Dans la communauté militaire, et surtout dans le corps combattant, le rire et l’humour sont des ingrédients fondamentaux de ces fameuses « forces morales » dont un discours convenu nous abreuve sans jamais qu’en soient évoqués les ingrédients. L’humour chez les soldats n’a donc rien d’anecdotique ; ce n’est pas un épiphénomène, c’est un trait prégnant de la culture militaire française. Oui, la société militaire est une société à plaisanteries !
La plaisanterie, le jeu de mots, la caricature, le canular ne sont pas hors sol. Ces attitudes remplissent explicitement ou non une fonction sociale, voire politique ou psychologique, jusqu’à devenir un principe de vie. Évoquons l’humour militaire contemporain, ses fonctions, puis tout en en riant, jetons un regard sur les diverses formes d’expression qu’il peut prendre avant d’explorer les objets sur lesquels il se porte1.
- Fonctions
Plagiant Georges Balandier, on pourrait écrire que le militaire « fait de l’ordre avec du désordre, de même que le sacrifice fait de la vie avec la mort. […] Les sociétés laissent toutes une place au désordre tout en le redoutant. À défaut d’avoir la capacité de l’éliminer […] il faut composer. […] Désamorcer le désordre, c’est d’abord le traiter par le jeu, le soumettre à l’épreuve de la dérision et du rire. […] Les mots et l’imaginaire permettent […] de substituer la transgression fictive à la transgression réelle »2.
L’armée n’échappe pas à l’enseignement anthropologique. Bien qu’elle présente l’apparence d’un ordre immuable, elle est soumise à des facteurs de désordre qu’il faut désamorcer. Des excès ou des abus de l’ordre militaire, les conditions parfois ubuesques que produisent sa bureaucratie ou telle décision de l’autorité militaire ou politique… peuvent appeler dans les rangs de véhémentes critiques, sans compter de terribles situations de combat qui peuvent devenir insupportables. Il y a là autant de facteurs dont les effets peuvent être créateurs de dissensions, et menacer les capacités du corps militaire et combattant à affronter des situations extrêmes.
De même faut-il neutraliser l’angoisse voire la peur face à un épisode de guerre présent ou à venir, distraire le combattant du cafard qui le guette, tourner en dérision l’ennemi pour conforter la légitimité du combat. Les journaux de tranchées illustrent bien le propos : pour la plupart, ils manient humour, jeux de mots, caricatures, plaisanteries parfois salaces. Certains titres et sous-titres sont explicites comme, par exemple, L’Anti-cafard revue antiboche ou encore Le Lacrymogène qui s’annonce « organe hilarant » et surligne son titre de l’assertion « La chasse au cafard est un facteur de victoire ». Plus tard, durant la drôle de guerre (3 septembre 1939-10 mai 1940), les journaux du front, ces « espaces de rire et de retrouvailles autour de représentations communes », mobiliseront l’humour de façon identique, apportant au soldat un soutien moral et une arme contre l’ennui3. Tout se serait passé comme si les expériences séculaires des vicissitudes incontournables de l’ordre militaire et des épreuves de la bataille n’avaient cessé de secréter des « mieux vaut en rire », jusqu’à sédimenter des pratiques d’humour, comme une fonction cathartique latente contribuant à désamorcer ce qui menace les capacités du corps militaire à affronter l’extrême.
- Formes
L’humour dans les armées, pratique ancienne, est présent partout, jusque dans les alcôves des autorités militaires, mais son expression est diffuse, très discrète, sans visibilité publique. Celle-ci est le plus souvent ésotérique, codée, circonstanciée : pour en comprendre le sens, il faut avoir connu de près ou de loin les situations, les personnages ou les incidents auxquels elle renvoie. Ses traits sont donc réservés au cercle des proches qui vivent ou ont vécu l’expérience commune qu’ils évoquent : ceux de la chambrée, de la section ou du peloton, de la popote, de la promotion d’école…
De plus, et ceci renforce cela, le rire est aujourd’hui exclu de l’image de marque des armées parce que trop peu conforme à l’image d’efficacité, d’excellence sérieuse et lissée que, consciemment ou non, les élites militaires entendent donner à voir. L’humour militaire ne peut donc pas être public. Il faut aller dans les dernières pages de rares revues dont la diffusion est publique pour qu’il s’exprime, comme par effraction, avec un titre de rubrique habituel, « Un peu d’humour », comme pour s’excuser.
Cet humour joue pourtant de toutes les formes d’expression : de l’oral, de l’écrit, du dessin, le plus souvent caricatural, de saynettes, de parodies, de canulars, de l’audiovisuel et même de la gravure, ce qui est quand même exceptionnel. « Ils ne nous feront jamais autant chier qu’on les emmerde ! » Telle était l’inscription gravée sur une stèle qui, en 1963, marquait l’entrée de la section de discipline de la Légion étrangère implantée alors en Algérie à Djeniene Bourezg.
- Formes orales ou écrites
Les formes orales ou écrites sont les plus répandues. Elles sont particulièrement diffuses, ne serait-ce que dans le langage courant des militaires. L’humour fait irruption dans une conversation entre proches, dans un texte ou un canular. Il peut faire l’objet de créations talentueuses qui, séduisant un auditoire, seront colportées et entreront dans une tradition : citations ou principes détournés, jeux de mots… Nombre d’entre elles s’amusent de travers et peuvent être impitoyables : « Le légionnaire salue tout ce qui bouge et repeint le reste en blanc », « Chercher à comprendre, c’est commencer à désobéir »… De même circule une charge savoureuse sur les différentes armes de l’armée de terre : « Si tu as un nom à particule, va dans l’infanterie, tu seras le seul. Si tu es intelligent, va dans la cavalerie, tu seras le seul. Si tu aimes les femmes, va dans l’infanterie de marine, tu seras le seul. […] Si tu es propre, va dans le génie, tu seras le seul… » Notons sur le même registre une célèbre parodie de règlement : « Article 1 : “Le chef a raison” ; article 2 : “Le chef a toujours raison” ; […] article 4 : “Le chef ne dort pas, il se repose” ; […] article 7 : “Le chef n’est jamais en retard, il est retenu” ; […] article 13 : “Plus on critique le chef, moins on a d’avancement”… » Chez les chasseurs, un joli jeu de mots affirme que le sang n’est pas rouge mais vert parce que « le sang vert c’est pour la France » (le sang versé pour la France).
À Saint-Cyr, les principes détournés constituent un exercice familier des élèves4. En 1973, par exemple, la devise de l’école « Ils s’instruisent pour vaincre » fut travestie en « Ils s’instruise pour vaincrent » par des saint-cyriens de la promotion « Capitaine Danjou » (1971-1973), qui souhaitaient par là mettre en question la qualité de l’enseignement général qui leur était délivré. Au début des années 1980, les officiers encadrant la promotion « Grande Armée » (1981-1983) inculquaient aux élèves la maxime « Je le ferai avec plaisir parce que c’est difficile ». Réprouvant cette attitude, ceux-ci apposèrent dans leur bâtiment une plaque de marbre sur laquelle était inscrit : « Je le ferai faire avec plaisir parce que c’est difficile. »
Des canulars ou des parodies, dont les auteurs sont le plus souvent anonymes, peuvent être montés sous des formes écrites et circuler dans les réseaux. Il s’agit généralement de mettre en question les modes dans l’air du temps. Ainsi, en 2018, cette parodie d’une présentation orale d’une passation de « management » qui tournait en dérision la novlangue administrative, la focalisation du commandement sur la notion de management ainsi que le mouvement de banalisation du militaire engagé depuis la fin du xxe siècle.
27 juin 2018
Passation de management de la base de sécurité
et défense de x…
« Mesdames, Messieurs,
La manifestation à laquelle vous allez assister est organisée à l’occasion de la passation de commandance de la base de sécurité et défense de x… Elle est placée sous le haut patronage de M. le Haut Manager à la défense, près le ministère de la Sécurité. […] Le délégué à la défense de la préfecture régionale prononcera la formule de passation de commandance : “Vous reconnaîtrez désormais pour manager l’attaché principal d’administration Jean Civil, ici présent.” […] Il est rappelé que :
- par solidarité avec les personnes à mobilité réduite, il est recommandé de ne pas se lever pendant que le dj fera jouer le mp3 de l’hymne national La Lilloise ;
- lorsque le délégué criera “Et par le ministre”, vous êtes invités à répondre, avec les collaborateurs de la base, “Vive la sécurité !”
Cette première partie de la manifestation sera suivie d’une marche éco-citoyenne de proximité et de solidarité républicaines, organisée selon le rituel officiel établi par M. Découfflé, président du comité de démilitarisation des manifestations de la défense. »
Et puis, il existe un autre humour chez les soldats, celui qui entend exprimer l’amertume ou l’injustice que peut ressentir le combattant. La prose voire la poésie conviennent à cette expression qui a besoin d’espace. En exemple, ce plagiat anonyme et bien connu d’un texte poétique de Prévert, « Ceux qui pieusement », écrit durant la guerre d’Indochine5.
Extraits d’un plagiat du poème de Prévert
« Ceux qui pieusement »…
« Ceux qui campagne simple aux toe en attendant que ça se passe […]
Ceux qui pitonnent
Ceux qui bétonnent
Ceux qui déconnent
Ceux qui ouvrent la route et qui ont juste le droit de la fermer […]
Ceux qui donnent des ordres
Ceux qui les transmettent en les améliorant
Ceux qui se demandent comment les exécuter
Ceux qui se disent qu’on est commandé par des cons, sans se rendre compte qu’ils pourraient faire partie du haut-commandement […]
Ceux qui meurent en héros modestes
Ceux qui ne sont ni des héros ni modestes, mais qui ne meurent pas […]
Ceux qui tirent sur tout ce qu’ils voient
Ceux qui tirent sur tout avant de voir
Ceux qui se tirent avant de voir quoi que ce soit . »
- Caricatures et graphismes
Mais ce sont les formes graphiques, dont les caricatures, qui donnent lieu aux expressions les plus achevées de l’humour militaire. Il est frappant de constater combien sont nombreux les dessinateurs, parfois de grand talent, dans les rangs de l’institution6. Fin 1995, à l’issue de l’intervention du 2e régiment étranger d’infanterie (rei) en Bosnie dans le cadre de la brigade multinationale de la Force de réaction rapide (frr) mise sur pied en juin pour soutenir la forpronu après la capture de plusieurs centaines de Casques bleus, son chef de corps de l’époque, le colonel Lecerf, fit réaliser un recueil7 des expressions écrites ou graphiques qui avaient marqué cette mission (cartons et lettres de remerciement de célébrités accueillies par le régiment, messages originaux…). Il comportait quelques dizaines de caricatures, certaines particulièrement critiques, réagissant aux situations vécues, telle cette image d’un légionnaire interposé entre les belligérants.
L’humour du militaire peut également faire appel à la participation physique du groupe producteur. Dans les formes parodiques, notons les fausses prises d’armes (avec vrais motards et vrais journalistes) qu’il arrivait aux saint-cyriens d’organiser à Rennes ou à Nantes dans le cadre d’une tradition de fugue collective annuelle8 dont l’origine remonte au début des années 19709.
Toujours à Saint-Cyr, depuis le début du xxe siècle, les élèves avaient coutume, en fin de scolarité, de monter des représentations théâtrales ou des séquences de saynettes au cours desquelles ils s’octroyaient le droit de juger et de caricaturer leurs cadres. La plupart étaient bon enfant. Mais certaines étaient plus incisives, de sorte que ces manifestations furent interdites à la fin des années 1960. Cet interdit fut contourné : l’esprit de ces « thurnes voraces » fut repris au cours des années 1970 dans le cadre d’un rite annuel d’inversion10. De nuit, les élèves investissaient les bureaux de leurs cadres et y installaient un décor exprimant avec humour l’image que leur renvoyait chacun de ceux-ci. Un commandant de compagnie, très spectaculaire dans ses attitudes et surnommé « Métro Goldrill Meilleur », a ainsi vu son bureau transformé en studio de télévision avec l’aide de FR3 Rennes qui avait apporté son soutien logistique aux élèves.
- Objets
Sauf dans les conversations quotidiennes où fusent plaisanteries et bons mots, l’humour du soldat est rarement sans objet. Son expression se crée et se diffuse à propos de situations, d’incidents, de circonstances ubuesques, tragi-comiques ou tragiques, de décisions d’autorités militaires ou politiques, de modes d’organisation ou de commandement qui épousent des évolutions de la société civile ressenties comme peu compatibles avec des principes militaires estimés fondamentaux, de personnalités ou de personnages méritant aux yeux du groupe d’être salués ou vilipendés. Et nombre de moments de la vie militaire ne vont pas sans expressions humoristiques : l’humour y est ritualisé.
- Situations et circonstances
Bien des situations sont les occasions d’un « mieux vaut en rire ». À ce titre, les années 1980 et 1990, dominées par une culture de paix dont les incidences dans la vie quotidienne du combattant furent ubuesques, parfois tragiques, paraissent avoir abondamment nourri la création humoristique dans les rangs militaires. Ce fut tout particulièrement le cas lors de l’engagement des Casques bleus français en Bosnie. À partir de l’année 1994, dans Sarajevo ou sur le mont Igman, les bataillons français furent imbriqués dans les lignes des belligérants. Leurs unités n’avaient aucune liberté de manœuvre ; leurs mouvements étaient régis par le passage de check points tenus par les Serbes, par les Croates ou par les Bosniaques. Ce passage nécessitait un laissez-passer (clearance) délivré par le poste de commandement du secteur de Sarajevo de la forpronu et/ou par le truchement de négociations marchandes parfois tendues avec les belligérants. Un Jeu de l’oie conçu anonymement parodia cette absence de liberté de mouvement. Il dut avoir une certaine diffusion puisque sa copie figure dans plusieurs journaux de marche d’unité. La case « Départ » du jeu, c’est le ptt Building (ptt bld) où est installé le poste de commandement du secteur de Sarajevo et où sont délivrés les clearances. La case « Arrivée », c’est Zagreb, le pc de la forpronu. La plupart des cases de handicap figurent des check points tenus par les belligérants serbe ou croate (S1, S4, K9)11.
Extrait d’un Jeu de l’oie parodiant la situation
des unités de la forpronu à Sarajevo (1994-1995 ?)
- Case S4 [une silhouette de soldat l’arme au pied signifiant un arrêt]. Vous n’avez pas de clearance pour votre gilet pare-balles. Vous le laissez et retour à ptt bld.
- Case 9 [aéroport de Sarajevo]. No fly Today. Retour ptt bld.
- Case S3. Vous avez une clearance mais ils ne sont pas au courant (à moins que vous laissiez un pin’s de la dlb [division légère blindée]). Vous passez un tour à l’hôtel Bosnia.
- S12 [silhouette de soldat]. Vous allez en prison. Vous attendez que quelqu’un tombe sur la case « Négociations ».
- Case 16 [silhouette de soldat pointant son arme]. Vous laissez aux gentils bandits votre véhicule, votre arme et tout le reste. Vous allez à S1 et vous attendez que quelqu’un vous ramène à ptt bld.
- K1 Ok vous pouvez passer mais vous laissez 20 litres de go (gasoil).
- Case 28. Si vous avez laissé du go sur le trajet, vous êtes en panne. Attendez que quelqu’un tombe sur votre case pour vous aider.
- Case 35 [un sablier]. Vous ne savez pas pourquoi. Ils ne le savent pas non plus. Vous attendez quand même un tour.
- Case « Négociations » représentée par deux masques, l’un souriant, l’autre grimaçant.
© 2e rei
Un second objet d’humour réside dans la dénonciation de décisions d’une autorité politique ou militaire ou de modes adoptées par le commandement qui dérogent aux conceptions que le soldat se fait des principes qui régissent la vie militaire ou la vie tout court.
Depuis un demi-siècle, les armées ont connu nombre d’innovations en matière d’organisation, de commandement et de relations humaines, dans le souci, notamment, de gommer l’image autarcique et autoritaire de la chose militaire. Ainsi, au début des années 1970, dans le cadre d’une formation militaire générale (fmg), étaient enseignés aux saint-cyriens les principes vertueux de l’écoute et du dialogue. Cette caricature anonyme d’un officier de la promotion « Capitaine Danjou » (1971-1973) rend compte de la manière dont l’application de ces principes était perçue.
Trente ans plus tard, ce sont les processus de sophistication de l’organisation militaire traditionnelle ainsi que les mouvements de civilisation et de banalisation du militaire qui sont mis en question. En 2014 ou 2015, une note de service a circulé sur les réseaux : elle définissait les modalités de la mise en œuvre d’un nouveau système de commandement, la « commandance ». Un sacré canular, sous le timbre du ministère de la Défense frappé de la Marianne15 ! Une magnifique parodie du discours moderniste alors en vogue. Tout y est : l’air du temps et ses idéologies, la routine bureaucratique, une novlangue ampoulée et ses périphrases, une langue de bois familière aux soldats qui, durant plusieurs décennies, ont lu et entendu les mêmes discours se voulant mobilisateurs.
- Personnages
Si nombre de ces satires sont ou ont été médiatisées, il n’en est pas de même de la multiplicité des personnages croqués. Leur caricature est la forme d’expression humoristique la plus courante. Mais, dans la plupart des cas, sauf à faire partie de son entourage, il n’est pas aisé de reconnaître l’objet du dessin et de décoder ce que son auteur entend exprimer. Ceci posé, on peut être surpris par la qualité de certains de ces portraits. La vigueur de la plume de leur créateur vaut bien celle des caricaturistes civils dont les publications s’affichent sur les pages des quotidiens.
© Martin Renard
Par humour rituel, nous entendons les diverses expressions humoristiques qui, par coutume, accompagnent nécessairement certains moments de la communauté militaire : rites de table, d’accueil, de passage, parodies au cours de certaines fêtes religieuses… L’humour y va de soi, sous peine de leur faire perdre leur sens profond et leur caractère festif.
Il y a des classiques. Ainsi, partout où des militaires prennent ensemble leur repas ils « font popote ». Une séquence est immuable : la lecture du menu par le moins gradé de l’assemblée, le « popotier », généralement un jeune sergent ou un tout jeune lieutenant. Cette lecture, annoncée par un « Vos gueules là-dedans ! », est un apprentissage de l’impertinence – le menu doit être présenté sous forme de périphrases avec jeux de mots (« grillées, elles ne boucheront plus l’entrée du Vieux Port »). Elle s’achève par une injonction : « Foutez-vous-en plein la gueule ! Que la première bouchée vous régale, que la dernière vous étouffe, et ce, afin de faciliter le jeu normal de l’avancement dans l’armée française, ce dont je serai le dernier et ô combien indigne bénéficiaire… » Et l’assemblée de s’exclamer : « Mort à ce cochon de popotier ! Qu’il crève et que le cul lui pèle ! »
Naguère, l’arrivée en régiment de jeunes officiers, voire sous-officiers sortant des écoles, faisait l’objet d’un accueil farceur et de canulars variés. Voici deux séquences qui étaient assez courantes. En fin d’un parcours semé d’embûches16, l’impétrant devait passer une visite médicale. Un faux toubib l’ayant ausculté de manière pour le moins étrange lui enjoignait d’aller uriner dans un verre. Et en sortant des toilettes, il se retrouvait, en slip, le verre d’urine à la main, devant une assemblée hilare de cadres du régiment. Généralement un repas associant tous les cadres du régiment était organisé le soir de cette arrivée. Quelques convives simulaient une fonction qui n’était nullement la leur : un président des sous-officiers jouait le rôle d’un chef de corps atrabilaire hurlant contre ses capitaines, le colonel se transformait en vieux commandant de compagnie insultant son chef de corps, un sous-officier ou un lieutenant incarnait un capitaine bégayant et demeuré, l’épouse d’un officier devenait infirmière accorte incendiant le nouveau venu d’œillades assassines. La situation pouvait être délicate lorsque, en fin de repas, les masques étaient déposés17.
Il a toujours existé une victime coutumière de l’humour saint-cyrien : la pompe. Ce terme du langage saint-cyrien vieux de deux siècles, opposé à l’art militaire (la « mili »), désigne un enseignement abstrait (jadis le règlement, l’administration) ou intellectuel. Jusqu’à ces dernières décennies, celui-ci était puissamment rejeté par nombre d’élèves, en conformité avec l’archétype d’un officier méprisant tout ce qui n’est pas en relation directe avec le combat. Ce rejet, enraciné dans des générations de promotions, a fait tradition ; il a donné lieu à des rites encore vivaces aujourd’hui, prétextes à manifestations joyeuses, alors que, comme l’écrit Claude Weber, « la plupart des élèves des promotions actuelles, pour ne pas dire la totalité, sont parfaitement conscients de la nécessité et de l’intérêt à s’atteler avec sérieux à la formation académique »18. L’organisme qui délivre cette pompe se nomme la Direction de l’enseignement général et de la recherche (dger) ; depuis la fin des années 1960, ses enseignants, militaires ou civils, sont surnommés les rats19. On devine combien une telle appellation a nourri la création humoristique des élèves, voire leurs chansons… Nombre de manifestations ont parodié des opérations de dératisation du bâtiment abritant la dger. Et dans les années 1970 fut organisé un enterrement de la pompe, accompagné de la publication d’un faire-part dans Le Figaro annonçant le rappel à Dieu et l’inhumation de Mme A. Bosse-Lapompe.
© Martin Renard

Hier encore, certaines fêtes religieuses célébrées par certaines armes de l’armée de terre n’allaient pas sans parodies et défilés carnavalesques : la Saint-Éloi, patron du matériel et des mécaniciens ; la Sainte-Barbe, patronne des artilleurs et des sapeurs20… À la Légion étrangère, il était coutumier de jouer sur la séquence des fêtes de fin d’année pour renforcer la cohésion des unités : à Noël, après la visite des crèches (d’une grande originalité) réalisées par chaque section, cadres et troupes étaient rassemblés. Le jour de l’An, les officiers recevaient les sous-officiers ; pour l’Épiphanie, c’était au tour des sous-officiers d’accueillir les officiers. En 1963, à Tabelbala, une oasis saharienne, l’Épiphanie fut l’occasion d’une parodie carnavalesque en fin de repas. L’enfant Jésus était figuré par un tout jeune sous-lieutenant. Saint Joseph, représenté par le président des sous-officiers, veillait sur lui. La Vierge était un jeune sergent et les rois mages à l’avenant. L’enfant Jésus fut porté en procession vers le bordel de l’unité, en tout bien tout honneur, non pas pour consommer, mais pour rire et chanter sous le regard des femmes.
Ce survol d’un phénomène d’une grande richesse laisse en suspens quelques interrogations. En raison des données en ma possession, ce propos a été centré sur l’armée de terre, plutôt sur les officiers. Le milieu combattant a été bien peu considéré. Alors, comment ces pratiques humoristiques varient-elles dans l’ensemble du monde militaire et comment ont-elles changé dans le temps ?
Puisse ce phénomène si riche et si masqué faire demain l’objet d’attentions, de recherches, car il en dit beaucoup sur ce qui se passe dans les rangs comme sur le moral du soldat. À la lecture de ce numéro, puisse quelque décideur ayant l’intelligence des expressions non convenues s’engager pour que demain la culture militaire, et particulièrement ses créations caricaturales, trouve sa place dans un art populaire…
1 Cet article exploite les caricatures recueillies au cours de mes recherches sur les traditions saint-cyriennes ou sur la vie des unités de combat de l’armée de terre en Bosnie, ainsi que des documents qui sont parvenus à Inflexions à la suite d’un appel à documents lancé il y a plusieurs années en vue d’un numéro spécial.
2 G. Balandier, Le Désordre. éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1989, p. 117.
3 A. Bernard, « Humour et drôle de guerre : le rire au front », La Contemporaine/Matériaux pour l’histoire de notre temps n° 119-120, 2016, pp. 41-47.
4 Toutes les observations relatives aux traditions saint-cyriennes sont développées dans A. Thiéblemont, « Contribution à l’étude de la tradition. Les traditions de contestation à Saint-Cyr », Ethnologie française, tome 9, n° 1, janvier-mars 1979, pp. 97-100 ; « Les traditions dans les armées, le jeu de la contestation et de la conformité », Pouvoir n° 38, septembre 1986, pp. 99-112, ou dans A. Dirou et A. Thiéblemont, « Lieux et objets de mémoire à Saint-Cyr », in A. Thiéblemont (dir.), Cultures et Logiques militaires, Paris, puf, 1999, pp. 85-127.
5 Le site « Traditions, humour et bêtisier militaires. Fédération nationale des combattants volontaires », d’où sont tirés ces extraits, contient une multitude d’expressions militaires, consultable sur Document pdf (fncv.com). humour-traditions-betisier-militaires.pdf
6 Il n’y a là qu’une hypothèse, car il existe peu de données connues sur les milieux des sous-officiers et militaires du rang.
7 Ce recueil, avec sa couverture cartonnée noire, a été découvert au cours de l’année 2000 dans la salle d’honneur du 2e rei. Il a hélas aujourd’hui disparu. Certaines des caricatures et données qui y figuraient ont été photographiées et sont conservées dans mes archives personnelles.
8 Toutes ne réussissent pas, comme celle de la relève de la garde du palais de Buckingham par la promotion « Capitaine Henri Guilleminot » (1975-1977).
9 Cette tradition de la fugue est aujourd’hui interdite (note de la rédaction).
10 Cette pratique n’existe plus aujourd’hui (note de la rédaction).
11 Ibid., p. 112.
12 Ibid., tome 1, p. 87 et tome 2, p. 157.
13 H. Pierre, « Le vol du frelon », Inflexions n° 35, 2017, pp. 71-84.
14 Service historique de la Défense (shd), fonds colonel André Thiéblemont, 2011, PA 16/22, opération Trident (Kosovo), Journal quotidien de la section d’appui du 1er reg (19 juin-8 octobre 1999).
15 Tampon humide apposé sur une décision pour authentifier l’acte. Il est réservé à certaines autorités.
16 « Mon lieutenant, le convoi qui transportait vos malles et votre valise est tombé dans une embuscade. Vos bagages ont disparu. Ce sont sans doute les Fells, mon lieutenant, qui les ont rapinés. »
17 On note aujourd’hui une forte diminution de l’occurrence et de la virulence des canulars (note de la rédaction).
18 Cl. Weber, À genou les hommes. Debout les officiers, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 129.
19 Ce que l’on peut comprendre au sens de « rats de bibliothèque ».
20 À la fin des années 1980, les lieutenants d’un régiment d’artillerie et d’un du génie « enlevèrent » les colonels de l’autre régiment et les échangèrent sur le pont entre Neuf-Brisach et Vieux-Brisach à une heure de grand passage.