La confiance semble être devenue un élément central de notre vie contemporaine. Plusieurs ouvrages ou revues, comme la remarquable Hermès récemment, ne s’y sont pas trompés et ont réfléchi au sujet1. Inflexions goûterait donc à l’air du temps. Pourquoi pas ? Mais ses fidèles lecteurs savent que ce thème est présent de façon plus ou moins discrète dans nombre de ses numéros, et ce depuis le tout premier2. La simple lecture de leurs titres montre la logique qui préside à son étude : le lien entre le virtuel et le réel, la nécessité du secret, les raisons de l’engagement, la façon dont la guerre est traitée par les cinéastes, le départ en opérations ou le syndrome post-traumatique, l’héroïsme… En fait, la vie militaire dans son ensemble, parce qu’elle est tendue vers l’épreuve paroxystique du combat, de la vie et de la mort, oblige à un moment ou à un autre à aborder la question.
Si on en croit la seule « sélection bibliographique » d’Hermès3, les réflexions sur le sujet sont foisonnantes. Et la philosophe italo-française Michela Marzano4 de s’interroger : « Si on ne parlait de confiance que parce que nous vivons dans un monde où les gens sont de plus en plus méfiants ? » Avec d’autres questions en corollaire : pourquoi sommes-nous de plus en plus méfiants ? Quel est cet étrange « contrat de confiance » que proposent certaines enseignes ? Crainte ou plaisir, méfiance et contrôle… Cet intérêt ne révèle-t-il pas en réalité une angoisse face aux incertitudes de la vie, à notre vulnérabilité, aux injonctions à la perfection, alors qu’au même moment chacun semble se replier sur ses propres certitudes ?
Pour Martin Steffens et Guillaume Morano, « faire confiance, [c’est] à la fois se déposséder d’un sentiment de sécurité pour se suspendre à la liberté de l’autre et répondre [moi-même] désormais des manquements possibles à cette confiance [par celui auquel il a été fait confiance], parce que précisément, cette confiance c’est moi qui l’ai faite. C’est à la confluence de ces deux déterminations intimes que se noue le paradoxe de la confiance. [Elle] ne s’accomplit que dans la mesure où elle se donne en un faire, au-delà du simple avoir5. » La confiance, « c’est-à-dire l’espérance ferme de celui qui se fie à quelqu’un »6, est avant tout une incertitude, un pari sur l’autre. Elle est d’autant plus forte qu’il peut exister une réciprocité entre les deux acteurs qui établissent une relation de ce type. Dans une collectivité, et pas uniquement celle des armées, cette interaction a des conséquences sur l’organisation, sur la réflexion qui cherche à apporter des solutions.
Il n’est donc pas étonnant que les militaires s’intéressent régulièrement au sujet. De Gaulle dans Vers l’armée de métier (1934) et avant lui Ardant du Picq dans Études sur le combat (1880), par exemple, insistent sur l’importance de la relation entre le chef et ses subordonnés, mais aussi sur la confiance du chef et du combattant en lui-même. Plus récemment, en 2003, les auteurs de « L’exercice du commandement dans l’armée de terre » (Livre bleu) définissent la confiance comme « la forme la plus haute de la relation qui unit les chefs et les subordonnés, parce qu’elle vient consacrer le fait que tous peuvent, en toute circonstance, se fier les uns aux autres » – Michel Goya aime à dire que la formation et l’entraînement militaire ont pour but de donner confiance en soi, en son voisin, en ses chefs autant que dans le collectif. Une nouvelle mouture de ce texte, parue en 2016, explique que « la confiance ne se décrète pas, elle se donne et se conquiert. Elle exige des preuves et se construit au fil du temps ». Or, aujourd’hui, le temps semble manquer, les contraintes s’accumulent et la crainte de l’erreur augmente. Car la confiance crée la responsabilité de celui qui en bénéficie7.
Pour ce numéro, Inflexions a poussé dans leurs retranchements des auteurs qui parfois n’avaient jamais envisagé de traiter leurs thèmes de prédilection sous l’angle de la confiance : Jacques Frémeaux sur les troupes « indigènes » et Ivan Cadeau sur de Lattre ; Brice Erbland, qui a dû faire preuve d’introspection pour mettre en perspective son quotidien de commandant d’une promotion à Saint-Cyr… « Pourquoi moi ? » se sont exclamées Nelly Butel et Soazig Quéméner. Le résultat est riche et passionnant.
Après avoir interrogé l’existence d’une confiance primordiale dans l’univers concentrationnaire nazi avec Alexandre Martin, la confiance est abordée sous des angles quotidiens, avant qu’Olivier Abel confirme l’affirmation de Michela Marzano en évoquant les travaux de Paul Ricœur, et que Sébastien Schehr, en sociologue, envisage l’environnement de notre sujet et introduise la relation entre confiance, loyauté et conflictualité. Est ainsi établi le lien avec les expériences et les réflexions purement militaires du numéro. Qu’il s’agisse de l’article d’Ivan Cadeau déjà évoqué plus haut ou de celui de Christophe Junqua sur l’importance de la confiance dans la relation entre le gendarme et la population, nous sommes à la fois dans l’histoire et dans l’analyse pratique. Frédéric Jordan s’intéresse à la manière de donner les ordres ; Pierre-Joseph Givre réfléchit aux conséquences de l’absence de confiance dans les armées ; Gilles Haberey étudie l’audace et sa mise en œuvre ; Bertrand Boyer s’interroge sur le risque que peut présenter la confiance a priori dans le tout-numérique. Pour un regard sur l’étranger, Jon Cresswell, en partant des termes anglais désignant la confiance, explique comment celle-ci est un facteur de puissance dans l’armée britannique, et Maxime Yvelin montre comment l’armée du Potomac, disparate et sans passé, est devenue une armée efficace lors de la guerre de Sécession. « La fides du légionnaire romain » peut certes avoir trait à l’histoire militaire, mais aussi à l’histoire économique et politique. Le témoignage de Benoît Courtin vous fera entrer dans la tête d’un drh, Isabelle Gougenheim dans le monde associatif et Nathalie de Kaniv dans la diplomatie européenne. Enfin, en analysant la confiance au sein de la Résistance, Guillaume Pollack fait écho à l’article initial d’Alexandre Martin.
Le lecteur trouvera donc dans ce numéro nombre de composantes et d’interrogations portant sur la confiance. Pourtant, il en reste une que nous n’avions pas prise en compte jusqu’à présent : et si tout cela n’était finalement qu’une question de neurone et de chimie ? C’est ce que nous explique Nadia Medjad dans une sorte de pied de nez scientifique final.
La confiance repose sur des bases fragiles, parfois anxiogènes, mais ne part jamais de rien. Elle nécessite l’action et dans le même temps permet et libère celle-ci. Au fil des textes, le lecteur découvrira qu’il existe plusieurs types de confiance, et que le facteur temps joue un rôle important. Ainsi pouvons-nous émettre l’hypothèse que la prise de conscience de l’impérieuse nécessité de la confiance au sein d’une société, telle que nous la ressentons aujourd’hui, peut correspondre au refus implicite de recherche infinie de la perfection, dont la traduction logique est un formalisme procédural et « processionnel ». Celui-ci risque en effet de déboucher sur un sentiment d’impuissance, parce que rien ne serait possible hors du processus, réduisant ainsi potentiellement les acteurs de bonne volonté à l’inaction. Puisse ce nouveau numéro d’Inflexions élargir notre perception et apporter une pierre à la réflexion sur la société, en passant par une meilleure connaissance des armées.
1 Hermès la revue n° 88 « Confiance et communication. Une aporie démocratique », Paris, cnrs éditions, 2021.
2 Inflexions n° 1 « L’action militaire a-t-elle un sens aujourd’hui ? », février 2005. Notamment J. -L. Cotard, « Regards et anecdotes », pp. 67–79.
3 Hermès, op. cit., p. 21.
4 M. Marzano, Éloge de la confiance, Paris, Hachette, « Pluriel », 2012, p. 8.
5 P. Dulau, G. Morano et M. Steffens, Dictionnaire paradoxal de la philosophie. Penser la contradiction, Paris/Namur, Lessius, 2019, p. 81.
6 Dictionnaire Le Robert.
7 Cf. Inflexions n° 1, op. cit.