n’a donc plus besoin de s’entraîner à les commander – le dernier roi de France à être monté à l’assaut d’une citadelle est Louis XIII ; le dernier souverain français à avoir dirigé la guerre et influencé une bataille est Napoléon III. Mais il reste que le principe de l’affichage politique de l’autorité demeure. Avec l’autorité vient le pouvoir de contrôle de la capacité à s’engager. Avec l’affichage de l’autorité apparaît la notion de protocole de la cérémonie.

Si aujourd’hui une cérémonie où officient des militaires a perdu le sens originel de la prise d’armes, elle poursuit toujours un objectif unique : une remise de décoration, un hommage funèbre... Son déroulé, dans une forme de liturgie laïque10, va permettre de mettre en évidence cet objectif. Lors de sa prise de fonctions, le président de la République passe en revue les troupes aux effectifs suffisants pour montrer l’importance de son autorité, puis écoute la proclamation officielle de son élection et, enfin, se voit remettre les insignes de grand maître de la Légion d’honneur. En 2017, lors des hommages à Simone Veil, l’arrivée du cercueil dans la cour d’honneur des Invalides suivait une revue des troupes et précédait un discours politique du président de la République. C’est ce discours devant le cercueil qui est important. Les unités qui présentaient les armes symbolisaient non pas l’autorité opérationnelle de Simone Veil, qui n’a jamais eu la moindre responsabilité à caractère militaire, mais son importance politique et son exemplarité. Les honneurs rendus l’ont rendue égale au président de la République. Lors de son hommage funèbre national, Pierre Schoendoerffer a été honoré par un détachement militaire comparable à celui de Simone Veil, mais n’a été hissé nationalement « que » par la présence de François Fillon, Premier ministre.

Le cérémonial militaire apparaît donc comme un moyen de rendre hommage. Derrière une apparente rigidité, qui semble être allée croissant au cours des trente dernières années11, il est en fait d’une grande souplesse afin de permettre d’adapter le message politique aux circonstances. Certains chefs d’État en visite en France ne s’y trompent d’ailleurs pas, réclamant la présence de telle personnalité ou de telle autorité à leur descente d’avion de façon à rehausser le prestige de leur visite.

Ce cérémonial, dont la partie visible est le volume et la nature des troupes, dépend aussi du déroulement des événements. En dehors de l’objet principal de la prise d’armes ou du défilé, de façon immuable les troupes se mettent en place, sont présentées à un officier chargé de contrôler que tout est en ordre avant de présenter le détachement à l’officier commandant des troupes qui pourra accueillir le ou les emblèmes nationaux et sa ou leurs gardes. Les « garde à vous », « présentez armes », « reposez arme », « repos » qui se succèdent ne sont donc pas des répétitions inutiles, mais bien des phases, des étapes d’un contrôle parfois strict pour atteindre la perfection de la présentation. Nous retrouvons à la fois la volonté de se présenter sous le meilleur jour d’efficacité opérationnelle et l’importance du contrôle jusqu’à l’ultime éventuelle revue par le président de la République. Les sonneries, la façon dont les tambours sont tendus ou non12, sont à la fois autant de moyens de donner une couleur à la cérémonie que de la ponctuer et de transmettre les ordres13. Une fois le moment fort passé, le cérémonial permet de déconstruire le dispositif en sens inverse. Il existe dans chaque unité des officiers qui deviennent spécialistes du protocole et du cérémonial. Ils appuient leur travail sur des textes à caractère réglementaire parus au Journal officiel14.

Il serait possible d’affiner cette description en parlant des préséances entre les unités qui tiennent compte de l’ancienneté de l’unité marquée par son numéro, de celle de l’armée et de l’arme (un régiment de l’armée de terre défile toujours devant une unité de l’armée de l’air, mais derrière une unité de la gendarmerie de même volume) et de ses décorations – un régiment du génie derrière un régiment du train, mais devant un régiment du matériel. Ainsi, rendre les honneurs à une autorité étrangère avec un régiment prestigieux, ancien, venu spécialement de loin, n’a pas la même signification qui si l’unité est de création récente et peu connue opérationnellement.

Le cérémonial militaire est donc un outil au service de la communication politique et diplomatique. Chacun le comprend aisément en regardant les défilés sur la place Rouge, à Moscou, au cours desquels le pouvoir politique montre sa force et les nouveaux matériels mis en service dans ses armées. Il en est de même avec le défilé du 14 juillet. Sa mise en place, précédée de nombreuses répétitions, nécessite des procédures logistiques éprouvées et efficaces. Une efficacité encore plus évidente avec le défilé aérien, qui doit maîtriser des vitesses différentes entre des aéronefs de nature très diverses. C’est une démonstration de savoir-faire qui crédibilise les forces armées et donc le potentiel d’action du pouvoir politique.

Le cérémonial militaire a donc pour origine le combat sous les formes qu’il connaissait au siècle des Lumières. Dès le règne d’Henri II, il a permis d’effectuer des contrôles administratifs et financiers. On pourrait croire qu’il n’est plus utile aujourd’hui. Pourtant sa perpétuation et la qualité de son exécution permettent toujours, en creux, de distinguer les qualités des unités et des processus qui les mettent en mouvement et régulent leur action. On aurait pu croire que seuls le symbole et l’habitude faisaient conserver ces usages. Nous pouvons cependant constater qu’ils permettent d’afficher un certain nombre de messages à caractère politique et diplomatique avec une capacité de nuances que le néophyte ne soupçonne pas. Cela est tellement vrai que de jeunes pays, comme le Kosovo, ont eu pour premier souci de créer une garde d’honneur d’excellence, prémices d’une armée réelle. La disparition éventuelle en France de ce cérémonial amoindrirait les capacités d’expression publique du pouvoir exécutif.

En 2003, l’auteur de ces lignes expliquait de façon provocatrice à son général qu’il fallait transformer le défilé du 14 juillet en demandant aux unités de défiler comme elles combattaient. « Mais on ne verrait personne sur les Champs ! », s’était exclamé celui-ci en riant. « Si on ne voit rien, on ne peut pas faire passer de messages au grand public. » « On » : les armées, les administrations qui envoient leurs fonctionnaires défiler, mais aussi la tête de l’exécutif. Alors faut-il supprimer le défilé du 14 juillet ? Surtout pas, nous aurions tous collectivement trop à y perdre.

1 J.-R. Bachelet, « Cérémonie et cérémonial », Inflexions n° 25, 2014, pp. 33-39. « Quant aux cérémonies sans présence militaire significative, lorsqu’elles se conforment au protocole, ce qui n’est pas toujours le cas, le résultat est rarement à la mesure de la générosité des organisateurs. »

2 Pour faciliter la mémorisation, le refrain reçoit des paroles simples : le 19e bataillon de chasseurs à pied (bcp) du commandant de Gaulle entonne « Trou du cul, trou du cul plein de poils, sale trou du cul poilu » ; le 24e bcp  « Tout au long du bois, j’ai baisé Jeannette ; tout au long du bois, l’ai baisée trois fois », Jeannette étant la gourde de boisson et non pas le prénom d’une jeune fille accorte et idéalisée.

3 Le sergent Hornus est un pauvre diable qui a eu beaucoup de mal à gagner ses galons de sous-officier. Au cours d’une bataille, lors du siège de Metz, en 1870, il se retrouve à relever le drapeau du régiment après que vingt-trois officiers sont tombés en le tenant. De ce fait, il est nommé sous-lieutenant. Il meurt d’une crise d’apoplexie en refusant de rendre l’emblème dont il avait la charge lors de la reddition de la garnison.

4 Les fantassins et les troupes à pied ont un drapeau ; les cavaliers ont un étendard, de taille plus petite que le drapeau pour éviter trop de prise au vent lors de la charge. L’un et l’autre portent la même charge symbolique. Les bataillons et les compagnies possèdent eux des fanions dont la forme n’a été définitivement fixée qu’après la Première Guerre mondiale.

5 Capitaine : tête (caput), c’est-à-dire chef de la compagnie.

6 Lieutenant : suppléant du capitaine qui n’est pas obligé de demeurer avec sa compagnie en permanence. Au début,
il n’y a qu’un adjoint par compagnie. Aujourd’hui, une compagnie est encadrée par trois voire quatre lieutenants ou officiers subalternes.

7 Les Cahiers du capitaine Coignet, Paris, Hachette, 1968.

8 Une fourragère est une tresse initialement portée à l’épaule par les soldats pour aller chercher du fourrage. Lors
de la Première Guerre mondiale, les régiments et certaines compagnies, notamment dans le génie, sont décorés collectivement pour leurs faits d’armes. Cette décoration classique est alors fixée sur l’emblème de l’unité et l’ensemble des soldats de cette unité arborent une fourragère de la couleur du ruban de la décoration reçue.

9 B. Deruelle, « Le temps des expériences. Uniformisation, institutionnalisation et étatisation de l’armée. Le développement des contraintes financières et disciplinaires », Histoire militaire de la France, Paris, Perrin, 2018.

10 Pour reprendre une expression chère à A. Thiéblemont et au général Bachelet.

11 A. Thiéblemont (dir.), Cultures et Logiques militaires, Paris, puf, 1999.

12 En service courant, ou lors des cérémonies, les tambours ont leur peau tendue pour donner un son clair perceptible de loin. Lors des cérémonies funèbres, cette peau, sur laquelle tape le musicien, est détendue pour donner un son sourd en accord avec la tristesse à faire partager.

13 A contrario, au début des années 1990, en retard pour des raisons indépendantes de sa volonté, un chef de détachement de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr n’a pas fait entrer son unité dans la cour des Invalides parce qu’il entendait la sonnerie « aux champs ! » annonçant l’entrée en scène du ministre de la Défense de l’époque. Il est donc resté dans le dispositif un emplacement exceptionnellement vide.

14 Voir par exemple le décret n° 2004-1101 du 15 octobre 2004 relatif au cérémonial militaire.

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