Le lecteur de la jeune revue qu’est Inflexions sera peut-être étonné de pouvoir y lire un article consacré à un téléfilm britannique racontant l’histoire, fictive mais très précisément inspirée de la réalité historique, du premier bataillon britannique venu, en 1992, participer à l’intervention des Nations unies en Bosnie-Herzégovine. S’agirait-il d’un nouvel avatar du complexe d’un officier français par rapport à ses homologues d’outre-Manche ? En quoi parler d’un film peut-il intéresser une revue qui se propose de faire réfléchir ensemble des militaires et des civils sur l’armée ? Pourquoi parler d’un tel « documentaire-fiction » des années après sa diffusion ? Ne s’agirait-il pas de la recherche d’une originalité accrocheuse dissimulant une tendance masochiste, destinée à attirer le chaland ?
Les réponses implicites à ces questions sont peut-être avérées. N’oublions pas néanmoins, que notre revue se propose d’instaurer un débat. Le comité de rédaction a depuis le début de ses réunions considéré qu’il convient non seulement de poser des questions, de faire se rencontrer des personnes de milieux et de centres d’intérêt différents, mais aussi de faire réfléchir à partir de documents existants. Ainsi, la revue se propose-t-elle de choisir un thème, de le présenter à ses lecteurs et d’en prendre prétexte pour initier un débat avec les futurs auteurs.
À propos du thème des « mutations de l’armée de terre dans ses aspects humains », nous aurions pu faire réfléchir nos auteurs sur un article ou une directive, prolonger les réflexions de tel ou tel colloque. Pourtant, c’est à l’unanimité que le comité a accepté la proposition de l’un de ses membres visant à placer en exergue le film Warriors dont tout le monde avait entendu parler, mais que peu avaient vu.
Ne convient-il pas de se méfier d’un « documentaire-fiction » qui pourrait être écrit à la gloire des soldats de la « perfide Albion » ? Que raconte ce film ? Un casque bleu français présent sur le théâtre bosniaque à l’époque des faits évoqués peut-il s’y reconnaître ? Bref, en quoi l’histoire choc de ces casques bleus britanniques peut-elle nous intéresser ?
- Souvenez-vous
En août 1992, les Nations unies décident d’envoyer sur le sol de la toute jeune Bosnie-Herzégovine indépendante, une force de protection (Forpronu). Les Serbes encerclent la ville. Un bataillon français tient l’aéroport et interdit son accès à tous les belligérants. Des milices croates et musulmanes, d’abord unies, se battent contre les milices serbes issues plus ou moins de l’ex-armée yougoslave. Le même scénario général qui a conduit à l’intervention des casques bleus en Croatie, et plus particulièrement en Krajina, se reproduit en Bosnie. Mais ici, il n’est pas question d’interposition entre les combattants, il s’agit de protéger des convois humanitaires destinés à des populations victimes de combats intercommunautaires. Initialement, cette force multinationale n’est pas à proprement parler constituée de casques bleus, même si tous les véhicules sont peints en blanc, si tous les bérets sont bleus. Elle le deviendra à partir du printemps suivant par le changement de statut de la Force. Chaque contingent, britannique, français, canadien, danois, espagnol et néerlandais, agit, au départ, selon les directives de son pays d’origine. De Kiseljak, à l’ouest de Sarajevo, la forpronu est coordonnée par un état-major du niveau d’une division, commandé par le général Morillon.
Le bataillon britannique arrive en novembre 1992 et s’installe à Vitez. Il est responsable du centre de la Bosnie. Mais son action est limitée par la ligne de front et par la volonté des Serbes de ne pas laisser agir les Occidentaux sur les territoires qu’ils considèrent comme faisant partie de la Serbie.
Ce bataillon est constitué à partir du Cheshire Regiment, belle et ancienne unité d’infanterie mécanisée renforcée par des blindés de reconnaissance. Il est équipé des très bons transports de troupes blindés et chenillés que sont les Warriors. Il s’installe dans une sorte de camp retranché à l’extérieur de la ville, lance des patrouilles jusqu’au nord de Tuzla et vers le sud en direction du plateau karstique de l’Herzégovine, sur lequel un régiment du génie britannique élargit les pistes vers Split. Il escorte les convois organisés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, dont le siège se situe dans la ville voisine de Zenica.
Vitez se situe à une confluence de vallées dont celle de la Lasva, petite rivière affluente de la Bosna qui coule à Sarajevo. La population est établie grosso modo selon des cercles concentriques, alternativement croate et musulmane.
Sous la houlette de la milice hvo, les Croates veulent constituer une entité homogène au sud de la Bosnie pour pouvoir ultérieurement être rattachés à la Croatie dalmate. À partir de février 1993, la tension latente entre les Croates et les Musulmans dégénère. Les premiers cherchent à tenir la vallée de la Lasva et font fuir les populations musulmanes. De leur côté, les Musulmans cherchent à contrôler, immédiatement au nord de l’axe Sarajevo-Visoko, Kakanj, Zenica. Les massacres qui ont été perpétrés dans la vallée de la Lasva, notamment celui du hameau musulman d’Ahmici par un dimanche d’avril, sont actuellement jugés au Tribunal international de La Haye. C’est l’histoire de ce bataillon qui est racontée dans le film Warriors réalisé par la bbc.
- Histoire choc, images dures
Plus que l’épopée d’une unité dans sa généralité, Warriors s’intéresse à une section commandée par un jeune lieutenant. Le paysage magnifique rappelle parfaitement le centre de la Bosnie. L’Union Jack flotte sur la colonne de blindés. Le blanc des véhicules fait ressortir le bleu du ciel et des couvre-casques. Tout paraît simple. « Garde à vous ! » Il suffit d’exécuter les ordres. Au départ…
Au départ, en effet, les ordres sont clairs : il s’agit d’escorter les convois. On ne prend pas parti. On obéit à l’unhcr. Tout cela est fort simple, sauf que…
Sauf que, alors que l’on est à la tête d’une troupe de professionnels, il faut se laisser humilier, contrôler par les milices, souvent misérablement armées et sans réelle valeur militaire, aux différents « checkpoints ». Sauf qu’il faut accepter le regard d’incompréhension de ceux que l’on est censé venir aider, surtout lorsqu’il s’agit de celui d’un Musulman-Bosniaque supporter de l’équipe de football de Liverpool, arraché du véhicule blindé et entraîné vers une mort certaine dans les sous-bois aux couleurs d’automne. Sauf qu’il faut accepter de renoncer à l’évacuation de familles réfugiées dans des caves, au milieu des combats. « On ne prend pas parti, lieutenant ! » Alors on tient, mais on ne comprend pas. On refuse, mais on exécute les ordres. Pourtant, quand après avoir sauvé un couple de vieillards des exactions d’une équipe de mafieux, on retrouve ces derniers crucifiés, quand on retrouve son amie interprète tuée devant sa maison, alors on refuse tout et l’on agit comme la conscience dicte d’agir.
Au retour, il y a enquête de commandement. Qui est le responsable ? Qui a donné l’ordre ? Et puis avec le retour, il y a le déphasage, l’incompréhension du monde « normal » que l’on retrouve. La fuite devant toute expression de la joie la plus simple, fuite de toute joie de vivre, fuite du monde qu’on ne comprend plus. Mélange de remord et d’accusation. Et puis, il y a l’explosion. L’un hurle devant une enfant qui, dans un supermarché, trépigne pour que sa grand-mère lui achète des friandises, se défoule sur un Abribus dont les vitres explosent sous ses coups. L’autre, le lieutenant devenu capitaine, seul, fait face à ses sous-lieutenants qui lui demandent comment c’était là-bas. Seul, il se sent seul dans cette Irlande où il se trouve une nouvelle fois. Seul, dans sa chambre, il pointe le canon de son pistolet de service contre sa tempe. Seul.
Warriors est un film réaliste, dur. Il commence par une arrivée triomphante. La force en action sous un magnifique ciel bleu. Il se termine par le désespoir et la solitude. Progressivement la tension monte, de la mort d’un pilote de char au sauvetage d’agonisants dans une benne de camion. C’est l’histoire d’une interrogation lancinante. Pourquoi engage-t-on des soldats sur un théâtre si on ne leur donne pas les moyens d’agir, si on les condamne à subir ? C’est l’histoire d’une prise de conscience individuelle, collective. La guerre peut blesser et tuer autrement que par le feu.
Warriors est une transcription terriblement fidèle de la réalité que j’ai connue là-bas… et ici en France.
Dans ce film, on retrouve la vie du soldat ; celle d’un officier et de son confident, son radio. Au vol, pendant la projection, j’ai relevé pour vous quelques interrogations, quelques réflexions.
- Quand faut-il annoncer à sa famille qu’on part loin ?
- Comment rassurer ses proches face au danger qu’ils pressentent ? Que répondre aux questions telles que : « C’est comment là-bas ? »
- « Je ne savais pas comment te l’annoncer… » « Je n’y peux rien, c’est mon métier… » Déjà commence le décalage. Ne pas pouvoir dire, ne pas pouvoir partager. Comment rassurer sa famille, surtout le jour de Noël ? Le mensonge protecteur est en même temps le début de la distorsion qui conduit à l’incompréhension.
- À quoi sert une arme si on n’a pas le droit de s’en servir ? À quoi sert d’envoyer un soldat sur le terrain s’il n’a pas le droit de faire usage de la force ?
- Quelles sont les conséquences de l’impuissance ? Où s’arrête le devoir d’obéissance face à la souffrance ? Comment réagit l’individu face à sa propre impuissance ? Jusqu’où peut-on obéir ? Suffit-il d’obéir ?
- Face à la mort du camarade : « Pourquoi lui et pas moi ? »
- Face aux subordonnés : « Les hommes regardent, il ne faut pas qu’on se laisse aller. »
- Face à l’enquêteur : « Si vous aviez été là, vous ne poseriez pas la question ». La colère face à la naïveté navrante : « Vous avez eu une médaille ? » Comme si les décorations soignaient les âmes ! Révolte face aux penseurs censeurs : « Vous ne savez rien. Vous ne savez rien du tout ! ».
- Face aux autres, comment traduire : « Je m’en veux d’être revenu » ?
Après une telle expérience, peut-on rester le même ? Non.
Warriors guerriers, chars blindés, vous n’avez plus de carapace.
Warriors : bêtement la vie du soldat.
Indéniablement, ce film a sa place dans la réflexion que la revue entend mener. Il explique les mutations que l’institution militaire a pu vivre au cours des années 1990. Derrière la machine, derrière le char prétendument protecteur, quel que soit l’uniforme, il reste les hommes. Il reste l’homme sans lequel aucune mission au sol ne peut être accomplie dans la durée. Cet homme, il faut le former, le préparer, l’entraîner. Cela ne peut se faire du jour au lendemain. Il ne s’agit pas d’avoir un surhomme, mais un soldat conscient de ses responsabilités, qu’il soit un exécutant ou le conseiller d’un décideur politique.