N°52 | S’élever

Jean-Luc Cotard

Une recette pour un appel

Portrait d’un entrepreneur Pierre Guillet

Pour ce numéro d’Inflexions titré « S’élever », nous souhaitions donner la parole au monde de l’entreprise. Dès le premier contact, Pierre Guillet, dirigeant de la société Hesion1 et nouveau président des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (edc)2, a été enthousiaste à l’idée de travailler sur le sujet. Et nous avons trouvé à son contact une réflexion au service de l’action qui n’est pas étrangère à ce que d’autres auteurs expriment ou aux principes de commandement de l’armée de terre.

Avec son blazer bleu marine et sa chemise à carreaux à col ouvert, rien ne le distingue des autres cadres du monde de l’entreprise. Ses yeux marron observent avec bienveillance son interlocuteur. Assis sur la banquette d’un café, il apparaît physiquement en position juste. Pierre Guillet n’a pas besoin de paraître. À la mi-juin 2021, La Croix lui consacrait un article : l’ancien chargé de clientèle dans un établissement financier devenu entrepreneur fait travailler des détenus en prison. Cet article était illustré d’une photo le présentant face au garde des Sceaux, expliquant derrière son masque chirurgical, toujours vêtu de son blazer bleu, les conditions de réalisation de ses produits. Dix mois plus tard, le même journal annonce sa nomination à la tête des edc, un mouvement patronal qui appuie son action sur la pensée sociale chrétienne (psc), elle-même reposant sur la doctrine sociale de l’Église3 complétée par quelques textes protestants et orthodoxes. Les edc, qui n’est pas une organisation syndicale, est peut-être le seul mouvement patronal qui voit le nombre de ses adhérents augmenter. Même s’il ne l’affiche pas ouvertement comme une satisfaction, Pierre Guillet souligne que cette attraction correspond visiblement à une quête de sens : « Nous apprenons à regarder notre entreprise autrement que selon le seul critère financier. » Il est donc le représentant d’une catégorie de dirigeants et l’interlocuteur des autres organismes patronaux tels que le medef, mais aussi des ministres.

Quand on lui fait remarquer que sa carrière est un modèle de réussite, il sourit simplement. Mais son parcours justifie de réfléchir avec lui à la façon dont on « s’élève ». Implicitement la question est celle de la « recette ». Si Pierre Guillet convient qu’il a connu une élévation, en particulier en termes de responsabilités, il affirme qu’il n’y a pas, de sa part, de volonté de le faire et que ladite élévation ne se situe peut-être pas là où l’on pense : « Je n’ai jamais eu de plan de carrière, je n’ai fait que répondre à des appels successifs et j’ai toujours essayé de faire le mieux possible ce que j’avais à faire, là où j’étais et avec ceux avec lesquels j’étais. »

Quand on observe le fonctionnement des edc, on apprend que pour accéder à des responsabilités au sein de ce mouvement il n’y a pas de campagne électorale, quel que soit le niveau, local, régional ou national. Les membres du bureau national soumettent au président du mouvement une liste de candidats potentiels qui se réduit à l’issue des votes successifs. Quand, en juin 2021, Pierre Guillet est contacté pour prendre le mandat de président national pour deux ans, ce fut la surprise. Il lui a fallu réfléchir, « discerner », pour reprendre un mot qu’il emploie fréquemment. D’autant plus qu’au moment où cette proposition lui était faite, il apprenait que le principal client de sa société rompait son contrat, l’obligeant à licencier dix personnes. Comment, dans ces conditions, répondre à un appel qui va générer des charges pour sa famille et pour son entreprise, tout en imposant une forme d’exemplarité ? Où se situe le bien commun4 dans la recherche duquel son mouvement appelle les adhérents à travailler ? Avec son équipe, il s’est alors attaché à accompagner chacun des collaborateurs dont il devait se séparer pour qu’ils puissent trouver un autre emploi et pour que l’entreprise rebondisse.

Des appels, Pierre Guillet en a connu d’autres. Pour prendre des responsabilités dans son mouvement scout par exemple. Et, au sens téléphonique du terme, celui qui l’a conduit à réfléchir sur le sens de son travail dans le milieu financier et à rechercher la direction d’une entreprise : « Pierre, nous travaillons pour une entreprise dont le dirigeant va passer la main. Nous avons travaillé avec toi, nous savons dans quel esprit tu le fais. Veux-tu prendre sa succession ? » Il a hésité. Devenir dirigeant d’entreprise ne lui était jamais venu à l’esprit. Il se renseigne, analyse les chiffres – il sait faire –, réfléchit, seul et avec sa famille, elle aussi fortement concernée par ce choix. Il recule, mais la petite graine est semée. Il se met en quête d’une société à reprendre, établit des critères, dont celui de la localisation géographique. Faut-il profiter de l’occasion pour retrouver l’Ouest natal ? Il trouve une opportunité, mais la famille découvre les difficultés à quitter la région parisienne. Il arrête alors le processus de reprise, car il ne peut pas envisager de vivre en dissonance avec les aspirations des siens. Finalement, il trouve une société qui lui convient en région parisienne ; bientôt il en achète une autre et crée Hesion, dont le nom est issu d’un processus collaboratif interne et non d’une recherche marketing. « Pour répondre à un appel, il faut s’être préparé à l’entendre, s’être préparé sans savoir à quoi s’attendre mais en étant prêt à agir », analyse-t-il, mettant en parallèle cet état d’esprit et celui des serviteurs de l’Évangile de Luc qui veillent en attendant le maître5.

Il découvre alors la solitude du dirigeant et pour la surmonter adhère aux edc où il retrouve les fondamentaux de sa spiritualité chrétienne. Il précise progressivement ce qu’il ressentait avant de devenir dirigeant d’entreprise : répondre à un appel et faire de son mieux pour faire bien, sans oublier les fondamentaux d’une société idéale à construire ; ne pas regarder vers le haut, le brillant, mais regarder ses collaborateurs et répondre à leurs besoins afin de pouvoir garder le cap. Un cap construit en collaboration avec toute l’équipe, chacun se sentant responsable parce qu’il comprend son rôle et l’assume pour que le collectif avance. Avec les edc, Pierre Guillet décèle que ce qui était mis en œuvre au sein de sa famille pouvait s’appliquer à son entreprise, que l’écoute et l’attention que l’on porte aux autres sont importants pour chacun des collaborateurs et pour le bien de sa société.

Lorsque l’on discute avec Pierre Guillet, on comprend rapidement que, pour lui, on ne peut pas s’élever avec justesse dans la solitude, l’arrivisme et l’arrogance. La réussite, ou l’élévation, n’est qu’un indicateur de progression pour le groupe, voire un seul membre du groupe. Ainsi ne s’est-il jamais fait d’illusion sur l’intérêt financier de la réalisation en prison de l’un de ses produits. Produire ainsi n’est pas rentable financièrement parce que la productivité dépend du rythme de vie de l’univers carcéral qui n’est pas celui d’une usine, d’un lieu de production. Et en dehors du pécule gagné, résultat de leur travail effectif, les détenus travailleurs, qui purgent une lourde peine, n’ont plus l’espoir réel d’une réinsertion proche ou future. On peut soupçonner le catholique qu’est Pierre Guillet d’avoir voulu faire œuvre de charité, contribuer à la création d’une espérance dans l’esprit de ces hommes. Peut-être a-t-il semé une graine qui s’épanouira plus tard. Il évoque cela par allusion. En revanche, il souligne avec gourmandise le fruit qu’il n’avait pas prévu : l’un de ses collaborateurs s’est spontanément proposé pour participer au projet. Il est devenu celui qui est en lien hebdomadaire avec les détenus collaborateurs et a même sollicité une formation au tutorat pour mieux transmettre son savoir. Cette expérience lui a permis de révéler des talents insoupçonnés, de s’élever.

La crainte du risque, de quelque nature qu’il puisse être, empêche de voir que « s’élever » est un indicateur qui sort de ceux que l’on arrive à quantifier. Dans ces conditions, « s’élever », ce ne peut donc être une fin, mais bien un simple élément d’analyse a posteriori. On pourrait ainsi considérer que pour s’élever il conviendrait plutôt de donner à son entourage la chance de trouver en soi une nouvelle pépite, un nouveau talent pour le faire fructifier. Bien entendu, comment ne pas alors songer à la parabole des talents6. Pour faire fructifier des talents, encore faut-il les connaître. Donc parler de « s’élever », c’est apprendre d’abord à se connaître, accepter de se découvrir et faire en sorte que l’entourage, l’équipe, le groupe, puisse se découvrir lui aussi, qu’il prenne confiance en lui-même. Faire fructifier des talents, c’est penser certainement aux siens, mais aussi à ceux des collaborateurs et de l’entourage ou des « parties prenantes ». Pour se connaître, il ne faut pas craindre de prendre le temps de l’introspection et peut-être surtout d’écouter le monde autour de soi. S’écouter, écouter, réfléchir ou discerner, c’est aussi, à la façon d’un miroir, renvoyer la matière de cette réflexion, c’est créer une fructification permanente en soi et chez les autres, les uns envers les autres. C’est par sa propre intériorité se rendre disponible, se mettre au service de l’autre et du groupe, qui bénéficie de l’amélioration de chacune de ses parties. Dès que l’on favorise la fructification des talents, il devient logique de faire confiance. C’est ainsi que naît une subsidiarité réelle. Une fois l’objectif et les moyens définis, le dirigeant doit laisser ses collaborateurs agir, mais aussi répondre à toute sollicitation d’aide. Une fois le cap fixé, il est au service de ses collaborateurs.

Tout ceci permet de comprendre pourquoi en prenant ses fonctions à la tête des edc, Pierre Guillet ait pu décrire son entreprise comme « une petite structure, mais où nous savons faire bouillonner nos cerveaux : on cogite en permanence pour innover », au point d’ailleurs qu’il a parfois du mal à expliquer de façon classique, sous forme d’argumentaire éclair7, ce qu’elle produit.

Cette attitude demande des temps de recul fort loin du court-termisme ambiant, de la voracité à l’accumulation, car le fruit ne se réduit pas au résultat de la production. On comprend alors qu’il est nécessaire de bien définir la raison d’être de l’entreprise. Peut-être la loi pacte8 de mai 2019 avait-elle une telle dynamique lorsqu’elle a été conçue.

Pour réfléchir, Pierre Guillet s’appuie sur la « grille de lecture » de la pensée sociale de l’Église évoquée plus haut. Elle repose sur six principes : la dignité de l’homme, la recherche du bien commun, la subsidiarité, la participation, la destination universelle des biens et la solidarité. Ces principes s’appuient eux-mêmes sur quatre valeurs que sont la liberté, la justice, l’amour et la vérité. Ces principes et ces valeurs permettent d’agir tant pour soi-même que pour sa famille, le travail et la vie économique et, par conséquent, toutes les petites entités sociales imbriquées et solidaires entre elles, et font ainsi société. Apparaît alors en synthèse l’importance de la notion de « l’homme un » dans une société unie. En appliquant ces principes de façon homogène dans chacune de ses sphères d’activité, l’homme est supposé devenir plus stable, mieux en phase9 et avec lui-même et avec la société. Cette « grille » s’applique aussi aux orientations10 que Pierre Guillet, en tant que président, a établies en collaboration avec son bureau. Une façon d’envisager la vie qui a aussi des conséquences concrètes puisqu’il a décidé de compartimenter son emploi du temps en trois : un temps pour la famille, un pour l’entreprise, un pour les edc. Si chacun est défini, ils se nourrissent malgré tout les uns les autres. Chaque période est un moyen de prendre du recul sur les autres, leur point commun étant l’homme « Pierre Guillet ».

À la recherche d’ingrédients permettant de s’élever, nous avons trouvé avec Pierre Guillet une autre façon d’envisager la vie économique, d’autres critères de réussite, non seulement dans l’engagement professionnel mais aussi dans la vie tout simplement. S’élever n’est donc pas un objectif, mais aider son entourage à s’élever est une obligation. S’élever soi-même, à l’exemple de la parabole de l’invité11. Penser aux autres, les écouter, les valoriser, par effet retour aide à progresser. Cela nécessite du recul et du travail, cela permet d’être prêt lorsque l’appel résonne.


1 Hesion est le résultat de la réunion de deux entreprises : Disfatel, acteur incontournable du contrôle de la qualité de l’air et de la détection de gaz, et Altaïr Vision, société spécialisée dans la lecture de plaques d’immatriculation et de gestion intelligente de parking. Grâce à la synergie des savoir-faire qu’elle réunit, Hesion apporte une réponse globale aux problématiques de stationnement et de contrôle de la qualité de l’air.

2 Pierre Guillet a été nommé à la tête du mouvement en mars 2022, lors des dernières assises nationales.

3 Conseil pontifical justice et paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église, Paris, Le Cerf/Bayard/Mame, 2013.

4 Le bien commun est défini par la doctrine sociale de l’Église comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon totale et plus aisée ». Il existe une différence avec l’intérêt général, qui privilégie le groupe avant l’individu. Voir Compendium de la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 2.

5 Luc 12, 35-37.

6 Matthieu 25, 14-30.

7 Ou pitch pour utiliser la terminologie commerciale.

8 La loi pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) vise à donner les moyens nécessaires aux entreprises pour innover, se transformer, grandir et créer des emplois.

9 Emmanuel Toniutti, explique la crise de 2008 par le grand écart que vivaient les dirigeant des grandes banques mises en faillite. Voir E. Toniutti, L’Urgence éthique. Une autre vision pour le monde des affaires, Lugano, iecg, 2010.

10 Vivre la fraternité au sein des edc, entre les générations, dans les entreprises et la société ; rencontrer le Christ en priant en s’engageant et en témoignant ; mettre des talents au service du monde en découvrant les siens et en faisant émerger ceux des personnes qui entourent les dirigeants. Source site Internet www.lesedc.org/wp/upmoads/2022/03/orientations

11 Luc 14, 1-4.

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