N°34 | Étrange étranger

André Thiéblemont

Éditorial

Le passé comme le présent ont nourri et nourrissent encore notre culture militaire de rapports très particuliers à l’étranger, à l’Ailleurs, à des populations et à des cultures autres, à ce qu’elles peuvent avoir d’étrange. Ce numéro d’Inflexions est consacré à ce thème. Dans la période difficile que traverse le pays, travaillé de toutes parts par des questions touchant à l’immigration ou aux rapports avec l’Islam, ce que raconte la culture militaire peut ne pas être dépourvu d’intérêt.

Dans le passé, sur le continent, les armées d’une France royale, impériale ou républicaine n’ont cessé de recruter des étrangers ! Au-delà des mers, leurs colonnes ont conquis, occupé, séduit, enrichi ou violenté des territoires et des peuples qui leur étaient étrangers. Des natifs de ces territoires ont été enrôlés, mobilisés pour servir nos armes : Tonkinois ou Annamites, Soudanais ou Sénégalais, Maghrébins… L’article de Walter Bruyère-Ostells relate ce que furent les détours et les logiques de ces recrutements.

Aujourd’hui, dans les rangs, le soldat rêve de partir ailleurs, il y est projeté, il occupe l’étranger quelques mois. Et l’offre du corps militaire attire nombre d’étrangers venus des quatre coins du monde, mais aussi des Français de souche ultramarine, maghrébine, africaine, asiatique…, des hommes et des femmes plus ou moins attachés à des cultures autres. Le corps militaire est en cela le reflet d’une France hier conquérante vers laquelle migrent les descendants de ceux qu’elle a autrefois conquis : sous le drapeau tricolore, le blanc s’est coloré.

C’est le cas de la Légion étrangère. Les blonds aux yeux bleus qui naguère la peuplaient se sont faits rares. Aujourd’hui, dans la compagnie ou l’escadron, l’Asiatique, l’Africain ou le Maghrébin, le Mélanésien et l’Européen vivent et combattent ensemble. Par quelle alchimie ? Alors que notre société devenue pluriculturelle paraît se fragiliser, la Légion pourrait-elle offrir un modèle social ? Guillaume Roy se garde bien d’emprunter ce chemin. Mais considérant quelques principes et quelques pratiques qui structurent la vie légionnaire, il nous invite à questionner ce creuset culturel.

Aux heures tragiques du pays au cours du siècle écoulé, en 1914 comme en 1940, nombre d’étrangers ont afflué vers le tricolore. Leurs motifs ne furent pas toujours gratuits. Qu’importe ! La Légion ne fut pas la seule à les accueillir. Les articles de Cyril Garcia, de François Rouan et Didier Sicard racontent les étonnantes épopées de la Nueve et du maquis Montaigne durant la Seconde Guerre mondiale. La Nueve, c’était une unité de choc en pointe de la division Leclerc, composée d’Espagnols anarchistes, communistes, ou tout simplement républicains ayant fui la nouvelle Espagne. Elle a été la première à pénétrer dans Paris en août 1944. Quant au maquis Montaigne, il rassemblait des Allemands ayant fui le nazisme dans les Cévennes protestantes. Ils combattront rudement. François Rouan et Didier Sicard rapportent les paroles d’un maquisard français s’adressant à leur responsable : « Avec vous les Allemands, nous avons battu les Boches. »

Qu’elles soient européennes, asiatiques, africaines, moyen-orientales ou maghrébines, des cultures étrangères n’ont cessé de pénétrer notre culture militaire. Par le détour d’un personnage fictif venu d’une lointaine contrée d’Asie et visitant certains de nos régiments, Jean-Luc Cotard raconte les traces de ces pénétrations : « L’armée française m’apparaît de plus en plus comme une éponge culturelle », écrit son héros. Au passage, notons son étonnement devant ces insignes frappés du croissant ou de l’étoile chérifienne accrochés aux uniformes de certains régiments. Des signes ostensibles du religieux pour un laïcisme radical, sauf que ces signes ont été sécularisés par ces batailles que tirailleurs et spahis marocains ou algériens livrèrent naguère pour la France. De même, à lire l’article de Thierry Bouzard sur les chants militaires d’origine étrangère, comment ne pas être frappé par la rareté de thèmes musicaux issus de créations nationales et par l’abondance des emprunts à d’autres cultures.

Le patrimoine culturel de l’armée française, plus particulièrement de l’armée de terre, est héritier de ces rapports de notre armée à l’étranger, héritier en particulier de la colonisation comme de la décolonisation. Et ce patrimoine militaire n’est jamais qu’une déclinaison du patrimoine national.

Cet héritage ne se réduit pas aux emprunts évoqués. Une part non négligeable réside dans un style de vie, un être au monde, une curiosité de l’Autre. Naguère, là-bas, de Chinguetti en Mauritanie aux plateaux du Haut-Tonkin, qu’ils administrent, soignent ou tiennent postes et fortins face à l’ennemi, nombre de soldats de toutes conditions, à l’école de Gallieni, de Lyautey ou de Laperrine, eurent la curiosité du Tay et du Moï, du Toubou, du Chaouïa, du Chamba ou du R’Guibat... Jusqu’à « embrasser l’étrange », pour reprendre la belle expression qu’emploie le médecin en chef Yann Andruétan évoquant les héros de Schoendoerffer dans son article sur les rapports du soldat français à l’étrange. L’œuvre du colonel Jean Chapelle parmi les peuples noirs de la région sahélo-saharienne illustre ici cette attitude. À fréquenter l’étrange et à l’« embrasser » au sens propre, il s’initia à la coutume et il fut éduqué à d’autres civilités. Évelyne Desbois, ethnologue, rend ici hommage à sa curiosité, à son empathie pour les populations bordant le lac Tchad.

Comme le note Yann Andruétan, il faut du temps pour aller à la rencontre de l’Autre, pour le connaître. Il y faut de la proximité aussi, la continuité des mêmes regards qui s’échangent et, surtout, une situation qui ne soit pas chargée de menaces. C’est ce qu’observe Michel Bodin dans une analyse consacrée aux contacts des soldats du corps expéditionnaire français en Indochine avec les autochtones. De son analyse fouillée, il ressort un constat. Dans des zones pacifiées, le voisinage entre des militaires en poste et les villageois peut devenir chaleureux, jusqu’à des intimités que favorise la sexualité. En revanche, en poste ou en mouvement (pour les unités d’intervention), là où l’emprise du Vietminh est forte ou le devient, un sentiment de menace latente – tout Jaune peut être un Viet –, la peur, la crainte de la trahison, la fatigue peuvent durcir les relations entre la troupe et les autochtones, jusqu’aux pires exactions. En d’autres termes, un sentiment d’insécurité rend l’étrange inquiétant. Ce constat vaut pour le présent.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Dans les salles de réunion de compagnies ou d’escadrons, des images, des objets, des trophées évoquent les opérations extérieures auxquelles l’unité a participé. Ce sont là de véritables écomusées où chaque objet peut raconter l’Ailleurs et l’épique d’un passé immédiat, pourvu que des mémoires vivantes, de vieux sous-officiers ou caporaux-chefs, leur donnent vie. Le jeune soldat baigne dans cette atmosphère. Elle l’incite au départ vers l’Ailleurs. Il en rêve. Toutefois, les conditions d’engagement des unités en opération extérieure ne permettent guère au soldat d’entretenir une sociabilité de voisinage avec l’autochtone. Le cas de l’intervention en Afghanistan est typique. Yann Andruétan s’y attarde et ses observations confirment le constat de Michel Bodin. Le temps court du séjour, l’enfermement dans des bases à la mode américaine et, surtout, un sentiment d’insécurité porteur de méfiances ne se prêtent guère à des rapports autres qu’épisodiques avec l’Afghan : « Ils sont là, partout et tout le temps. Ils peuvent être n’importe qui, y compris les enfants », écrit le sergent Tran Van Can dans un ouvrage racontant son séjour en Kapisa1.

Pour autant, ces observations n’écartent pas la persistance parmi les soldats français d’une propension à s’intéresser à leur environnement étranger, à échanger et à commercer. Au début des années 1990, dans les conditions très particulières de l’intervention en ex-Yougoslavie, nombre de Casques bleus, appelés ou engagés, éprouvaient de la compassion pour la détresse des populations subissant la guerre. Au gré de leurs stationnements, certains parmi les plus sensibles entraient en communication intime avec le Serbe, le Bosniaque ou le Croate. Cette propension, on la retrouve entretenue au sein du Service de santé par une tradition d’aide médicale aux populations locales (amp). Au Kosovo, « au bout de quatre mois, j’étais devenu le médecin du quartier », écrit Yann Andruétan. De son côté, le médecin en chef Loïc Jousseaume, biberonné à la vieille école de la médecine coloniale et tropicale, nous livre ce que fut son expérience de l’aide médicale aux populations, une expérience qui, notamment en Côte d’Ivoire ou en Centrafrique, fut confrontée à la coutume et à « la représentation culturelle de la maladie ».

Dans tout héritage, il y a l’actif et le passif. En pendant de ce riche patrimoine culturel hérité, le passif du rapport de l’armée française à l’étranger est lourd d’ignorances, de décisions politiques ou militaires qui conduisirent à des maltraitances, à des souffrances, à des abandons. Il ne s’agit pas de s’autoflageller. L’histoire est tragique. Mais il faut tout prendre de ce legs du passé, le revers comme l’avers.

Les riches articles d’Éric Deroo et Antoine Champeaux sur la « Force noire » ou de Frédéric Médard sur les harkis insistent sur les politiques équivoques et contradictoires, parfois indécentes, que la République a entretenues vis-à-vis des indigènes qui, quels que soient leurs motifs, acceptèrent de servir la France. Pour beaucoup, ils furent les « victimes expiatoires » de guerres de décolonisation, « après en avoir été les instruments », pour reprendre les termes qu’utilise Frédéric Médard à propos des harkis. Ces errances furent lourdes de conséquences. Comment oublier le destin des soldats et supplétifs tonkinois, annamites, indochinois, marocains ou algériens au cours de ces deux tragédies successives que furent les départs d’Indochine et d’Algérie ?

Ce passif hérité porte ses leçons pour le futur. Demain, le soldat français sera encore expédié vers l’étranger. Certains, comme leurs anciens, s’attacheront à cet Ailleurs et à son étrange. Et comme hier, ils risquent d’être déchirés entre leurs sentiments, voire leur honneur, et la mission.

1 Christophe Tran Van Can, Journal d’un soldat français en Afghanistan, Paris, Plon, 2011, p. 70.