« Affolezz môssieur… Aboulezz au pas de gymnastique… Galipoteux melon… Disparaissezzz1 ! » Novembre 1840 à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, près de Versailles2. Dans la cour Wagram, il règne un tohu-bohu indescriptible : des « jeunes recrues » courent à droite à gauche, harcelées par les voix gouailleuses d’élèves officiers de deuxième année. À l’écart, un « melon » est à quatre pattes, mesurant la longueur d’un bâtiment avec une allumette comme un ancien lui a ordonné. Le débraillé élégant, une casquette écrasée sur la tête, celui-ci est l’une des « fines galettes » de sa promotion, des personnages haut en couleur, pleins d’aplomb, qui, figurant en queue de classement, jouissent d’un fort prestige parmi leurs pairs et sont redoutés des plus jeunes.
De nos jours, un soir de 2 décembre à Gao ou à Tombouctou. Des officiers de l’opération Serval sont réunis pour célébrer Austerlitz. Il se fait tard. Ils vont se séparer. Au garde-à-vous, recueillis, ils entonnent un chant solennel, La Galette, l’hymne de Saint-Cyr : « Noble galette, que ton nom soit immortel en notre histoire3… » De nos jours encore, un 14 juillet sur les Champs-Élysées. Un bataillon de Saint-Cyr défile au rythme de Saint-Cyr, une marche altière sur l’air de laquelle La Galette a été composée au milieu du xixe siècle.
De la « galette », cet attribut vestimentaire que portaient autrefois des saint-cyriens moyennement ou très mal classés, des « officiers galette » ou des « fines galettes » rebelles aux normes de l’institution saint-cyrienne, à La Galette d’aujourd’hui, à l’hymne de Saint-Cyr, et à ses déclinaisons musicales, à ces objets du patrimoine militaire national : quelles circonstances et quels détours de la pensée symbolique ont produit cette métamorphose d’un objet qui, jadis, symbolisait chez les saint-cyriens une résistance à l’autorité ?
- À l’origine
1809. Voilà six ans que l’Empereur a créé l’école de Saint-Cyr. Le pays vit au rythme de la guerre et il n’y a de gloire que militaire. Pour ceux que la mort épargne les carrières sont fulgurantes. Ce que demande l’Empereur à son école, ce n’est pas de former « des officiers instruits, capables de devenir plus tard des hommes de commandement, mais uniquement de bons officiers subalternes, familiarisés avec tous les détails du métier, rompus aux fatigues et capables de s’imposer immédiatement à leurs soldats. […] Cela leur suffirait pour devenir rapidement généraux si la mort, qui fauchait sans relâche, les respectait »4.
Dix ans plus tard, dans un contexte radicalement différent, le héros de l’épopée napoléonienne n’est plus qu’un marginal. En 1817, Royer-Collard, philosophe et homme politique libéral qui a pris la direction de l’Instruction publique, écrit : « L’armée doit être en harmonie avec le peuple. […] Elle doit participer dans son esprit et dans sa composition à l’état de la société, en posséder les lumières5. » Plutôt que de s’attacher à combler les rangs des officiers subalternes sans cesse décimés par les guerres, la formation des futurs officiers devra donc dorénavant leur dispenser une instruction militaire supérieure pour que, plus tard, ceux-ci soient aptes à de hauts commandements. Dans ce nouveau contexte, en 1818, l’enseignement de l’École de Saint-Cyr est réorganisé en vue de valoriser le corps des officiers. Une place importante est alors donnée à des matières théoriques et intellectuelles6.
Ce qui est profondément en cause dans cette réforme, c’est l’archétype du modèle de chef que la formation des élèves officiers est censée imposer et, par incidence, le type de savoir qui doit être transmis. Au modèle d’officier napoléonien, rompu à la fatigue et aux détails du métier de combattant, cette réforme tente de substituer un modèle libéral de chef, « éclairé par les Lumières » et en phase avec son temps. À une formation essentiellement tournée vers la préparation du combat – la « mili » dans le langage saint-cyrien –, elle substitue une formation qui donne une place importante à des enseignements théoriques et intellectuels – la « pompe ». Ce débat entre deux modèles de chef, entre deux types de formation, va dorénavant sous-tendre les attendus et le contenu des réformes successives de la formation à Saint-Cyr. Jusqu’à nos jours. Bien plus, l’imposition d’un modèle libéral d’officier – aujourd’hui un « officier manager » – va susciter une résistance permanente parmi les élèves ardents, rêvant d’aventures, de bataille et de gloire. De cette résistance naîtra La Galette.
- Aux racines
À la suite de la réforme de 1818, il fut décerné aux meilleurs élèves le titre d’« élites », censé créer une émulation au sein des promotions. Ces élèves furent distingués par une épaulette à franges de couleur garance. En 1823, une épaulette plate et sans frange fut introduite dans l’uniforme, portée par ceux qui n’avaient pas mérité le titre d’« élites » – une grande majorité. En raison de sa forme, elle fut baptisée « galette » par les élèves. Et comme souvent, le signe vestimentaire désigna ceux qu’il identifiait : les porteurs de « galette » devinrent des « galettes » ou des « officiers galette ».
Or Eugène Titeux relate combien dans ce second quart du xixe siècle les insubordinations des élèves étaient fréquentes avec, parfois, des révoltes qui éclataient au moindre prétexte. Ses observations abondent, qui insistent sur le mépris dans lequel étaient tenues les matières théoriques ou scientifiques, car, à Saint-Cyr comme dans la carrière, rien ne venait encourager ceux qui s’y attachaient7. Les élèves « mettaient une sorte d’orgueil à avoir de mauvaises notes pour tout ce qui n’était pas du métier militaire proprement dit »8. S’ajoutaient à cela les horizons qu’offraient aux élèves la conquête puis la pacification de l’Algérie et les premières expéditions en Afrique.
Dans un tel contexte, la réforme de 1818 et les mesures qui suivirent ne firent qu’amplifier le problème qu’elles étaient censées résoudre. La « galette » devint alors un insigne symbolisant la contestation d’un système qui ne répondait pas aux aspirations d’adolescents turbulents dont, pour la plupart, l’unique souhait était d’en découdre, l’épée à la main. « Est-ce qu’ils avaient pâli sur les livres tous ces vaillants qui se taillaient une fortune à grands coups d’épée ? Une seule chose importait, à Saint-Cyr : en sortir comme sous-lieutenant, fût-ce le dernier ; après, on verrait à se débrouiller, et si l’on obtenait d’être envoyé en Afrique, on ne serait pas en peine pour montrer qu’il n’est nul besoin d’instruction pour faire un vigoureux et brillant officier9. » Point n’était donc nécessaire d’être bien noté pour devenir officier, pour arborer les épaulettes d’or et accéder aux honneurs ; il suffisait de porter la « galette ». Celle-ci devint donc un attribut vénérable, prestigieux, jusqu’à être sacralisée. Et ces qualités s’attachèrent à ceux qui la portaient10.
- Les galettes
À l’époque, « dans la langue de Saint-Cyr, observe Titeux, on appelait “crétins” les piocheurs, les studieux, et “crétins potasseurs” les élèves qui occupaient les premiers rangs de la promotion. […] Par contre, ceux qui n’obtenaient jamais, en instruction générale, la moyenne de neuf […] étaient appelés “officiers galette” et “fines galettes” quand ils étaient tout à fait à la queue de la promotion ». Ceux-ci « s’appelaient aussi les “vrais” lorsque leur nullité en instruction scientifique s’était bien affirmée ; être un “vrai”, c’était […] le nec plus ultra de la distinction. Ils jouissaient d’un véritable prestige parmi leurs camarades » et tenaient les places d’honneur dans toutes les fêtes traditionnelles de l’école. Et Titeux d’ajouter : « Les “officiers galette” savaient bien […] qu’au point de vue de la carrière, le classement de Saint-Cyr était sans importance et que les derniers […] pouvaient dépasser très rapidement les premiers ; il suffisait des hasards de la guerre, d’appuis puissants, d’une entente supérieure du débrouillage11. »
Les chroniqueurs militaires du xixe siècle qui racontent Saint-Cyr s’accordent sur les traits caractéristiques de ces « officiers galette » : l’hostilité à toute spéculation intellectuelle, la faconde, le non-conformisme, l’esprit pratique et l’indiscipline, mais l’excellence dans tout ce qui touchait directement au métier des armes. En revanche, ils divergent dans leurs jugements sur la qualité de ces futurs officiers et ces divergences renvoient à l’opposition analysée plus haut entre deux modèles d’officier.
Le jugement d’Eugène Titeux est sévère. Il met l’accent sur la médiocrité de ces élèves. Selon lui, leur prestige dans l’école, leur réussite au cours des engagements en Algérie ou en Afrique face à un ennemi peu aguerri ainsi que les appuis puissants dont ils disposaient pour obtenir de l’avancement permettaient d’entretenir à Saint-Cyr et dans l’armée française le mépris des idées générales et du travail intellectuel12. En revanche, dans Souvenirs de Saint-Cyr, A. Teller reconnaît dans l’« officier galette », « l’homme d’action en germe […] brouillé de tout temps avec la plume, le papier, en un mot avec tout ce qui constitue la bureaucratie » ; il détecte en ce personnage les qualités potentielles d’un chef de guerre à l’esprit pratique13. De son côté, Georges Virenque écrit : « Par respect pour moi-même, j’ai le devoir bien doux de reconnaître à ces natures, rebelles à tout travail régulier, une surprenante activité, un réel amour du métier, le téméraire mépris du danger. Le Livre d’or de l’école est là pour prouver que les “fines galettes” ont toujours fourni un appréciable contingent d’hommes audacieux, de chefs distingués14. »
- Des galettes à La Galette : naissance du symbole
1845. Sur décision du maréchal Soult, alors président du Conseil de Louis-Philippe, les saint-cyriens reçoivent un nouvel uniforme conservé jusqu’à ce jour. Ils porteront tous, indistinctement, l’épaulette écarlate à franges de grenadiers. Cette décision fait disparaître la « galette ». On peut alors concevoir quel sacrilège représentait une telle décision pour les « galettes » de la promotion d’Isly (1843-1845). Cela appelait réparation. L’élève Léon Bouisset, chantre de sa promotion, qui figurait en queue de classement, écrivit alors un hommage à la « galette » défunte qu’il mit en musique. Il emprunta le thème et l’air à l’une des scènes de l’opéra de Vincenzo Bellini, I Puritani. Cette scène s’intitule Suoni la tromba’e intrepido : les voix d’un duo se croisent pour chanter la bataille qui s’annonce, l’intrépidité, le courage et l’affrontement de la mort15.
À restituer le contexte dans lequel les paroles de La Galette ont été écrites, on comprend que ce chant qui fédère aujourd’hui la communauté saint-cyrienne célébrait certes la « galette » défunte, mais aussi ceux qui l’ont portée : « Toi qui toujours dans nos malheurs/Fus une compagne assidue/Toi qu’hélas nous avons perdue/Reçois le tribut de nos pleurs […] Et si dans l’avenir/Ton nom vient à paraître/On y joindra peut-être notre grand souvenir. » Consacrant cet insigne comme « étendard » et comme « mère vénérée de l’épaulette d’or », ce chant consacrait du même coup les normes et les pratiques des « galettes », et promettait la gloire à ceux qui s’y conformaient. La réparation allait bien au-delà de l’ordre symbolique : c’était le modèle du héros napoléonien, hostile à tout ce qui n’est pas lié directement à la bataille, que ce poème légitimait.
Lors de son Triomphe16, en juillet 1845, la promotion d’Isly entonna ce chant, y associant la nouvelle promotion. On peut supposer que les « officiers galette », et surtout les prestigieuses « fines galettes », imposèrent à tous cette manifestation de deuil. Les « fines galettes » étaient à l’époque détentrices de la maîtrise des rituels traditionnels. Jouant de leur prestige et du pouvoir qu’elles exerçaient sur les jeunes recrues, elles possédaient ainsi une puissante capacité à reproduire d’année en année des normes et des pratiques conformes à leur vision du métier. Sous leur impulsion, il est très probable que cette ode à la « galette défunte » se soit transmise de promotion en promotion et que, de Triomphe en Triomphe, se soit reproduit le rituel fédérant la promotion sortante et la promotion nouvelle. Un demi-siècle plus tard, Georges Virenque, relatant une cérémonie du Triomphe, écrivait : « Confondues dans un même sentiment de camaraderie, les deux promotions désormais mélangées échangent de vigoureuses poignées de main, tandis que dans l’air éclate le vieux refrain de La Galette17. »
Ainsi, au cours du xixe siècle, en dépit des successives mesures prises par le commandement de l’école, tout un contexte permit d’entretenir à Saint-Cyr un modèle d’officier fidèle au héros napoléonien dont l’unique horizon était le combat. Qu’il s’agisse de l’organisation des études, des tours et détours de l’avancement, et plus encore des perspectives qu’offraient aux élèves mal classés la pacification de l’Algérie et du Sahara puis les conquêtes coloniales, tout montrait au saint-cyrien rêvant de l’épaulette d’or et des horizons qu’elle ouvrait qu’il n’était nul besoin de « pâlir sur de noirs bouquins » pour y accéder. Et, sans doute, le prestige qui s’attachait aux « fines galettes » a-t-il été nourri par la réussite d’élèves officiers mal classés, mais aussi par l’esprit de prouesse propre à l’adolescence qui accordait volontiers à ces rebelles un rôle de meneur.
La Galette
Noble galette que ton nom,
Soit immortel dans notre histoire,
Qu’il soit ennobli par la gloire
D’une vaillante promotion,
Et si dans l’avenir
Ton nom vient à paraître
On y joindra peut-être
Notre grand souvenir
On dira qu’à Saint-Cyr
Où tu parus si belle
La promotion nouvelle
Vient pour t’ensevelir.
Toi qui toujours dans nos malheurs,
Fus une compagne assidue,
Toi, qu’hélas nous avons perdue,
Reçois le tribut de nos pleurs.
Nous ferons un cercueil
Où sera déposée
Ta dépouille sacrée
Nous porterons ton deuil.
Et si quelqu’un de nous
Vient à s’offrir en gage
L’officier en hommage
Fléchira le genou.
Amis il faut nous réunir
Autour de la galette sainte
Et qu’à jamais dans cette enceinte
Règne son noble souvenir.
Que ton nom tout puissant
S’il vient un jour d’alarme
À cinq cents frères d’armes
Serve de ralliement.
Qu’au jour de la conquête
À défaut d’étendard
Nous ayons la galette
Pour fixer nos regards.
Soit que le souffle du malheur
Sur notre tête se déchaîne
Soit que sur la terre africaine
Nous allions périr pour l’honneur,
Ou soit qu’un ciel plus pur
Reluise sur nos têtes
Et que loin des tempêtes
Nos jours soient tous d’azur
Oui tu seras encore
Ô galette sacrée
La mère vénérée
De l’épaulette d’or.
- Déracinement du symbole
Au tournant des xixe et xxe siècles, La Galette fut adoptée comme hymne de Saint-Cyr. À quel moment et dans quelles circonstances ? Nul historien ne s’est attardé sur la chose. La tradition n’a pas de mémoire. Tout s’est passé comme si, à force d’être répété et chanté au cours de rituels incarnant la fraternité saint-cyrienne, sans que pour autant ses origines soient contées, ce chant avait perdu son caractère contestataire pour devenir fédérateur. L’ésotérisme du texte s’y prêtait. D’année en année, le « nous » galettes aurait été interprété comme un « nous » saint-cyriens. Il est notable de constater que dans le même mouvement, les significations initiales attachées au mot « galette » vont disparaître du langage saint-cyrien. Comme si la pensée symbolique s’adaptait au caractère maintenant fédérateur de La Galette et effaçait progressivement tout ce qui pouvait évoquer ses origines contestatrices.
En premier lieu, au tournant du xxe siècle, le terme de galette prit un tout autre sens que celui qu’il avait au milieu du siècle précédent. Dans le lexique de son ouvrage déjà cité, Georges Virenque le définit comme la « contre-épaulette, insigne de sous-lieutenant et par conséquent de l’officier, objet sacré par excellence »18. Oubliée la « galette » des grands anciens ! En effet, dans cette période, les sous-lieutenants portaient comme insigne de leur grade une contre-épaulette semblable par sa forme à la « galette » défunte. En cohérence avec les significations maintenant fédératrices de La Galette, la pensée symbolique saint-cyrienne, procédant par analogie, aurait ainsi détourné le sens initial de « galette » pour le transposer sur l’insigne distinctif de sous-lieutenant. Celui-ci, débouchant de facto sur l’épaulette d’or à franges de lieutenant, pouvait aisément se concevoir comme « mère vénérée de l’épaulette d’or ». Par ce détournement de sens, la « galette » devenait la propriété symbolique de tous les saint-cyriens.
À la même époque, l’oubli de la « galette » fondatrice s’accompagna de l’oubli de ceux qui l’avaient portée. En effet, à la fin du siècle, une césure sémantique était en voie de s’opérer entre les deux termes « fine » et « galette ». Les observations de Georges Virenque en rendent compte. Pour évoquer le comportement des derniers du classement, l’auteur utilise deux expressions : « élèves fins » ou « fines galettes »19. En revanche, son lexique ne fait nullement mention de ce dernier terme. Il définit deux mots : « fin » et « finesse ». Pour le premier : « Non gradé. “Très fin” : dans les derniers de la liste du classement. » Pour le second : « Privilège d’un élève non gradé à proximité de la queue de classement20. » Traitant de la hiérarchie entre saint-cyriens d’une même promotion, ce chroniqueur mentionne que « plus un ancien est “fin” ou rapproché de la queue, plus il fait autorité en matière litigieuse ». Il fait par ailleurs état d’un « Conseil des fines », « composé des dix derniers du classement », qui assiste « un très grand personnage » faisant « autorité en ce qui concerne les traditions » : « Le président du Conseil des fines, le dernier de la promotion d’après le classement d’entrée, nommé aussi “Père Système”. Ce personnage est inamovible jusqu’au premier classement dont le dernier le remplacera21. »
Les Fines
Il est d’un usage constant
Qu’en tout pays et qu’en tout temps
Il soit au monde de bons enfants
Que l’on débine
On les appelle de noms d’oiseaux
De j’m’en foutistes, de rigolos
Mais à Saint-Cyr pour eux repos
Ce sont les fines
Pourquoi les appelle-t-on ainsi
Nul encore ne l’a jamais dit
C’est qu’avec eux tout se finit
Tout se termine
Insoucieux de leur destin
Toujours joyeux et pleins d’entrain
Ils pompent seulement le Pékin
Ce sont les fines
S’ils ont les calots bahutés
C’est sûrement pas par méchanceté
Ni pour braver l’autorité
Qui les taquine
Mais c’est qu’à tire-larigot
Qu’ils sortent ou qu’ils aillent au cachot
Ils font partout toujours calot
Ce sont les fines
Si leur tunique n’a pas de cornard
Ils disent que ça viendra plus tard
Ça fait tout de même de bons Cyrards
Que l’on estime
Et qu’on attend impatiemment
Car voyant Paris moins souvent
Ils ont plus de nerf et plus d’argent
Ce sont les fines
S’ils terminent les listes de classement
C’est qu’à Saint-Cyr pendant deux ans
À faire la pompe éperdument
Nul ne s’échine
Mais allez dans les salles de jeux
Sur les marbres blancs glorieux
Parmi tant de noms valeureux
Y a bien des fines
Ainsi, dans l’expression « fine galette », le qualificatif « fin » ou « fine » aurait pris progressivement son autonomie. Devenant substantif, il se sépare du terme de « galette ». Cette opération sémantique fut sans doute liée au caractère devenu antinomique de « fine » et de « galette » : le qualificatif de « fine », qui renvoyait à une queue de classement, ne pouvait plus être solidaire du mot « galette », devenu le symbole fédérateur de l’institution saint-cyrienne. Confirmant cette césure, un poème apparaît au début du nouveau siècle dans la tradition saint-cyrienne : il s’intitule Les Fines22. Ces personnages y sont contés comme des élèves « insouciants de leur destin/joyeux et pleins d’entrain ». Et ce poème de s’interroger : « Pourquoi les appelle-t’on ainsi/Nul ne l’a jamais dit/C’est qu’avec eux tout se finit/Tout se termine. » Ce texte tire un trait sur l’histoire mouvementée des « galettes ».
Force est donc de constater le déracinement, sans doute progressif, du complexe symbolique initial qui fut à l’origine de La Galette. Une pensée symbolique, procédant par analogie et recherchant sa cohérence, travailla le langage saint-cyrien pour effacer la « galette » et ses « galettes », de sorte que la symbolique de La Galette puisse être replantée sur des contenus glorifiant l’institution.
- Et aujourd’hui ?
Les « fines » n’ont pas disparu de l’univers saint-cyrien. Comme autrefois, elles y tiennent une place prépondérante, à cette différence près qu’elles sont élues par leurs pairs, dans chaque section, dans chaque compagnie. À chaque niveau, elles sont les représentantes de leurs « p’tits cos »23 auprès du commandement et créent, reproduisent, organisent et animent les manifestations de tradition. Le « Conseil des fines » du bataillon assiste un bureau de promotion, le « Grand Carré », élu au scrutin de liste. Son président, le « Père Système », est l’héritier du personnage évoqué plus haut qui figurait en dernier du classement d’entrée.
Toutefois, les « fines » et les membres du « Grand Carré » ne sont plus en queue de classement. Une étude menée au début des années 1970 sur quinze promotions, de 1958 à 1972, indiquait qu’élus en fin de première année sur leur réputation, ces meneurs de promotion étaient choisis préférentiellement (55 %) dans la première moitié du classement d’entrée, cette tendance étant beaucoup plus marquée pour les membres du « Grand Carré » (62 %). La scolarité à Saint-Cyr ne modifiait guère ces positions24. Pour autant, à l’époque où cette étude a été menée, ces élèves restaient d’une certaine façon fidèles à l’esprit de leurs aïeux, les « galettes ». Certes, leurs comportements individuels étaient tout autres. Ils n’en prenaient pas moins l’initiative de manifestations qui mettaient en question ou tournaient en dérision le commandement de l’école ou ses cadres, lors qu’ils jugeaient telle mesure ou telle attitude contraire à l’idée qu’ils se faisaient du métier des armes25. Par ailleurs, au cours d’une période (1960-1974) où la modernisation de l’armée de terre nécessitait d’attirer l’élite saint-cyrienne vers des armes techniques (artillerie, transmission, train...), les « fines » et les membres du « Grand Carré » manifestaient une forte désaffection pour ces armes en se tournant prioritairement vers les armes dites de mêlée, celles de l’épopée napoléonienne et coloniale : à la fin de leur scolarité, près de 65 % d’entre eux choisissaient l’infanterie, la cavalerie blindée, l’infanterie coloniale – armes dans lesquelles ils étaient par ailleurs surreprésentés – et 72 % si on y ajoute le génie26.
Il y a près d’un demi-siècle, les héritiers des « galettes », quoique ne méprisant pas les savoirs théoriques, résistaient à la volonté de l’autorité militaire d’imposer un modèle d’officier manager et technicien de la Défense. En cela, comme leurs aïeux, ils perpétuaient un modèle archétypal de chef de guerre, essentiellement voué au combat.
Telle est l’aventure de La Galette saint-cyrienne. Un signe, puis un symbole renvoyant à une résistance à l’autorité est devenu par les détours de la tradition et de la pensée symbolique un objet du patrimoine militaire. Cette aventure illustre le dynamisme trop mal connu de la chose militaire : la contestation de l’autorité, voire la révolte d’aujourd’hui peut à terme devenir un instrument symbolique producteur d’unité et de cohésion.
1 Dans l’argot saint-cyrien du milieu du xixe siècle, l’appellation « melon » désignait un élève officier de première année, une « jeune recrue ». Encore de nos jours, notamment lors des séances de bahutage, la coutume langagière des saint-cyriens est de prononcer le z final de la deuxième personne du pluriel d’un verbe courant : « affolez » se dira « affolèze » ou « affolezz ».
2 Ce texte, assorti de nouvelles observations, est tiré de A. Thiéblemont, « Création et mutation d’un symbole : la galette saint-cyrienne », Revue historique des armées, 1980/1, pp. 79-99.
3 Voir le texte en encadré.
4 D’après E. Titeux, Saint-Cyr et l’École spéciale militaire en France, rééd. Laurent Forissier Éditeur, 2000, p. 184, rendant compte d’une instruction de Napoléon à son ministre de la Guerre, le général Clarke, en date du 7 mars 1809.
5 Ibid., p. 314.
6 Ibid., p. 276. À côté des cours de tactique élémentaire, de fortification ou des exercices et manœuvres élémentaires d’infanterie et d’artillerie…, ce programme comporte des cours de mathématiques, de physique et de chimie, des cours d’administration militaire, d’histoire et géographie, de belles lettres (garantie d’une bonne éducation), de langues étrangères...
7 E. Titeux, op. cit., pp. 321, 332 et suiv., 349-351, 361.
8 Ibid., p. 407.
9. bid., p. 407.
10 Au début des années 1930, le 1er janvier – le jour de l’« émancipation » qui marquait la fin des brimades des « melons » par les anciens –, les élèves des deux années fraternisaient. La veille, les premiers, « sac au dos, armés de toutes pièces et équipés comme pour une revue, mais nus comme des vers », avaient solennellement défilé dans la cour Wagram devant le Quinquonce, un groupe d’arbres dont les ombrages étaient réservés aux anciens. À l’un de ces arbres « était suspendue la galette, objet d’une vénération constante ; ils saluaient “la mère vénérée de l’épaulette d’or” ». D’après E. Titeux, op. cit., p. 330. Du xixe siècle et jusqu’à nos jours, les expressions « galette sainte » ou « galette sacrée » seront fréquentes dans la littérature saint-cyrienne.
11 Ibid., p. 407.
12 Ibid., notamment pp. 408 et 538.
13 A. Teller, Esquisse de la vie militaire en France. Souvenirs de Saint-Cyr. Ire année Paris et Limoges, H C. Lavauzelle, 1886, p. 34.
14 G. Virenque, Album d’un saint-cyrien, Paris, Plon, 1896, p. 102.
15. Suoni la tromba, e intrepido figure à l’acte II de I Puritani. À voir et à entendre sur https://www.youtube.com/watch?v=aCr4RdrdQTo. Précoce et génial compositeur, Bellini composa cette œuvre pour le Théâtre italien de Paris, alors qu’il résidait à Puteaux. Joué pour la première fois en janvier 1835, année au cours de laquelle Bellini décéda, cet opéra rencontra un tel succès qu’il fut rejoué les années suivantes à chaque saison. On peut s’étonner qu’aucune recherche n’ait été menée à l’école de Saint-Cyr sur cette étrange rencontre entre le romantisme baroque de Bellini – par ailleurs grand admirateur de l’épopée napoléonienne – et La Galette, notamment sur l’analogie entre ce qu’exprime Suoni la tromba, e intrepido et l’état d’esprit de saint-cyriens rêvant de bataille et de gloire.
16 Fête traditionnelle qui célèbre la sortie d’une promotion et au cours de laquelle la promotion nouvelle est baptisée.
17 Op. cit., p. 158.
18 Ibid., p. 183.
19 Ibid., p. 102
20 Ibid., p. 182.
21 Ibid., p. 12.
22 Voir les textes en encadré.
23 Joli terme du langage saint-cyrien pour qualifier les compagnons de promotion.
24 Voir A. Thiéblemont, Les Fines et le Grand Carré. Étude d’une élite à Saint-Cyr (1958-1972), Centre de sociologie de la Défense nationale/Fondation nationale des sciences politiques, 1975, pp. 43 et suiv.
25 Voir le développement de ce point dans A. Thiéblemont, « Contribution à l’étude de la tradition militaire : les traditions de contestation à Saint-Cyr », Ethnologie française, Paris, 1979, vol. 9, n° 1. Du même, on pourra aussi consulter « Les traditions dans les armées. Le jeu de la contestation et de la conformité », Pouvoirs. Revue française d’études constitutionnelles et politiques n° 38, pp. 99-112, accessible sur : http://www.revue-pouvoirs.fr/Les-traditions-dans-les-armees-Le.html
26 Voir A. Thiéblemont, Les Fines et le Grand Carré, op. cit., pp. 50-54 et 65.