Naguère, chez les militaires, il n’y avait de culture que « générale ». Peu ou prou, il en était de même dans la société française. « La » culture, c’était celle des arts et des lettres. Dans le courant des années 1980, le sens de ce mot devint polysémique. Se propageant dans tous les milieux sociaux, la culture en vint à exprimer, plus ou moins confusément, les particularités et les différences d’une collectivité, d’une activité.
Dans les armées, cette polysémie toucha plus particulièrement l’armée de terre. Elle constitue l’un des aspects d’un mouvement d’expressions identitaires qui émergea au tournant des années 1980 et s’étendit par la suite à toutes ses formations. Ce mouvement procède de celui qui s’est développé dans les secteurs traditionnels de la société française durant la même période. Mais il a un caractère qui lui est propre ! Il doit être rapporté aux changements successifs et rapides qui ont modifié les conditions de l’existence militaire au cours des dernières décennies. Cet article propose de considérer ce mouvement, ses conditions politico-militaires et socioculturelles d’émergence, ses caractéristiques1.
- « L’armée est une entreprise comme une autre ! »
À la fin des années 1970, ce slogan scandait les discours officiels. À l’époque, les militaires vivaient une sorte d’aggiornamento, un peu à l’instar de ce mouvement d’« ouverture au monde » impulsé dans l’Église de Rome par Vatican II. À l’« image du baroudeur », la politique militaire entendait substituer celle d’un manager ou d’un « technicien de la défense » qui se fonde « dans le paysage contemporain »2.
Cet aggiornamento s’inscrivait dans la continuité de la mise sur pied de cette nouvelle armée organisée autour de la fusée dissuasive qui avait été engagée à la fin de la guerre d’Algérie. L’entreprise avait rencontré scepticisme et résistances parmi les intelligences du pays comme dans les rangs militaires. Dans une société où pointait l’eschatologie d’un monde pacifique, où des élites contestaient l’autorité au nom de l’épanouissement de l’individu, le militaire était perçu par beaucoup comme « nuisible et inutile »3. La nécessité d’une armée et d’une défense était posée4. Dans le même temps, la montée en puissance de la force nucléaire paupérisait le service militaire et la condition militaire5. Dans le courant de l’année 1973, la contestation d’une partie du contingent, mais aussi de jeunes officiers, jusque-là cantonnée dans les murs des casernes, explosait sur la voie publique. Parmi les cadres militaires, les motifs étaient multiples : sentiment d’hostilité de la société, vétusté des infrastructures et des matériels, « misérabilisme » du service militaire, dégradation de la condition militaire, autoritarisme de la hiérarchie, rejet d’une doctrine de dissuasion nucléaire renvoyant des forces combattantes à une logique de non-emploi6…
Cette contestation fragilisait le système de défense. L’aggiornamento des armées, qui fut alors engagé pour le crédibiliser, fut ambitieux mais quelque peu radical. Il impliquait une rationalisation de la gestion des ressources du corps militaire et l’adaptation d’un style de commandement réputé autoritaire et coercitif à l’évolution des mentalités de nouvelles générations. Directives, mesures et procédures diverses imposaient le « dialogue », la « participation », l’« adhésion ». Image de marque oblige ! À la fin des années 1970, l’armée française se proclamait « une entreprise comme une autre », dépouillée de toute référence à des traditions ou à une vocation combattante. Passant de l’« état de figure symbolique complexe à celui de signe accessoire et univoque », le militaire s’effaçait derrière ce qu’on avait pris coutume d’appeler l’« appareil » ou l’« outil de défense »7 !
L’entreprise secréta de lourdes tensions. Dans les corps de troupe, sa mise en application absorbait les « énergies au détriment des activités opérationnelles »8. À tort ou à raison, nombre de cadres estimaient que les orientations et les procédures à mettre en œuvre, coulées dans le moule d’autoritarismes et de formalismes anciens, étaient plaquées sur la vie des corps de troupe. À leurs yeux, elles tenaient peu compte de sa complexité, de contraintes persistantes et, surtout, d’impératifs collectifs qui n’étaient pas toujours compatibles avec cet « épanouissement »9 de l’individu que le commandement entendait favoriser.
Entre ces adaptations nécessaires mais brutales, systématiques, trop souvent contradictoires avec les particularités de la vie militaire et une doctrine de dissuasion qui faisait du combat une improbable espérance, nombre de cadres éprouvaient le sentiment plus ou moins diffus d’une « fonctionnarisation » ou d’une « banalisation » de leur office. Dès lors, et jusqu’à nos jours, comme l’avers et le revers d’une même protestation, les thématiques de la « banalisation » et de la « spécificité militaire » ne cesseront pas de travailler le milieu militaire10. C’est là, me semble-t-il, l’un des ferments de ce mouvement d’expressions identitaires qui germera dans l’armée de terre dans les années 1980. Il se nourrira de transformations dans l’environnement socioculturel des armées et de changements qui vont les affecter et les refaçonner en partie.
En premier lieu, on ne peut exclure l’influence sur ce mouvement des manifestations d’identités (ethniques, régionales, locales…) qui vont éclore et travailler le territoire national à partir des années 1980. Aujourd’hui, elles parcellisent son paysage culturel. Puisant dans un passé souvent mythifié, y « redécouvrant des formes culturelles enfouies », divers courants identitaires ont opposé aux « excès de la modernité », au centralisme et aux technostructures uniformisantes leur différence et leur « appartenance à un espace culturel »11. Sur cette lame de fond ont joué des dynamiques propres à l’armée de terre.
L’effacement progressif des armées sur le territoire national et la rareté croissante des ressources budgétaires donnèrent trop souvent, et donnent encore au corps militaire un sentiment d’abandon et de menace sur son existence. S’y sont combinées des réformes de toutes natures, parfois vécues comme des entorses à la « spécificité militaire ». Or ces changements sont intervenus alors que la vocation traditionnelle du corps combattant était à nouveau, et de plus en plus, sollicitée, et que progressivement, l’existence militaire se transformait radicalement au regard de ce qu’elle était dans les années 197012. S’ouvrant les canaux discrets – verbaux ou symboliques – de son expression, le corps militaire signifiera alors son identité spécifique avec un sentiment de légitimité d’autant plus fort que son présent lui donne de nouveau rendez-vous avec un épique que la fusée dissuasive avait occulté. Le passage à la professionnalisation relancera le processus, donnant à ces expressions identitaires d’autres légitimités, celles de l’« incorporation » du jeune engagé.
- L’épique au passé et au présent
Énonçant différences et particularités, ces expressions ont joué à la fois d’objets et de signes hérités du passé ainsi que d’un paraître renvoyant à un présent épique – même s’il ne s’agissait que de s’exposer aux coups de l’autre en s’interdisant de lui en donner. Parmi l’abondance des indices, quelques coups de sonde permettent de caractériser les plus manifestes.
- Muséographie et collections d’objets
Sur plus de vingt-deux musées aujourd’hui repérables dans l’armée de terre, neuf ont été créés dans les années 1980 ; huit créations, rénovations ou extension de surface sont survenues postérieurement à 1990 (cf. tableau p.84-85). Dans la même période (1980-2005), sauf omission, on ne repère aucune création dans l’armée de l’air, la marine s’étant enrichie du seul musée de l’École des fusiliers marins. Ces créations furent toutes réalisées dans le « foyer » d’une culture militaire particulière : école d’arme, maison mère, centre de formation, de commandement d’un ensemble interarmes (Pau, Grenoble) ou stationnement d’une formation héritière d’une subdivision d’arme (Valence). Elles ont été réalisées ex nihilo ou à partir de collections d’objets détenues de longue date mais insuffisamment mises en valeur. Avant 1990, elles furent le fait d’initiatives éparses. En 1993, la création d’une délégation au patrimoine culturel et historique de l’armée de terre paraît avoir traduit une prise de conscience au niveau central d’une nécessité d’affirmer auprès des cadres et des personnels la « pérennité de leur institution » en renouant avec son « héritage culturel »13. Sous l’impulsion du général Cousine, une politique patrimoniale ambitieuse, disposant de gros moyens, fut alors mise en œuvre. La professionnalisation donnera à cette politique une nouvelle source de légitimité.
Dans la même période et dès les années 1980, une affirmation plus discrète d’une identité particulière au travers d’objets témoignant d’un passé lointain ou très récent se propageait dans nombre de formations de l’armée de terre. Des salles d’honneur régimentaires furent créées, rénovées, réaménagées, là aussi bien souvent à partir d’objets sortis des caves et des greniers ou trop peu visiblement exposés14. Dans un tout autre style, il existe aujourd’hui des bars aménagés dans les bâtiments de compagnies ou d’escadrons. Ces lieux sont meublés et décorés d’objets emblématiques, témoins des opérations extérieures auxquelles ces unités élémentaires ont participé : photos, fanions, objets africains, drapeaux, armements de belligérants… Dans ces espaces intimes, tous cadres et parfois tous personnels confondus, on boit un verre, on prend le café avant le rassemblement du matin, entouré d’un bric-à-brac de souvenirs dont des mémoires vivantes peuvent raconter l’histoire. Ce phénomène pourrait être rapporté à l’autonomie croissante des unités élémentaires depuis les années 1980. Les interventions contemporaines ne sollicitant plus l’engagement de régiments organiques, ce sont une ou plusieurs de leurs unités élémentaires composant bataillons de marche et groupements tactiques qui partent en expédition. Bien plus, une même compagnie peut voir disperser ses sections sur plusieurs opérations durant quelques mois. De la sorte, chaque unité élémentaire possède aujourd’hui un passé récent, une histoire qui lui est propre : elle les expose et les raconte dans son propre espace de vie15.
- Le paraître de l’uniforme
Dans les années 1970, le soldat redoutait de paraître en uniforme. Au sortir de la guerre d’Algérie, bérets noirs et tenues de combat kaki sombre avaient remplacé calots aux couleurs des armes et treillis bariolés ou kaki clair délavé. En mauvaise saison, le soldat défilait dans une vilaine tenue de drap, elle aussi d’un sombre kaki, que nulle décoration ne fleurissait s’il n’avait pas pérégriné en Algérie. Seuls échappaient à ces tristes coloris les chasseurs et ceux qui, légionnaires, parachutistes ou troupes de marine, arboraient le hâle et les décorations de leurs séjours outre-mer ou portaient pour les premiers bérets verts ou rouges.
Aujourd’hui, l’uniforme de l’armée de terre est porté sans complexe, dans la rue ou aux queues des grandes surfaces. Nombre de ses signes renvoient à une vocation combattante. S’étant éclairci à partir de 1990, des décorations l’agrémentent sans qu’il soit besoin que celui qui les arbore ait de longues années de service. En tenue de parade, les ceintures de laine rouge ou bleue d’une très ancienne armée serrent la taille du soldat. Après trente années d’oubli, la tenue de combat bariolée a été réhabilitée. Elle se porte partout en France, en tout lieu et en tout temps, y compris là où naguère on ne revêtait que rarement le treillis. Comme si partout, même non-combattant, on se réclamait d’une vocation combattante !
- L’image et le texte : les « beaux livres »
Un troisième type d’indices réside dans la prolifération d’ouvrages richement illustrés traitant de sujets militaires : un florissant marché qui a contribué à relancer une maison comme Lavauzelle ou sur lequel se sont positionnés de nouveaux éditeurs (Marines éditions créées dans les années 1980, Histoire et documents en 1978…). Le phénomène touche toutes les armées à partir de la décennie 1990. Si on circonscrit l’observation à l’édition de « beaux livres » – grands formats, souvent reliés et cartonnés, illustrés de centaines de photographies en couleurs –, l’armée de terre se distingue par de nombreux ouvrages traitant du passé et du présent de régiments, d’écoles, d’ensembles interarmes ou de subdivisions d’arme. Ce n’est ni le cas de la marine nationale ni celui de l’armée de l’air16. Ces « beaux livres » sont apparus à l’occasion des opérations de maintien de la paix au Liban à la fin des années 1970 et au début des années 198017. Aujourd’hui, le catalogue des éditions Lavauzelle présente plus de cent « beaux ouvrages » divers consacrés à l’armée en général. À coté de sujets historiques ou transversaux (administration, décorations, renseignement…), plus de cinquante ouvrages de cet ensemble sont consacrés au passé et au présent de formations de l’armée de terre, dont quatorze pour les troupes de marine et huit pour la Légion étrangère. Six ont été publiés dans les années 1980, neuf dans les années 1990 et trente-six depuis le début du xxie siècle18. Du 152e régiment d’infanterie au 28e régiment de transmissions en passant par le 3e régiment de génie, ce phénomène touche toutes les armes. Et il ne s’agit pas de livres d’or ! Très documentés, ils s’appuient souvent sur des sources de première main qui ne figurent pas dans les fonds d’archives publics (carnets de route, articles de presse…). Néanmoins, ils distinguent et magnifient la formation ou les formations traitées en racontant leurs valeureuses épopées passées et présentes.
Ce petit marché est comparable à des éditions à compte d’auteur. L’ouvrage est le plus souvent élaboré à la demande de la formation concernée, moyennant une promesse d’achats préalables qui amortira une partie du coût de fabrication. La formation utilisera les produits préachetés comme objets souvenir dans ses prestations d’échange avec son environnement militaire ou civil.
- Insignes métalliques et signes emblématiques
de l’armée d’Afrique
Depuis la Première Guerre mondiale, la création d’insignes distinctifs symbolisant la personnalité d’une unité est devenue une pratique constante dans les armées19. Au sein de l’armée de terre, au début des années 1980, cette pratique se concentrant sur la fabrication d’insignes métalliques devint incontrôlable. En août 1985, une décision tenta de limiter les créations et le commerce de ceux-ci20. Peine perdue !
Dès la fin des années 1970, la participation de formations de l’armée de terre à la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (finul), aux opérations Tacaud puis Manta au Tchad, Diodon au Liban donne lieu à de multiples fabrications d’insignes ad hoc. À côté d’insignes de bataillons de marche de la finul ou de régiments dont la symbolique retravaillée s’identifie à une opération (17e régiment de génie parachutiste et Diodon), apparurent nombre d’insignes d’unités élémentaires organiques ou de marche détachées de leur régiment pour être engagées dans ces interventions. C’est le fait notable !
Au cours des années suivantes, les insignes de compagnie et d’escadron organiques proliférèrent, parfois portés en accroche sur la fourragère. Pour beaucoup, ils furent déclinés en autant de décorations ad hoc que de contributions à des opérations ou à des séjours extérieurs, en unité organique ou de marche. Ce phénomène a touché toutes les formations bien avant la professionnalisation (les compagnies des 5e et 41e régiments d’infanterie, par exemple). À ce jour, hors des décorations réglementaires de régiment, on peut dénombrer trente-neuf insignes différents d’opération ou de compagnie au 3e régiment parachutiste d’infanterie de marine, trente et un au 1er régiment d’infanterie, vingt-quatre au 92 où certains insignes d’unité datent du Liban ou de la Bosnie21. Le commerce de ces insignes est également un marché florissant : dans les années 1990, l’essentiel des petites annonces de Terre magazine y était consacré.
Les rappels explicites ou symboliques de l’armée d’Afrique et du passé colonial travaillés à l’aune du présent, ont constitué l’une des dimensions essentielles de ce mouvement identitaire : ouvrages et iconographies, références incessantes aux héros « pacificateurs », nombreuses restaurations symboliques que les épousailles de la modernité avaient laissé tomber en désuétude… Il en va ainsi de la recréation du 1er régiment de tirailleurs en mai 1994, du 1er régiment de chasseurs d’Afrique en 1998 ou de l’appellation « régiment d’Afrique » que le 68e régiment d’artillerie blindée retrouva au début des années 2000 après quelques décennies d’oubli. Il y a plus insolite ! Au début des années 1990, le tough – hampe d’un fanion d’escadron à la douille de laquelle sont accrochés des crins ou une queue de cheval – fait son apparition, ou sa réapparition, dans les régiments qui se réclament des unités montées de l’armée d’Afrique ou d’un passé hippomobile, en particulier aux 12e, 61e et 68e régiments d’artillerie, et aux 511e et 515e régiments du train22.
- La notion de culture éclatée
Depuis une quinzaine d’années, comme pour souligner les identités collectives que ces expressions profuses énonçaient, les invocations d’une culture spécifique se sont propagées, se chargeant d’une diversité de sens au gré des situations et des statuts de ceux qui s’y référent. Aujourd’hui, dans l’armée de terre comme dans la société française où le même phénomène s’est produit, n’importe quelle collectivité « peut revendiquer une culture qui lui est propre », ce qui ne va pas sans entraîner « un brouillage conceptuel »23.
Au début des années 1980, parler d’une culture qui puisse être qualifiée de « militaire » était hors de propos. Le premier protocole d’accord Défense-Culture signé en mai 1983 sur la base aérienne d’Orange ne traitait que d’une culture unique, celle des arts et des lettres. Cet accord entendait en démocratiser les œuvres avant-gardistes en leur ouvrant l’espace caserné. Le décor de cette signature était symbolique : une exposition d’art contemporain24 ! Seul était reconnu le patrimoine monumental et musical des armées. Avec la création de la délégation au patrimoine culturel et historique de l’armée de terre en 1993 et la signature en 1994 d’un troisième protocole Défense-Culture qui reconnaissait l’« héritage culturel des armées », le début des années 1990 pourrait avoir été un tournant dans la manière d’appréhender le culturel par la pensée militaire officielle.
En 1995, le général Monchal, chef d’état-major de l’armée de terre, fit état à plusieurs reprises d’une « culture de l’armée de terre » dans un texte préfaçant un dossier sur l’histoire et les traditions de celle-ci publié dans l’édition annuelle du Quid. La notion n’était qu’évoquée. S’articulant avec un « patrimoine » d’œuvres matérielles ou immatérielles, sa conception apparaissait institutionnelle et normative25. Dix ans plus tard, le préambule de l’actuel protocole d’accord Défense-Culture signé en 2005 fait mention d’une « culture militaire » (mise entre guillemets dans le texte), pour la première fois, semble-t-il, dans un texte ministériel. Là encore, cette notion n’est que mentionnée comme « élément inséparable » d’un ensemble « monumental, muséographique, écrit, audiovisuel, musical ou scientifique » qui « constitue le patrimoine des armées »26. Celui-ci reste néanmoins cantonné aux œuvres reconnues par l’institution : par exemple, sa définition exclut un riche patrimoine ethnologique militaire, alors qu’il existe de longue date une mission du patrimoine ethnologique au ministère de la Culture.
C’est justement un emploi de la notion de culture, plus proche de son sens ethnologique, qui apparaît dans le langage courant de jeunes officiers depuis une quinzaine d’années : « culture légion » ou « métro légionnaire », « culture alpine », « ça fait partie de la culture », « culture d’escadron », « une différence de culture et de mentalité d’une unité blindée et d’une unité d’infanterie »… Or ces expressions, qui partent souvent d’un constat ou d’une revendication de différence, sont employées à propos de pratiques et d’attitudes qui trament la vie quotidienne des unités27. On se trouverait là, plus ou moins confusément, devant un univers de postures mentales, techniques, pratiques façonné par des conditions d’existence très spécifiques.
Parmi les emplois maintenant abondants du mot culture dans l’armée de terre, citons « culture d’arme » dont le sens semble varier selon les armes qui l’utilisent, « culture d’intégration », « culture de la mission », « culture de l’autre »… Deux d’entre eux se distinguent. Une récente directive du commandement de la formation de l’armée de terre s’intitule « Culture militaire de l’officier » (directive 2007-2008, 25 avril 2008). Elle revient sur le métier des armes stricto sensu avec le souci de « redonner ses lettres de noblesse à la manœuvre ». Constatant l’« insuffisance du niveau » des officiers et leurs difficultés d’« approfondissement d’une culture militaire » hors des périodes d’enseignement initial ou supérieur, elle définit la mise en œuvre d’« un continuum de formation ». Dans cette directive traitant de l’enseignement militaire, le mot culture appliqué à la chose militaire conserve son sens noble : un ensemble de connaissances « constituées en sciences militaires », dont l’acquisition passe par l’enseignement et la lecture de bons auteurs. L’usage classique de la notion semble ici signifier avec force l’idée d’un art militaire qui se cultive dans la durée. Le second emploi, moins explicite, que l’on trouvait déjà suggéré dans le texte du général Monchal précédemment cité, tire cette notion de culture vers l’éthique ou vers ce que l’on nomme les « valeurs ». « Toute culture est portée par un groupe social conscient de constituer une communauté qui affirme des valeurs spécifiques » écrit Line Sourbier-Pinter28. L’affirmation n’est peut-être pas fausse. Néanmoins, une culture n’est pas un enclos. Travaillée par des dynamiques du dehors et du dedans, elle n’est ni stable ni monolithique, de sorte que ce qui valait pour hier peut ne pas valoir pour aujourd’hui. Le passage en moins de vingt ans d’une armée « entreprise comme une autre » à une armée retrouvant ses marques séculaires tout en les ayant remodelées aux expériences du temps présent illustre le propos.
« Culture : fausse évidence, mot qui semble un. Mot mythe qui prétend porter en lui un grand salut », écrivait déjà Edgar Morin en 1984 ! Cherchant alors à dépasser l’obstacle « de ces hétérogénéités, de ces équivoques » de sens – y compris dans les sciences sociales – afin de conserver à cet outil d’analyse toute sa pertinence, il proposait d’appréhender ainsi une culture : « Un système [ouvert] dialectisant une expérience existentielle et un savoir constitué29. » Selon la culture, ce savoir peut-être constitué de connaissances livresques, mais aussi de pratiques (techniques, tactiques…), de modèles intériorisés, d’un langage, de constructions symboliques, mythiques…, le tout canalisant les interprétations d’une expérience et régissant des conduites, de façon consciente ou non30.
Si, même du bout de l’esprit, on accepte cette démarche qui voit dans une culture un jeu incessant entre des expériences extraites de conditions d’existence et un savoir constitué, ce regard sur le passé récent de l’armée de terre ouvre deux pistes de réflexion parmi d’autres.
À considérer ce foisonnement de signes identitaires qui prennent corps dans les années 1980 et le temps de retard de l’institutionnel pour le prendre en compte, force est de constater les différenciations verticales et horizontales toujours à l’œuvre entre les existences militaires. D’où une « constellation » de sous cultures et de microcultures militaires que les « progrès techniques et tactiques ne cessent de diversifier »31. Cela induit une dynamique et une dialectique de l’identité et de la différence dont l’exploration reste à faire dans les armées françaises.
Force aussi est de reconnaître la persistance de ces « savoirs constitués » ! Au cours de ces dernières décennies, ils ont résisté à une banalisation de l’institution – réelle ou jugée comme telle –, aux avancées de la modernité, aux impératifs de cultures militaro pacifiques, tout en s’enrichissant d’une sélection d’expériences que ces mouvements imposaient à des existences militaires. De la partie immergée de l’iceberg militaire, ce sont ces savoirs qui ont fait progressivement surgir et ressurgir les expressions identitaires que cet article vient d’évoquer.
1 Cet article n’est pas œuvre d’historien. Le regard sur ce passé récent est impressionniste, partiel et sans doute partial, celui d’un acteur qui fut aussi un observateur impliqué dans son temps.
2 Bernard Paqueteau, « La Grande Muette au petit écran », in Hubert Jean Pierre Thomas (dir) Officiers, sous-officiers. La dialectique des légitimités, Addim, 1994.
3 Ibidem, p. 68.
4 Cf. notamment « Une armée pour quelle défense », numéro spécial de la revue Projet, novembre 1973.
5 Cf. Jean-Bernard Pinatel, « L’Économie des forces », in Les Cahiers de la Fondation pour les études stratégiques, IV/1976, pp. 7 et 28.
6 Cf. notamment Claude Delas, « Un pavé dans cette Galleyre », Le Monde, 1er décembre 1973, et Jean Pouget, « Les Silences de la grande muette », Le Figaro, 16, 18 et 20 décembre 1974.
7 Cf. Bernard Paqueteau, op. cit., pp. 83-85.
8 C’est du moins ce que je tentais de souligner sous la signature de P. Dalou, « La Crise de croissance de l’armée de terre. Une machine qui s’est emballée », Le Monde, 7 octobre 1981.
9 Cf. L’Exercice du commandement dans l’armée de terre, ministère de la Défense, état-major de l’armée de terre, 1980.
10 Cf. notamment Bernard Boëne, « Banalisation des armées : le cas français », Futuribles, juin 1987, et du même auteur, La Spécificité militaire, actes du colloque de Coëtquidan, Paris, Armand Colin, 1990. En mai 2002, on retrouve cette même thématique du dévoiement de la vocation militaire dans un document clandestin rédigé par des officier supérieurs et intitulé « Derrière la refondation. Le projet de dénaturation de l’armée de terre », Faits et documents n° 134, 15-30 juin 2002, et Raoul de Ludre, Le Métier des armes à l’aube du troisième millénaire, Action familiale et scolaire, avril 2007.
11 Cf. Georges Balandier, Anthropologiques, Paris, Librairie générale française, 1985, pp. 8-11 et 289-300.
12 Pour mémoire : à partir du début des années 1980, participation d’unités du contingent (volontaires) aux opérations de maintien de la paix, opérations menées au Tchad et au Liban, puis, première guerre du Golfe, Bosnie et Rwanda, jusqu’au durcissement actuel de l’engagement en Afghanistan.
13 Général Monchal, chef d’état-major de l’armée de terre, préface à « Histoire et traditions des armes, des services et des réserves de l’armée de terre », in « Patrimoine de l’armée de terre », Quid, Paris, Robert Laffont, 1995.
14 C’est le cas, par exemple, au 2e régiment étranger d’infanterie (dont la salle d’honneur, véritable petit musée, créée dans les années 1980, fut réaménagée en 2006), au 1er régiment de cuirassiers, au 1er régiment de hussards parachutistes, au 2e régiment de hussards, aux 54e et 58e régiments de transmission, au 34e régiment d’infanterie (dissout), au 3e Rima, au 61e régiment d’artillerie ou à l’École nationale technique des sous-officiers d’active (1988, dissoute depuis).
15 De telles popotes d’unité existent notamment au 1er régiment d’infanterie, au 1er régiment de chasseurs parachutistes, au 1er régiment de chars et de marine, au 31e régiment du génie. Sur cette autonomie des unités élémentaires, voir André Thiéblemont et Christophe Pajon, « Le Métier de sous-officier dans l’armée de terre aujourd’hui », Les Documents du C2sd, 2004, pp. 275-281.
16 Les « beaux livres » sur la marine nationale ou sur l’armée de l’air traitent plutôt du passé ou de types de bâtiments et d’aéronefs anciens ou en service. À quelques rares exceptions, on ne trouve nul récit du passé et du présent d’unités navales ou aériennes telles que Le Surcouf, Le Georges Leygues, Le Rubis ou les escadrons Cigognes, Navarre ou Normandie-Niemen…
17 Notamment : Salvan (colonel), Liban 1978. Les Casques bleus de la France, Paris, Éric Baschet, 1979 ; Servir la paix. Les paras à Beyrouth, Paris, Eric Baschet, 1984.
18 Cf. sites Lavauzelle et Decitre : http://www.lavauzelle.com et http://www.decitre.fr/. Les chiffres donnés sont indicatifs, certaines éditions anciennes épuisées pouvant ne plus figurer sur les catalogues.
19 Cf. Christian Benoît, « La Symbolique de l’armée de terre : de l’usage à la règlementation de l’usage », in André Thiéblemont (dir), Cultures et logiques militaires, Paris, PUF, 1999, pp. 51-83.
20 Bulletin officiel des armées, BOC/PP du 5 août 1985, n° 32, art. 2.
21 Voir les nombreux sites spécialisés dans la vente d’insignes métalliques.
22 Cet objet de légende, emprunté à la culture turque par le truchement des spahis, avait été adopté dans les unités à cheval ou montées de l’armée d’Afrique au début du siècle dernier. Il a été conservé jusqu’à ce jour sans discontinuité par les spahis. Il pose l’intéressante question des emprunts culturels entre régiments, entre armes et armées nationales : on en trouve, par exemple, la trace au 3e de lanciers belge (cf. site. http://users.skynet.be/les.cuirassiers.
23 Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2004, p. 6.
24 Cf. Sirpa actu n° 167, 26 mai 1983, et Armées d’aujourd’hui n° 80, mai 1983.
25 « Le patrimoine constitue aussi l’un des repères qui fonde une véritable culture de l’armée de terre, écrit le général Monchal. Notre patrimoine procède des traditions, de l’histoire et des esprits de corps des différentes armes, services et organismes de l’armée de terre, des capacités morales et intellectuelles de ses cadres. Il apporte donc à nos soldats une indéniable culture et une éthique précieuse » (Quid, op. cit.).
26 Protocole d’accord Défense-Culture, site du ministère de la Défense, http://www.defense.gouv.fr/sga.
27 Cf. notamment André Thiéblemont, « Expériences opérationnelles dans l’armée de terre. Unités de combat en Bosnie (1992-1995) », Les Documents du C2SD, novembre 2001, pp. 52, 58, 125, 216.
28 Line Sourbier-Pinter, « Éthique et culture militaire », Dossiers d’Irénées. Dialogue entre militaires et société civile. Europe, Asie centrale, juin 2007, sur site web de « Ressources pour la paix », http://www.irenees.net/fr/dossiers/.
29 Edgar Morin, Sociologie, Paris, Fayard, 1994, pp. 156-159.
30 Un premier repérage de tels savoirs dans le cas militaire in André Thiéblemont (dir), Cultures et logiques militaires, Paris, puf, 1999, pp. 1-48.
31 André Thiéblemont, « Approche critique de la notion de culture militaire », in François Gresle (dir), Sociologie du milieu militaire, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 20-26.