On peut s’élever par ambition ou par arrivisme. Les deux termes ne se recouvrent pas. Le dictionnaire dit que l’ambitieux a soif de réussite et d’honneurs ; des honneurs que l’on peut chercher dans le respect des règles et des personnes. L’arriviste est celui qui n’est pas à la hauteur de la concurrence et ne parvient à ses fins que par fourberie. Avec un chef ambitieux, les capacités d’un groupe s’améliorent parce que chacun s’élève dans un effort partagé de progression. Avec un chef arriviste, le groupe perd ses qualités et se désagrège.
- Être un militaire ambitieux, mais ne pas le dire
Celui qui inscrit la mention « ambitieux » sur un bulletin de notation laisse une appréciation péjorative sur la personne qu’il doit juger. La formule inverse, « manque d’ambition », peut aussi être considérée comme une critique. Cette contradiction mérite d’être éclairée. Dans l’institution militaire, il est bon d’être ambitieux mais malséant de le montrer. Il faut afficher un comportement qui fasse comprendre que l’on a envie de progresser, mais il faut s’abstenir de toute ostentation qui révélerait son ambition.
Une anecdote illustrative : au début de sa carrière, un jeune médecin, qui se faisait régulièrement remarquer par son impertinence, devait remplir, comme chaque année pour tous les militaires, sa fiche de desiderata de mutation. Dans la rubrique « Quel est votre projet ? », il a écrit : « Devenir directeur central. » Il déclarait ainsi ouvertement qu’il ambitionnait d’accéder au sommet d’une pyramide dont il n’était encore qu’un élément de la base. C’était une provocation. Son supérieur le convoqua pour une explication assortie d’une punition qu’il refusa en s’appuyant sur un argumentaire en trois points : ne doit-on pas inciter un officier à progresser dans sa carrière ? le poste le plus élevé [dans son corps] n’est-il pas celui de directeur central [du Service de santé des armées] ? ne doit-on pas exiger de chaque médecin militaire qu’il ait l’ambition d’être le meilleur possible ? L’affaire en resta là et l’histoire continue à être racontée. Elle fait rire autant qu’elle fit grincer. Ce jeune médecin était intellectuellement brillant, mais il était dans le défaut dès lors qu’il devait honorer sa hiérarchie. Ses chefs lui firent comprendre qu’il ne ferait jamais partie de la tête de sa promotion. Il opta pour une carrière courte et alla exercer ses talents dans l’administration préfectorale sans y connaître une meilleure fortune.
- L’ambition est un moteur
Être ambitieux, c’est être animé du désir de s’élever. C’est une bonne chose. La condition d’adaptation d’un militaire passe par la capacité à s’inscrire dans un projet de carrière. La mécanique de l’institution a besoin du moteur de l’ambition pour tourner efficacement. Celui qui s’engage intègre sa catégorie à l’échelon le plus bas avec la promesse d’une progression à la mesure de l’effort qu’il y investit. Celui qui n’a pas, ou plus, la perspective de progresser se désadapte rapidement. Comme les effectifs d’une armée sont calculés de manière à être dans un perpétuel renouvellement, celui qui n’est plus dans le flux de cette progression se marginalise.
L’ambition doit être stimulée et récompensée. Les écoles de formation et les cérémonies militaires sont conçues pour montrer les splendeurs de l’institution qui nourrissent les rêves de progression des plus jeunes. Ensuite le moteur opère en trois temps : l’acquisition d’une compétence, le développement d’une expérience et, en fonction des résultats, une promotion. Une hiérarchie se dessine : chef de groupe, chef de section, commandant de compagnie, chef de corps… Au fil des promotions, les cadres sont appelés à commander des groupes de plus en plus importants. Les performances d’un chef sont évaluées sur la conjugaison des performances de ses subordonnés dont il stimule à son tour l’élargissement des compétences. C’est une boucle. C’est ainsi qu’à intervalles réguliers des chefs qui ont été promus à des fonctions supérieures retrouvent sous leurs ordres des personnels, eux-mêmes promus, qu’ils avaient antérieurement commandés, c’est-à-dire soutenus dans leur carrière. L’ambition agit comme une turbine. Le fonctionnement idéal de la pyramide hiérarchique est le suivant : ceux de la base poussent ceux du sommet, lesquels les aspirent pour s’élever. L’ambition est une bonne chose dès lors qu’elle intègre ce cycle vertueux profitable à tous.
- Le « lèche-bottes de service »
Certains cherchent à court-circuiter ce cycle pour un profit réservé à eux seuls. Ces personnes ne sont pas animées par le désir de faire avancer leurs subordonnés, mais par leur progression dans la hiérarchie quels qu’en soient les dommages collatéraux. Elles vampirisent le système, car elles confisquent les bénéfices d’un effort collectif auquel elles n’ont pas participé. Ce n’est plus de l’ambition mais de l’arrivisme. L’ambition est la face positive de la volonté de s’élever, l’arrivisme la face sombre.
L’arriviste affaiblit le système parce qu’il le parasite et, ce faisant, le fragilise. Il est facile d’en dresser le portrait. C’est un imposteur qui s’habille de vertus qu’il n’a pas. Il bourdonne autour du chef, le flatte, cherche à lui plaire. Il ne dit pas que ses pairs sont mauvais, il n’en a pas la légitimité et il le sait, alors il attaque ses rivaux en disant du mal de leurs subordonnés. Ses manœuvres diminuent le rendement général de la turbine. Il en confisque l’énergie à son seul profit. C’est un tricheur parce qu’il ne respecte pas la règle du jeu. Il ne favorise pas l’esprit d’équipe. Il insiste sur les faiblesses des autres plutôt que de les soutenir. La qualité générale du groupe en est affectée. Lorsqu’il s’en va, celui-ci est moins performant que lorsqu’il en a reçu le commandement.
J’ai eu un chef qui disait qu’il faudrait inventer une notation qui tienne compte de l’état dans lequel un chef laissait son unité lorsqu’il passait son commandement. L’ambitieux laisse une équipe gagnante ; on peut lui attribuer une bonne note parce que sous son commandement chacun a progressé. L’arriviste a progressé sans que son équipe y gagne ; il a laissé ses personnels en rade puisqu’il n’a mis aucune énergie à les favoriser.
- De la difficulté à décourager un arriviste
Une telle notation est difficile à mettre en place car il faudrait blâmer au moins autant l’autorité qui s’est laissée flatter et a laissé faire, soit par faiblesse, soit par opportunisme. J’ai pu observer des synergies d’arrivistes. Associés, ils forment une bande redoutable. Ce sont des prédateurs qui veulent la place de leurs chefs et qui s’entourent de quelques collaborateurs tout aussi voraces. Ils laissent dans leur sillage des personnels amers et démotivés ; leurs équipes se défont avec une multiplication des demandes de mutation ou de démission.
La méthode de management est connue ; elle est même caricaturée et affichée dans les bureaux. Règle numéro un : « Le chef a toujours raison. » Règle numéro deux : « Si le subordonné a raison, c’est la règle numéro un qui s’applique. » J’ai eu à prendre en charge un officier haut gradé, dans la dernière partie de sa carrière, chef de bureau dans une grande unité. Un homme d’expérience, planificateur, prompt et efficace ; un cadre modèle en poste depuis plusieurs années. Il décrivait les difficultés relationnelles avec son nouveau directeur. À l’heure de recruter un spécialiste dans le service, il avait anticipé et présenté une liste des personnels éligibles, indiquant pour chacun les protocoles réglementaires pour conduire ce recrutement. Le directeur donnait ses directives sans entendre les contraintes protocolaires, puis régulièrement demandait où en était ce dossier. À chaque fois le chef de bureau, toujours dans son rôle, présentait le dossier mis à jour. L’échéance venue, la candidature soutenue par le directeur fut retoquée. Il convoqua alors son chef de bureau et, avec le tutoiement de mise dans cette unité, lui asséna un « Tu t’es planté ! ». Une habitude : attribuer ses erreurs à ses subordonnés sans jamais se remettre en question.
Pour simplifier, l’arriviste est celui qui ne voit que des incompétences autour de lui, sans observer qu’il est générateur des échecs de son équipe. Paradoxalement, ce système pervers peut fonctionner un certain temps : les collaborateurs craignent tellement d’être mis en cause dans les erreurs de commandement de leur patron qu’ils redoublent d’ardeur pour assurer leur service. Le chef arriviste se voit gratifier des résultats corrects de son équipe. Et est promu malgré ses incompétences.
- Comment on a piégé des arrivistes
Mais les arrivistes peuvent se laisser démasquer. Il faut un bon appât. Le 1er avril 1979, à l’école du Service de santé des armées de Bordeaux, Santé Navale, fut organisée une opération d’intoxication. Le canular avait été monté dans le plus grand secret par un élève de troisième année avec la complicité du commandement. Quelques semaines plus tôt, avait été diffusée une vraie fausse note de service dont l’objet était alléchant : « Appel à candidatures pour participer au baptême de promotion de l’école d’infirmières militaires de Göteborg [Service de santé des forces armées suédoises]. » Après une présentation des cérémonies qui devaient se conclure par un bal, il était demandé aux volontaires de soutenir leur candidature par la rédaction d’un courrier libre adressé au général commandant l’école mettant en avant les qualités pour lesquelles ils méritaient d’être choisis car, était-il précisé, les places seraient limitées. Le secrétariat du commandant de l’école remit les lettres reçues à l’instigateur du canular. Il sélectionna les plus savoureuses puis les afficha dans la salle de lecture des élèves. « Parce que je suis le meilleur », « parce que je présente bien »... Un canular d’autant plus savoureux que les personnalités de ces aspirants, qui n’étaient ni les meilleurs ni les plus élégants de leur compagnie, étaient connues de tous...
En quarante années de carrière, ce fut la seule occasion qui m’a été offerte de pouvoir rire de ces personnages. J’ai rencontré des ambitieux brillants qui sont parvenus à de hauts rangs en permettant à leurs subordonnés de faire à leur tour de belles carrières. J’ai aussi rencontré des arrivistes qui ont saccagé les équipes qu’ils avaient sous leurs ordres. Ce n’est ni au grade ni aux hautes fonctions que l’on peut distinguer un ambitieux d’un arriviste, mais aux résultats ! Notre estime va à ceux qui ont élevé leurs hommes et laissé après leur départ une équipe dynamique en état de fonctionner.