N°22 | Courage !

Jean-Luc Cotard

Éditorial

Vingt-deux. Déjà vingt-deux numéros ! En 2004, lors de la première réunion de ce qui allait devenir le comité de rédaction de la revue, dans une salle obscure à l’odeur de renfermé et de poussière de l’état-major de l’armée de terre, Véronique Nahoum-Grappe, qui participe par ailleurs au comité de rédaction d’Esprit, expliquait, avec sa verve et sa chaleur coutumières, que la durée de vie de la future revue importait peu : son empreinte sur le monde de la recherche ou celui des relations entre les armées et son environnement pouvait être fondamentale avec seulement dix numéros. Nous en sommes à vingt-deux. Inflexions. Civils et militaires : pouvoir dire laisse-t-elle une empreinte ? Une chose est certaine, la revue travaille et fait travailler, fait réfléchir et réagir.

Depuis neuf ans, huit si on ne prend en compte que la date de parution du premier opus complètement atypique, la revue creuse un sillon particulier, créant parfois des psychodrames au sein du ministère, au sein de l’armée de terre, parfois même du comité de rédaction, dans un domaine qui n’est pas la stratégie, qui utilise l’histoire, la sociologie, la médecine et bien d’autres sciences humaines. Elle cherche les regards croisés de praticiens et de théoriciens qui étudient l’action militaire, en fait le soldat, lequel n’est rien d’autre qu’un homme placé volontairement dans des situations extraordinaires par le pouvoir politique. Elle permet à ceux qui veulent bien la lire d’y trouver des témoignages, des réflexions, des analyses parfois caustiques et critiques. Bref, cher lecteur, Inflexions est une revue qui vit réellement.

La rédactrice en chef et sa fidèle adjointe pourraient être considérées comme son bras armé, son exécutif. Légalement, un directeur de publication, officier général évoluant dans la proximité du général chef d’état-major de l’armée de terre est responsable de ce qui est publié. Ces trois personnes animent le comité de rédaction, noyau de réflexion de la revue, qui se réunit régulièrement en différents lieux, le plus souvent parisiens. Il est composé d’une vingtaine de civils et de militaires, qui proposent et discutent de thèmes de dossiers avant que l’un, parfois plusieurs, soit choisi pour rédiger une accroche qui est envoyée aux auteurs pressentis. Il arrive de plus en plus que des articles soient spontanément proposés. Les commentaires des uns et des autres permettent d’améliorer tel ou tel passage des travaux fournis. Les échanges ont lieu au cours de réunions, mais aussi, le plus souvent, par messagerie électronique. En revanche, les membres du comité de rédaction aimeraient voir se développer la participation des lecteurs. La partie « Pour nourrir le débat » n’est pas assez alimentée par la critique argumentée des articles publiés dans les numéros précédents. La revue n’a pas en effet la prétention d’être exhaustive. Et ce numéro ne fait pas exception à la règle. Le comité a commencé à travailler sur le thème du courage durant l’hiver 2011-2012. La majorité des articles a été livré au début du mois de septembre. In extremis, mi-octobre, quelques-uns ont été ajoutés au sommaire en raison de l’intérêt du sujet. Cet éditorial clôt l’exercice.

Pourquoi un numéro sur le courage ? La revue s’en explique auprès des auteurs pressentis : « L’épreuve de la guerre a donné au courage la figure emblématique de l’action militaire : les affres du combat, la sortie de la tranchée, baïonnette au canon, les blessures de la chair et de l’esprit et, malgré tout, la ténacité dans l’adversité. Le courage était salué comme la vertu personnelle du dépassement de soi, dans la ligne, romancée, de la chevalerie et, en même temps, comme la vertu publique du sacrifice de soi pour des valeurs plus hautes que soi, dans la ligne de l’éthique républicaine. Ainsi, le courage faisait-il consensus en œuvrant comme un imaginaire structurant, un modèle qui pouvait mobiliser chacun dans l’accomplissement de ses tâches d’ouvrier ou d’apprenti : on était “courageux” quand on consacrait ses forces à aller au bout de son travail difficile et pénible, au bout de sa mission. Les actions courageuses, individuelles ou collectives, celles du sportif qui embrasse le courage comme une immense passion, celles du sauveteur qui hausse le devoir au niveau du sublime, inspirent toujours le même désir d’avoir foi dans l’humain. Mais les sociétés modernes se sont faites réflexives et elles soumettent leur propre foi dans leurs valeurs fondatrices à l’épreuve du doute. Les militaires eux-mêmes s’interrogent sur le sens exact du courage, en “démilitarisant” au besoin l’image qu’on s’en est faite, constatant que l’on peut être courageux dans l’action et lâche dans la décision, courageux dans l’initiative et lâche dans la soumission. Surtout, ils n’opposent plus simplement le courage à la lâcheté (une lecture virile qui se justifie traditionnellement pour des raisons que l’on peut dire professionnelles), mais aussi à la faiblesse, regardant ainsi le courage d’un point de vue plus existentiel, où l’humain se regarde sans illusions, mais peut aussi se partager dans l’imprévu de vécus tragiques pour lesquels nul n’a de réponses toutes faites. L’épreuve de la Résistance et des camps de concentration a intégré les civils, au-delà de l’expérience du front, dans l’imaginaire du courage, en l’augmentant du secret, de la modestie et de l’anonymat. Les catastrophes naturelles ou technologiques soulignent aujourd’hui d’autres champs d’action et d’épreuve. Elles sont mobilisatrices de courage, rendu plus anonyme encore à l’âge de la communication généralisée, en devenant le courage abstrait, fonctionnel, contractuel de ceux qui font, jusqu’à la mort, un métier qui ne prévoyait pourtant pas une telle issue. La médiatisation retire alors au courage, paradoxalement, une grande part de sa visibilité douloureuse, charnelle, psychique et morale, pour le ramener à une information générale et sans destinataire particulier. L’acte de courage apparaît comme un acte individuel, éventuellement comme la somme d’actes individuels, qui est indissociable de l’autre et de son regard. La collectivité a besoin du courage des siens, mais peut-elle y forcer et l’instiller ? Le courage, voilà donc une vertu qui n’est pas réservée aux seuls militaires. Les politiques, les intellectuels, les entrepreneurs et bien d’autres s’en réclament, et le courage se spécialise par professionnalisme éthique : courage du “parler vrai” en politique, courage de la pensée libre et énoncée comme telle chez l’écrivain et le journaliste, courage de décider dans l’incertitude chez l’entrepreneur. Un courage qui lutte, comme toujours, contre l’ennemi intérieur (ruse, mensonge, indifférence) et les contrefaçons (témérité, insensibilité, cynisme), mais aussi, caractère plus spécifique de notre temps peut-être, contre le découragement, quand la tentation de renoncer est le premier ennemi du courage de vouloir. Le courage peut être l’action ponctuelle et sans répétition, mais aussi s’inscrire dans le temps avec une reproduction continue, persévérante, de gestes qui n’a rien d’héroïque. Dans une époque qui cherche ses repères, où l’effort le dispute à la sécurité dans la rhétorique de l’action, le courage change-t-il de rôle et de mesure, et son examen, par le prisme de la chose militaire, peut-il instruire sur ses enjeux moraux, politiques et culturels ? »

Parfois, le résultat des articles commandés n’est pas tout à fait à la hauteur de ce que l’on attendait, parfois la surprise est extraordinaire. C’est un peu ce qui s’est passé avec ce numéro. Le comité avait donné son accord pour qu’une interview fût diligentée auprès d’Anne Nivat. Oui pour une journaliste, oui pour une lauréate du prix Albert-Londres. Donc l’entretien était prévu pour venir en appui des autres articles, plus particulièrement en description du courage des civils et des militaires rencontrés en Tchétchénie, en Irak ou en Afghanistan. Pourtant, il est devenu l’accroche du numéro. Vous y découvrirez une forme de courage physique, intellectuel et surtout répété. Le courage dans la continuité, dans la persévérance, vous le découvrirez chez les femmes afghanes décrites par Françoise Hostalier. Sans effets de manches, ces trois portraits font écho au « Réveillez-vous ! » d’Anne Nivat.

Monique Castillo, fidèle à sa culture et à son talent, questionne quant à elle les contraires, pose des définitions, des limites. Elle aborde le découragement pour mieux revenir sur le courage, celui qui vient, celui qui permet de trouver « le langage de la capacité d’être, de faire et d’agir, [lequel] porte en lui la force de concurrencer [la] rhétorique de l’apparence parce qu’il redonne accès à la réalité ».

C’est à partir de l’histoire militaire que le général Bachelet s’interroge sur le mot bravoure, en soulignant son caractère aujourd’hui désuet. Une approche que complète Yann Andruétan, qui fait lui aussi référence à la bravoure en plaçant en exergue une citation d’Ardant du Picq sur la bravoure absolue. Son propos permet de souligner les oxymores qui entretiennent « une économie morale et sociale complexe » : le courage se métamorphose en quittant son côté héroïque pour devenir beaucoup plus une valeur populaire. Les images sélectionnées par Éric Deroo renforcent cette analyse. La perception du courage a évolué. Du mythe héroïque et individuel, on arrive à la souffrance endurée en groupe.

Dans sa mythologie, Audrey Hérisson associe le courage au dépassement de soi par l’action et par la parole. Elle souligne, elle aussi, le glissement de sa nature, mais arrive à la conclusion qu’il n’est rien sans espoir. Hervé Pierre, lui, s’appuie sur sa récente expérience afghane pour nous parler du courage, mais aussi de ses corollaires, la peur, la faiblesse potentielle. Il montre combien « le courage ne peut être ni thésaurisé ni capitalisé : il n’existe qu’à la condition d’un éternel recommencement, donc d’un perpétuel effort de volonté ». Celui qui a vu une fois l’une de ses actions qualifiée de courageuse, ceux qui ont repoussé une fois les limites de leur frayeur font souvent preuve d’humilité et de détresse. Ce courage des militaires ne se concrétise pas toujours de la même façon. Selon que l’on opère ou combat au sol, en l’air ou sous l’eau, il ne se matérialise apparemment pas de la même façon. En approfondissant le sujet avec trois officiers très expérimentés, Thierry Marchand montre qu’il existe beaucoup de points communs malgré une apparente divergence.

Si, dans les articles précédemment cités la notion de groupe était presque implicite, Nicolas Mingasson vient apporter son témoignage extérieur à l’armée. Pour lui, le moteur du courage individuel, tel qu’il a pu le vivre en suivant une unité de son entraînement jusqu’en Afghanistan, réside dans la force du groupe. Il parle de courage ordinaire, de modestie et d’« usine à courage ». Parmi les devises des unités militaires, il en est une qui affiche le courage comme principe : celle des sapeurs-pompiers de Paris : « Sauver ou périr. » Didier Rolland, sous-officier devenu historien, héraut de la brigade des sapeurs-pompiers, parle de ses héros. Il montre qu’il est nécessaire de prendre de la distance avec les conséquences des actes courageux. L’adulation par la foule est à l’opposé de la vulnérabilité physique et psychique de l’homme. Après le courage de l’action, les pompiers doivent ainsi avoir le courage du retrait.

Après une succession d’analyses et de témoignages portant sur l’action courageuse, arrivent ceux de la pensée courageuse. Emmanuel Goffi aborde le courage intellectuel ainsi que la liberté d’esprit et d’expression des militaires. Alors qu’Olivier Kempf fait la relation entre le courage intellectuel et l’esprit de décision, mais aussi avec la volonté, notamment celle d’innover pour surprendre et éviter d’être battu, au sens propre et au sens figuré, dans sa routine. Une réflexion tendue vers l’action qui ne peut pas s’affranchir d’une rétrospective philosophique que nous offre Frédéric Gros. Ce dernier rappelle que le courage est « une affirmation de soi qui tient bon dans un rapport de force ». Il évoque le rapport entre courage et philosophie avant d’aborder une pensée développée par Michel Foucault : le « courage de la vérité ». « La recherche de la vérité demande autre chose que simplement de la culture ou de l’intelligence » parfois au prix de l’acceptation de la remise en question des évidences. La pensée courageuse, comme l’action courageuse, oblige à l’exposition, à la critique, voire à la condamnation. Ce courage intellectuel et l’esprit de décision permettent d’interroger le monde politique. C’est ainsi que le professeur Sicard a interrogé l’éditorialiste Alain Duhamel sur le courage des hommes politiques. Eux aussi s’exposent. Ils évoluent sous la tyrannie de la transparence et de l’accélération du temps médiatique, avec le risque d’une « mortelle » impopularité politique.

Mais le courage n’est-il pas qu’un voile ? Que peut-il cacher ? Sur quoi débouche-t-il ? Son contour est-il précisément défini ? N’existe-t-il pas que parce qu’il autorise une légende collective ? Pour Cécile Gorin, « de l’imposture à la honte, en passant par les coulisses de la folie et de la faute, le masque du courage peut cacher des vérités qu’il conviendrait parfois de ne pas révéler ». D’une certaine façon, cet article fait écho à la distanciation demandée aux pompiers. Il appelle des réflexions sur les traumatismes psychologiques, telles que la revue Inflexions et le Centre de recherche des écoles de Coëtquidan ont pu les analyser au cours d’un colloque de deux jours, aux Invalides, en octobre dernier.

Ce courage face au risque intellectuel, la revue le prend en publiant deux articles qui se répondent l’un à l’autre. Le premier a suscité au sein de la rédaction beaucoup d’échanges. Son auteur, Thierry de La Villejégu estime en effet que les parents d’enfants handicapés font preuve d’un véritable courage en acceptant leur naissance. Certains ont émis des réserves quant à l’arrière-plan du discours, à l’image que cet article aurait pu donner à la revue. D’autres ont souligné que ce texte pourrait laisser croire que ceux qui n’acceptent pas la venue au monde d’un enfant handicapé ne sont que des lâches. Le débat a été vif, argumenté. Finalement, un modus vivendi a été proposé avec la publication d’une sorte de réponse apportée par le psychiatre par Michel Delage qui réfléchit et travaille sur ce sujet. Pour lui, il ne convient pas de parler de courage dans ce contexte, mais d’aptitude et de capacité. Inflexions propose cette confrontation d’opinions en fin de volume, parce que chacun aura alors des éléments à la fois techniques et intellectuels pour pouvoir avoir le courage de réfléchir et de choisir. Initier un débat, n’est-ce pas aussi une forme de courage, alors que l’objet de ce débat a quitté quelque peu le soldat, sujet originel de la revue ? Mais, en fait, même si cela peut apparaître comme un glissement, nous sommes bien dans la philosophie de celle-ci : prendre prétexte de l’environnement extraordinaire du soldat pour essayer d’élargir le champ de réflexion à la société.

Avant de terminer cet éditorial, il est impossible de ne pas parler de la disparition de Pierre Schoendoerffer, que plusieurs membres du comité de rédaction avaient eu le plaisir de rencontrer. Un hommage lui est rendu dans la partie « Pour nourrir le débat ». L’écrivain, cinéaste, documentariste aventurier, avait, en mars 2011, accepté de nous donner une interview au contenu très riche dans le cadre du numéro « Partir ». Pour ce numéro consacré au courage, une nouvelle collaboration avait été envisagée sans que l’on ait eu le temps de la mettre en œuvre. Un vieux « crabe » est parti ; nous en gardons de belles images et de belles lettres.

Le comité de rédaction est conscient que ce numéro est imparfait, qu’il manque notamment des témoignages issus du monde économique. Il espère cependant que cette vingt-deuxième livraison, qui vient compléter par certains points celle sur les héros (n° 16) ou celle sur la transmission (n° 13), contribuera à une réflexion bien au-delà des rangs des militaires, tout en permettant de mieux connaître leur monde, que certains pensent à part.