La revue Inflexions a sollicité le commandant Van Nam Me, officier fictif des forces armées du Lan Sam, pays fictif qui se situe quelque part en Asie du Sud-Est, là où les forêts abritent des tigres et la mousson arrose les terres fertiles. Le commandant Van Nam est arrivé en France pour suivre la formation de l’École de guerre. Il est destiné, à son retour, à prendre le commandement du bataillon des forces spéciales de son pays. Il est le neveu de sa majesté Van Daï Me, roi de Lan Sam, et petit-cousin du général-prince Van Nam Tim, ministre de la Guerre. Il est le premier officier du Lan Sam à recevoir une formation au sein de l’armée française – avant l’avènement, en 2000, du roi Van Daï Me, le Lan Sam avait décidé de s’isoler économiquement et politiquement.
La francophilie affichée de la famille régnante et sa volonté de découvrir la France ont conduit le commandant Van Nam Me à offrir à nos lecteurs, avec l’accord de son oncle, quelques extraits de leur correspondance échangée depuis le printemps 2016. Une correspondance strictement personnelle, mais qui ne porte atteinte ni aux obligations de confidentialité ni aux obligations diplomatiques d’un officier hôte de notre pays. Un jeune homme promis à un brillant avenir découvre l’armée française. La revue remercie sincèrement son excellence le général-prince pour l’autorisation qu’il a bien voulu donner et le commandant pour la sélection de passages d’une correspondance visiblement nourrie et régulière. Les lettres ont été rédigées en français. Celles dont nous publions des extraits se sont arrêtées au mois de juillet 2016. Les observations faites par le commandant Van Nam ne lui permettent pas d’aborder déjà l’influence de théâtres d’opérations comme le Mali, plus largement la bande sahélo-sahélienne, la Côte d’Ivoire, l’ex-Yougoslavie ou, peut-être et surtout, l’Afghanistan. Nous assistons en fait à la découverte d’une armée par un officier étranger.
- 25 mars 2016. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« Mon général et cher oncle,
Je suis bien arrivé à Paris ainsi qu’a dû vous en rendre compte le colonel Bao Nam Tao, notre attaché de défense en France. […] J’ai été étonné de voir que peu de Français portent un couvre-chef. Sans m’attendre à découvrir dans les rues la caricature du Français avec son béret et sa baguette, j’aurais été rassuré de voir que la coiffure que nous envisageons d’acheter pour nos soldats, et en particulier pour mon cher bataillon des forces spéciales, était d’utilisation quotidienne. »
- 30 mars 2016. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« Vous m’aviez dit avant mon départ que j’allais prendre part pendant mon séjour à la signature d’un contrat important. Le colonel Bao Nam Tao m’a expliqué hier soir en quoi il consistait. Je reconnais bien là votre sens de l’humour : le marché des bérets. Moi qui pensais à un contrat d’armement !
Nous sommes donc partis, Bao Nam et moi, ce matin très tôt, en avion, pour Pau, afin de rejoindre la petite ville d’Oloron-Sainte-Marie où sont fabriqués les derniers bérets français. J’ai été enthousiasmé par la visite menée par la jeune directrice de l’entreprise Laulhère. La qualité des produits est extraordinaire. Il faudra cependant poursuivre sérieusement la négociation sur les tarifs.
À ma grande déception, j’ai appris que cette coiffure ne s’était véritablement répandue en France qu’à partir du milieu du xixe siècle. Je pensais qu’elle était d’une tradition beaucoup plus ancienne. Je ne savais pas non plus que l’armée française ne l’avait véritablement adoptée qu’à la fin des années 1950 sous l’influence des unités parachutistes. […]
En quittant Pau, nous passerons par Bordeaux, ou plutôt par Martignas-sur-Jalle. Rassurez-vous, Bao Nam ne veut pas me transformer en touriste : nous allons visiter le 13e régiment de dragons parachutistes. »
- 1er avril 2016. Lettre du général Van Nam Tim au commandant Van Nam Me
« Oui, mon cher neveu, je trouve très amusant de t’envoyer parcourir la France. Je suis très heureux que cet excellent Bao Nam ait organisé une visite à Oloron-Sainte-Marie puis une autre chez les dragons du 13. J’ai toujours apprécié cette appellation qui fleure bon nos contrées asiatiques, mais n’a pourtant aucune relation avec elles. […]
L’utilisation du béret dans l’armée française ne date pas me semble-t-il de la mode parachutiste dans les années 1950. Bien que cela ne soit pas important, peux-tu te renseigner un peu plus sur l’histoire de ce béret ? J’en avais testé un autrefois. Un assez grand qui me permettait de me protéger du vent et de la pluie lorsque j’étais à la tête de ma namla1. La laine était d’une très bonne imperméabilité et protégeait aussi bien de la chaleur que du soleil. Je ne voudrais pas, sous prétexte d’élégance, d’aspect pratique de la coiffure, que l’on croie que nous sommes inspirés par la France jusque dans les contrats que nous signons dans le domaine de l’habillement. Si le béret venait d’ailleurs, ce serait bien. »
- 3 avril 2016. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« La visite du 13, comme l’appellent les Français, a été des plus instructives pour moi. Une seule journée bien courte. J’ai particulièrement apprécié la démonstration des “caches”. Des parachutistes sont formés à creuser et à vivre à deux ou trois dans des trous pendant deux ou trois semaines pour effectuer du renseignement. L’équipe est autonome, gagnant ainsi en discrétion. Elle peut observer en toute quiétude des objectifs militaires ou des axes logistiques. J’ai porté le sac d’un “équipier”. Il approche des cinquante kilos ! On dit que les Occidentaux sont hédonistes, mais je me dis, face à cette démonstration, que la volonté du soldat français et son entraînement peuvent déboucher sur des savoir-faire surprenants de rusticité. Ce seul exemple justifie de prendre du recul par rapport aux clichés. Certains de nos hommes, pas tous heureusement, feraient bien de s’en inspirer. Je connaissais ce procédé tactique de surveillance. Le voir de ses yeux est particulièrement marquant, voire stimulant. Le colonel Le Pincty du Pinsel, qui nous a guidés lors d’une présentation dynamique et nous a invités à son excellente table (il faudra que je vous fasse un jour la description du cérémonial, qui est à l’opposé de la rusticité de la démonstration dont je viens de vous parler), m’a appris que cette technique des caches était copiée sur ce que les forces françaises avaient découvert des astuces de combat du Vietminh pendant la guerre de l’Indochine française. Que soixante ans après cette technique soit toujours utilisée, après l’avoir été pendant la guerre froide, me laisse pantois. Je croyais à une sorte de légende, une forme de rite initiatique pour tester les capacités des recrues, officiers ou simples dragons. Il y a des terrains particulièrement peu propices à l’utilisation de cette technique. Comment font-ils alors ? Du Pinsel n’a pas répondu véritablement à cette question. Reste pour moi une interrogation : l’armée française que tout le monde admire pour sa modernité et sa réactivité n’est-elle pas autant une éponge qu’un conservatoire ? »
- 10 avril 2016. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« Pour le béret, je me suis renseigné. En fait, tout cela est à la fois simple et complexe. J’ai cru comprendre que les premiers à avoir utilisé le béret dans l’armée française étaient les chasseurs en garnison dans les Alpes qui, dès 1891, ont adopté une coiffe très large pour se protéger des intempéries. Ils se seraient inspirés de leurs homologues pyrénéens. Les équipages des premiers chars, puis ceux des forteresses de la ligne Maginot, portaient eux aussi un béret plutôt noir. C’est semble-t-il un tel béret que portait le général Juin pendant la campagne d’Italie en 1943-1944. Vous avez d’ailleurs dans votre bibliothèque une photo de lui si je me souviens bien. À l’époque, les autres unités portaient plutôt le calot dit “de police”. En revanche, le port du béret chez les parachutistes serait de tradition britannique. Les premières unités parachutistes, sauf ce que les Français appellent les chasseurs parachutistes, ont été formées en Angleterre et ont emprunté la coiffure des Spécial Air Service (sas). En bons Français, ils se sont distingués en changeant l’inclinaison de la coiffure. Seuls les commandos Marine portent encore le béret vert façon britannique. Le liseré noir des bérets rouges parachutistes serait lui un signe de commémoration du sacrifice des sas lors de la campagne de Hollande en 1944. Cette explication vous satisfait-elle ? Donc, l’usage du béret dans l’armée française semble provenir de plusieurs sources. Il faudrait voir avec les Britanniques d’où viennent cet usage et cette tradition chez eux.
Prochainement j’irai en Lorraine avec Bao Nam, mon cher chaperon, à la rencontre d’un régiment d’infanterie moderne équipé des nouveaux véhicules blindés de combat d’infanterie qui a connu sa véritable heure de gloire au Mali en 2013. »
- 11 avril 2016. Lettre du général Van Nam Tim au commandant Van Nam Me
« Mon cher Nam Me, mon neveu chéri,
Je n’ai pas encore de nouvelles pour le béret. Ta remarque sur l’armée française, “conservatoire et éponge” ne cesse de m’interpeller. Le prétexte du béret n’y est pour rien. Quand on dirige un ministère tel que le mien, il faut s’inspirer des autres, digérer les techniques de l’ennemi pour mieux les contrebattre voire les adapter à son propre profit. Souviens-toi comment nos Glorieux Ancêtres ont su vaincre les hordes sauvages descendues des plateaux du Nord-Est derrière leurs bannières de soie peinte. Devons-nous, nous aussi, être une éponge et un conservatoire ? À quoi cela nous servirait-il ? En adoptant des usages étrangers, ne succombons-nous pas à une forme de mode, peut-être à un suivisme qui nous fait perdre notre regard critique sur l’autre, sur nous-mêmes ? Ne devons-nous pas conserver notre propre personnalité guerrière ? »
- 20 avril 2016. Lettre du général Van Nam Tim au commandant Van Nam Me
« Je viens de recevoir ton rapide historique du béret dans l’armée française. Oui. Retenons adaptation, personnalisation et mémoire. Mais jusqu’à quelle limite peut-on conserver des techniques de combat anciennes, des uniformes ou des parties d’uniformes des temps lointains ? Pour quoi faire ? »
- 21 avril 2016. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« Le temps en France passe très vite, de plus en plus vite. Ici, tout va vite. Nous sommes loin de nos expéditions dans les régions contiguës à la route Daï Me 4 qui remonte vers les hauts plateaux. Pour parcourir en train à grande vitesse quatre cents kilomètres afin de se rendre au 1er régiment de tirailleurs, basé dans une petite ville de l’Est de la France, il faut à peine trois heures. Bao Nam m’avait expliqué que ce régiment était un régiment moderne. J’ai été surpris en arrivant dans la cour de la caserne de voir une musique s’entraîner aux déplacements précédée d’un bouc aux cornes incroyables. Les musiciens étaient vêtus d’une petite veste courte ouverte qui ressemble à celle des femmes de la forêt de Bam. Les broderies de cette veste sont jaunes. Leur pantalon bouffant rappelle notre culotte traditionnelle de soie noire, mais il serait plutôt, m’a-t-il semblé, en laine. Ils étaient coiffés d’un étrange chapeau rouge tronconique qui ne ressemble en rien au béret. J’ai découvert avec étonnement un étrange carillon portatif surmonté d’une petite pagode qui défilait devant la musique.
Bao Nam, imperturbable, mais visiblement amusé de me voir découvrir cette batterie-fanfare que le colonel des Gardons, maître des lieux, m’a présentée comme étant la nouba2 du régiment. Je m’attendais à voir un régiment de fantassins avec des blindés dernier cri et j’ai découvert des uniformes hors du temps et un bélier.
Heureusement, après ce premier contact, j’ai pu voir manœuvrer les fameux vbci. La technologie de conduite de tir du canon, le confort du compartiment arrière pourrait presque faire croire que l’on n’est pas dans un véhicule de combat. Nous sommes loin des véhicules russes de transport de troupe. »
- 2 mai 2016. Lettre du général Van Nam Tim au commandant Van Nam Me
« Si je comprends l’attachement aux valeurs guerrières et en particulier à la rusticité, à l’adaptabilité, aux techniques de combat éprouvées, j’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi les Français sont attachés à ce point à conserver des lambeaux de leur histoire coloniale. Car tu m’as bien dit que le régiment de tirailleurs parlait des traditions des tirailleurs d’Afrique du Nord. »
- 10 mai. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« J’ai eu les mêmes interrogations que vous. Pourquoi cultiver ce passé devenu étranger ? Le colonel m’a répondu que cela permettait de développer l’esprit de corps, de rappeler les sacrifices des indigènes pendant les deux guerres mondiales, en particulier les combats et les victoires en Italie en 1943-1944. Il paraît que c’est en grande partie grâce aux troupes d’Afrique du Nord que l’armée française a pu occuper une place importante dans la reconquête de l’Europe. J’ai posé des questions sur l’emploi de ces unités dans d’autres pays que ceux de l’Afrique ou de l’Europe. Le colonel n’a pas approfondi sa réponse sur les combats d’Indochine dans lesquels quelques unités de tirailleurs ont été engagées.
J’ai appris lors de ma visite à Épinal qu’il existe un régiment qui, lui, revendique les traditions des cavaliers nord-africains en portant le nom de spahi, encore un nom ottoman. Chaque soldat porterait en tenue d’apparat une cape particulière de couleur blanche dont j’ai oublié le nom. Bao Nam m’a dit que plusieurs régiments revendiquaient eux aussi des attaches soit marocaines soit algériennes, mais de façon plus discrète, sur le fourreau qui vient se placer sur la patte d’épaule de leur uniforme.
Je me suis demandé si cela avait une importance sur la tactique. Apparemment non. Ce qui compte, ce sont les références qui permettent de valoriser l’effort, le courage, la combativité des fantassins. Je m’attendais à apprendre que les tirailleurs combattaient différemment des chasseurs mécanisés, de l’infanterie de ligne. Tous les fantassins français combattent de façon polyvalente, même si certains ont l’habitude d’utiliser des engins de combat lourds, comme le vbci, ou plus légers, comme le véhicule de l’avant blindé (vab), qui devrait bientôt être remplacé. En toute logique, les tirailleurs devraient être équipés légèrement. Ce n’est visiblement pas le cas, les soldats français semblent faire abstraction de cette présence de l’étranger en leur sein. J’avais même lu dans leur Constitution que le français était la langue nationale. Au 1er Tir (c’est comme cela que l’on abrège le nom de 1er régiment de tirailleurs), l’insigne du régiment porte sa devise inscrite en arabe : “Le premier toujours le premier.” C’est très esthétique d’ailleurs. »
- 1er juin. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« Les militaires français ont, paraît-il, été l’objet de menaces de la part des groupes terroristes qui se sont implantés au Moyen-Orient. Les autorités militaires ont demandé à leurs ouailles (j’ai appris ce terme récemment, il veut dire les membres de la paroisse, du groupe, qui dépendent d’un chef spirituel) d’éviter de circuler en tenue. Pourtant, dans les transports en commun parisiens, il est facile de reconnaître un membre des armées en raison de sa coupe de cheveux, mais aussi du sac à dos acheté dans des magasins de soldats américains. Il semble que ce sac soit très pratique, beaucoup plus que le petit sac de dotation fourni par l’intendance française. Il faudra certainement que je vous en rapporte un. »
- 15 juin. Lettre du général Van Nam Tim au commandant Van Nam Me
« Tout ce que tu me dis sur les spahis et les tirailleurs est très étonnant. Existe-t-il quelque chose de comparable avec des unités formées dans le Sud-Est asiatique ? Si je comprends bien, on se différencie pour mieux agir à l’identique… J’aimerais quand même que tu réfléchisses et observes tout ce qui a trait à la façon dont l’armée française s’inspire de ce qu’elle voit à l’étranger. Je voudrais en particulier que tu analyses l’influence du retour de la France dans l’otan, d’une campagne comme celle d’Afghanistan sur le processus de combat des militaires de l’armée de terre. Je sais que pour les aviateurs il n’y a pas grande nouveauté dans ce domaine, essentiellement pour des raisons techniques. Je sais que le kriegspiel prussien a énormément influencé les réformateurs de l’armée française après la défaite de 1870. Le retour dans l’otan conduit-il à un tel phénomène ? Cela influe-t-il sur la tactique, le raisonnement, le vocabulaire ? »
- 2 juillet. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« Ça y est, la rentrée des officiers étrangers est faite. Je suis officiellement stagiaire à l’École de guerre française. Passer de la rue à l’intérieur du bâtiment de l’École militaire est assez impressionnant pour quelqu’un qui a certes été élevé dans un palais mais qui a surtout appris à courir la brousse de jour comme de nuit. Nous verrons bien comment s’effectuera l’amalgame avec les stagiaires français. Il paraît que, globalement, ils sont assez bons sur le sujet… à condition d’être à leur hauteur. Des officiers africains m’ont appris que certaines unités autrefois spécialisées dans le stationnement outre-mer y ont été contaminées par le goût des discussions, de la palabre, et sensibilisées à l’importance de la sieste. J’aimerais bien avoir beaucoup de ces “coloniaux” autour de moi. Mais les repas ne seront peut-être pas au mess aussi copieux que dans les régiments que j’ai eu l’occasion de visiter depuis mon arrivée en France. Le besoin de sieste ne sera peut-être pas aussi pressant. Cela fait quand même bizarre de ne pas avoir d’ordres à donner. […]
On nous parle beaucoup du défilé du 14 juillet. Je vais essayer d’y assister grâce à ce cher Bao Nam. Je suis intrigué par cette cérémonie annuelle, cette communion populaire sur laquelle j’ai travaillé pour préparer ma venue. En quoi ce type d’événement est-il utile du point de vue militaire ? J’ai l’impression que cela demande beaucoup d’énergie, au sens propre et au sens figuré, pour quelque chose qui ressemble à la descente d’une avenue par une colonne d’assaut comme il pouvait en exister sous l’Empire napoléonien. Je serais étonné d’observer les fantassins français monter à l’assaut avec cette technique. Ne trompe-t-on pas le citoyen français sur les capacités réelles de son armée avec une telle mise en scène ? En en parlant avec un colonel français, celui-ci m’a fait remarquer que si on prenait l’idée de présenter les unités selon les techniques de combat modernes, il n’y aurait personne sur les Champs-Élysées. Peut-être n’y aurait-il pas besoin de beaux uniformes de l’armée d’Afrique ? Pour ce colonel, le 14 juillet est un rite important, plus du point de vue politique que militaire. Il paraît que des chercheurs l’ont analysé3. […] Je me mets en éveil sur la question de l’influence de l’otan sur la mentalité, la technique militaire française. J’essaierai d’aborder le sujet avec mes camarades “étrangers”. »
- 11 juillet. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« Je viens de parcourir le programme du défilé du 14 juillet. J’y apprends que des hussards vont défiler. Ce sont des spécialistes du renseignement. Cette fois-ci, j’en comprends la cohérence, puisque les houzards hongrois étaient des unités dont l’équipement léger permettait de harceler l’ennemi assez loin des lignes principales. Je comprends mieux cette appellation que celle de dragon donnée au régiment de recherche. Le conservatisme français des appellations des régiments est étrange. »
- 15 juillet. Lettre du commandant Van Nam Me
à son oncle le général Van Nam Tim
« Ici on ne parle que de l’attentat de Nice. Je ne peux m’empêcher de penser aux soldats qui sont “tirailleurs”, “spahis”, “artilleurs d’Afrique”, “sapeurs du Maroc”, et qui portent sur leur uniforme un croissant ou une étoile chérifienne. Quel paradoxe alors que la France est en guerre contre le “djihadisme terroriste”, pour reprendre le discours officiel ! Un officier mauritanien de mon groupe de travail à l’École de guerre m’a par ailleurs expliqué que les Français utilisaient beaucoup de mots arabes comme chouf pour regarder, surveiller, ou marab pour marabout, c’est-à-dire sorcier, envoûteur, pour désigner les aumôniers militaires (tout un programme). Un officier saoudien qui a été formé à Saint-Cyr il y a une vingtaine d’années m’a appris que les unités françaises déployées dans le désert pendant la première guerre du Golfe, en 1991, avaient copié l’aménagement des tentes bédouines pour pallier l’absence de climatiseurs. Oui, l’armée française m’apparaît de plus en plus comme une éponge culturelle, dont la forme varie selon les circonstances.
Des tribunes sur les Champs-Élysées, j’ai pu regarder le défilé. Amusant de voir des policiers avec des douaniers en colonne au milieu des militaires français. S’agit-il de combler le déficit d’effectifs défilant ou de rendre hommage à des fonctionnaires méritants ? Ce défilé est décidément très étrange. J’ai repéré aussi certains emblèmes, devant les unités se succédant les unes après les autres, décorés d’une queue-de-cheval. Bao Nam m’a expliqué que cela remontait à une vieille tradition nord-africaine ou ottomane : lorsqu’un chef arabe ou turc avait son cheval tué au combat sous lui, il en coupait la queue pour faire valoir son courage. De fil en aiguille, ce toug est devenu un insigne de commandement que l’on peut repérer de loin au moment du combat. Ce qui est amusant, c’est que la plupart des unités ayant des traditions issues de la cavalerie arborent cette queue-de-cheval, même si elles n’ont aucun rapport avec l’armée d’Afrique. La guerre d’Algérie peut-être ? […]
En quittant les tribunes et en passant à côté d’un officier chargé de la circulation, j’ai entendu ce dernier demander à la radio si “le frago était tombé”. Bao Nam m’a expliqué qu’un frago est un Fragmentary Order qui vient préciser ou compléter un opord, Operations Order, dont l’attente demande forcément un wanord, ou Warning Order. Il paraît que lorsque nous aborderons les exercices de planification, il faudra bien suivre le Battle Rythm. La traduction n’est pas nécessaire pour comprendre que le langage militaire français a adopté certaines terminologies anglo-saxonnes et otaniennes. C’est peut-être le côté pratique des militaires. Les Français ont, paraît-il depuis longtemps, fait leur dans certains contextes la notion de drill à l’anglaise. Les communicants militaires utilisent facilement le terme de Media Release pour parler de communiqué de presse. Y aurait-il une forme de snobisme à montrer que l’on connaît des termes étrangers ou est-ce purement pratique ?
J’ai aussi découvert la Légion étrangère en vrai. J’espère pouvoir rencontrer certains de ses officiers pour étudier leur savoir-faire de combattant. Il paraît qu’il existe un régiment-école spécial pour les légionnaires afin, entre autres, de lutter contre des nationalismes éventuels en son sein et, surtout, de former le combattant de base. Le régiment de Légion qui défilait porte lui aussi le numéro 13. Sur son insigne, on retrouve un dragon indochinois. Je crains que cela n’ait rien à voir avec d’éventuels tirailleurs indochinois.
Comme je n’ai pas eu encore de contacts quotidiens avec les officiers stagiaires français, je ne peux pas encore vous répondre sur vos interrogations sur la perméabilité de l’armée française à la culture otanienne. Je sais cependant que mon camarade américain est un fervent lecteur du théoricien français de la contreguérilla dont j’ai oublié le nom.
Comme vous me l’aviez prédit mon cher oncle, cette année s’annonce très intéressante. Je vais pouvoir m’étonner tout mon saoul, étudier ce qui peut être copié et adapté à notre petite et vaillante armée. Ce faisant, je serai moi aussi un vecteur de porosité entre notre pays et les armées françaises. Mais malgré tout, vous savez, mon bataillon opérationnel et mes hommes me manquent. »
1 La namla est une unité traditionnelle de combat en montagne au Lan Sam. Elle correspond peu ou prou à une compagnie d’infanterie légère de cent vingt hommes.
2 La nouba est un ensemble musical qui défile devant son régiment de tirailleurs algériens.
3 Voir André Thiéblemont (sd), Cultures et logiques militaires, Paris, puf, 1999.