« “Que parmi nous il n’y en ait pas de meilleur ; s’il y en a un, qu’il aille vivre ailleurs.”
Ainsi ont dit les Éphésiens chassant Hermodore, le meilleur d’entre eux. »
Diogène Laërce, Fragment 121, IX, 2 500 ans av. J.-C.
Les héros sont-ils voués aux malheurs ? Y aurait-il une forme de malédiction qui pèserait sur la destinée de tout héros. Car il ne fait pas bon être héros et vivant.
Mort, le héros reçoit les honneurs qui lui sont dus. Les hagiographes rédigent son histoire officielle, qui servira pour sa légende. Avec ce récit arrangé tout rentre dans l’ordre. Le monde continue de tourner rond.
S’il n’est pas mort, quelque chose se grippe. Celui qui reçoit le statut de héros devient, quoiqu’il fasse, un exclu. Un exclu du monde ordinaire. Ostracisé dans l’Antiquité, le héros contemporain est soumis au harcèlement et à la surexposition médiatique. Pour certains, ce sont des non-dits et des mensonges trop lourds à porter seul. D’autres sont la cible de mouvements collectifs de haine et de rejet. D’autres encore doivent parfois faire face, au plus secret de leur âme, dans le silence et la douleur, à un sentiment d’imposture.
À chacun son destin et sa singularité. Les quatre histoires qui suivent ont été retenues parce qu’elles s’appuient sur des personnes et des faits connus du grand public. Elles illustrent les heurs et les malheurs des personnages consacrés héros de leur vivant. Quelles que fussent leur histoire et la part qu’ils prirent dans le choix volontaire de leur destin, cela est resté au final une mauvaise affaire pour chacun.
- Chasse à l’homme
Plus exactement, c’est une femme que la police recherche. Elle a été otage il y a plusieurs années. La brigade criminelle contacte tous ses anciens employeurs et remonte jusqu’à elle alors qu’elle a changé de métier depuis longtemps et qu’elle a conservé une discrétion totale sur un passé qu’elle voudrait révolu. Un enquêteur, insistant sur l’urgence à le rappeler, laisse huit messages à son travail demandant ses coordonnées sans plus d’explications. Angoissée et agacée, elle n’obtient qu’une réponse évasive : la direction générale de la police nationale est à sa recherche ; cette enquête serait diligentée à la demande d’une émission de télévision.
Dix-sept années plus tôt, c’était une jeune institutrice effectuant son travail ordinaire dans une école maternelle de Neuilly lorsqu’un homme cagoulé et casqué s’était introduit dans la classe qu’elle occupait avec vingt et un enfants. La prise d’otages avait duré trois jours. L’événement avait connu une couverture médiatique sans précédent. Le pays suivait d’heure en heure la progression de l’affaire. Les politiques s’en étaient mêlés, un ministre louant son courage, l’autre sa détermination, un troisième se déplaçant uniquement pour l’embrasser. Tous se disputant le privilège de pouvoir lui remettre la Légion d’honneur ; fort de son autorité, le chef de l’État l’emporta.
Les journaux parlaient d’elle comme d’une héroïne. Un grand quotidien faisait la louange de cette citoyenne exemplaire et la rebaptisait : l’« institutrice courage ». Elle est restée avec les enfants pendant toute la durée de l’épreuve, jusqu’au dénouement. « Je dois être là, ils ne connaissent que moi », avait-elle expliqué aux parents. Elle a fait jouer les enfants comme si de rien n’était. Elle les a protégés de l’angoisse des adultes, de la sienne aussi : « C’est un monsieur qui vient pour le chauffage », « Il fait le ménage ».
Dès sa libération avec celle des derniers enfants, harcelée par les journalistes, elle disparaît. Elle fuit les médias. Une polémique naît sur les circonstances dans lesquelles a été abattu le preneur d’otages. Elle n’en dit rien. Elle se cache. Elle fuit aussi sa peur, son traumatisme, la blessure invisible qu’ont laissée en elle ces heures d’angoisse et de folie. Quelques mois plus tard, lors d’une émission télévisée à laquelle elle consent de participer, elle confie que sa vie est brisée, que sa famille n’a pas été épargnée par ce cataclysme, qu’elle ne peut reprendre son métier.
Son enfermement dans le silence dure dix ans. Elle en sort avec Chronique d’une prise d’otages à la maternelle de Neuilly, un livre dont la couverture est faite d’un dessin d’enfant qui représente l’homme en noir. Pourquoi cet ouvrage ? Quel est ce besoin de parler après tant d’années ? L’effet ne se fait pas attendre : les médias la rattrapent. Peut-être est-ce ce qu’elle recherchait inconsciemment. Elle reproduit sans le savoir la situation qui fut la sienne au lendemain de la prise d’otages, et le même système se remet en place : un harcèlement médiatique avec le concours de la police…
Alors elle dit sa colère. Ce qu’elle n’a pas pu dire auparavant, elle l’écrit. Elle choisit le courrier des lecteurs d’un magazine culturel grand public pour faire connaître son indignation. Elle demande au lecteur d’imaginer les cauchemars que cette chasse policière a fait naître en elle. Elle lui demande d’imaginer son agacement et son ressentiment d’avoir été « en son temps utilisée comme un pion sur l’échiquier médiatique ». Voilà sa lucidité, sa vérité, sa définition du héros : celui qui est utilisé comme un pion sur l’échiquier médiatique. Elle signe L. Dreyfus « l’institutrice qui n’existe plus »1. Pour vivre, elle a fait mourir le personnage social par lequel elle avait été mise au-devant de la scène.
- La chute d’Icare
Au xxe siècle, le héros est celui qui conduit la machine. L’ingénieur concepteur de la fusée compte peu dans la mémoire populaire ; pas plus celui qui la construit. Le pilote, le seul à risquer sa vie, et parce qu’il accepte qu’elle soit mise en jeu, incarnera aux yeux de l’histoire le héros qui aura porté l’humanité au-delà de ses limites physiques.
Youri Gagarine est né en 1934. Son entourage le décrit comme un enfant volontaire et travailleur, avec ce trait de personnalité supplémentaire : il est malin. La passion pour l’aéronautique lui est transmise par son professeur de mathématique ancien pilote de l’Armée Rouge. Il effectue des études de métallurgie et s’initie au pilotage des petits avions. Son diplôme de technicien obtenu, il intègre l’école de pilote de l’armée de l’air. Il en sort deux ans plus tard, pilote de chasse, marié, affecté à Smolensk près du cercle polaire.
En 1960, l’Union soviétique sélectionne des pilotes pour son très secret programme spatial. Il fait partie des vingt choisis. Les risques sont grands. Sur six premiers tirs inhabités, seules quatre capsules ont atteint un niveau orbital et deux sont retournées intactes sur Terre. L’un des cosmonautes meurt dans l’incendie de son caisson lors d’un exercice de dépressurisation à l’oxygène pur. Trois jours seulement avant est annoncé le nom du cosmonaute choisi pour la mission : ce sera Gagarine. Il a été retenu pour différents critères. Politiques : ses origines rurales le rapprochent du standard prolétarien. Physiques : sa petite taille est plus adéquate à l’étroitesse de la capsule. Psychologiques : sa loyauté – lors d’un dernier test médical, il est le seul à avouer avoir été malade après l’absorption d’un médicament émétique.
Le vol a lieu le 12 avril 1961. Une orbite autour de la Terre de quatre-vingt-dix minutes. Tout est automatisé ; le pilote est un opérateur de système qui ne prend la main qu’en cas de panne. À l’allumage des rétrofusées, Vostok ralentit et revient au contact de l’atmosphère terrestre. À sept mille mètres d’altitude, Gagarine déclenche le siège éjectable qui l’extrait de la capsule, termine sa descente en parachute et atterrit dans un champ. La paysanne qui accourt à son secours ne croit pas cet homme vêtu d’un scaphandre qui raconte une histoire de fusée ; elle n’en a jamais entendu parler.
La nouvelle est immédiatement diffusée. Sorti de l’univers secret du programme spatial, promu héros de l’Union soviétique, Gagarine est projeté au-devant de la scène. Il a répété en petit comité le récit qu’on lui impose de son vol. Il le sert aux plus hautes autorités politiques et aux médias. Son exploit fait la une des journaux. Il sourit devant les photographes. Il ment aux journalistes. Il doit escamoter les aléas de son vol : une orbite dangereusement plus haute de plusieurs dizaines de kilomètres, un roulis permanent de la capsule, un retard à la séparation du module de service, l’éjection et la fin du vol en parachute : pour que son vol spatial soit enregistré comme première historique par la Fédération aéronautique internationale, il fallait qu’il soit revenu sur Terre dans sa capsule.
Gagarine est devenu l’objet promotionnel du régime politique de son pays. Il est le prototype du héros de la guerre froide. Il multiplie ses présentations dans les grandes villes d’Union soviétique, d’Europe et d’Amérique du Nord. Mais le statut de héros corrompt sa personnalité. Il change. Ses comportements dégradent son image. L’homme sportif et abstinent qu’il était multiplie les ivresses et les écarts conjugaux. En octobre survient l’accident le plus connu. Lors d’un séjour en Crimée, enivré, il saute par une fenêtre de la chambre où il venait de s’enfermer avec une jeune infirmière. Son pied accroche la vigne vierge et il frappe violemment une arête de ciment avec son visage. Il disparaît provisoirement de la scène publique où tout le monde l’attend. Absent à un congrès majeur où il est remplacé par un autre cosmonaute, la presse américaine s’empresse d’écrire qu’il est malade. Il doit donc se montrer quelques jours plus tard et, aux journalistes qui l’interrogent sur sa plaie au visage, raconter que sa fille l’a blessé avec un jet de pierre. Il reprend ensuite son harassante tournée professionnelle autour du monde. Et effectue deux autres séjours dans les hôpitaux, officiellement pour une appendicite et une inflammation des sourcils (?).
Ils sont désormais six cosmonautes à avoir volé dans l’espace, dont une femme, Valentina Terechkova, elle aussi très médiatisée. La course à l’exploit ajoute presque chaque mois un nouveau nom sur la liste des héros. Alexis Leonov fait la première sortie extra-véhiculaire spatiale. La belle image d’un scaphandrier relié par un cordon nageant dans le vide sur fond de terre bleue prend le pas sur l’image de son prédécesseur. Gagarine s’aigrit. Il juge que le programme spatial soviétique prend du retard. Il écrit à Brejnev. Dans ce courrier, il critique le père du programme spatial, Korolev, auquel il reproche de se détourner des vols habités pour privilégier les missions robotisées vers la Lune et Vénus. Pour l’apaiser, la direction l’affecte à un prochain vol dans le nouveau programme spatial destiné à poser un homme sur la Lune. Le 14 janvier 1966, Korolev meurt et l’industrie spatiale soviétique perd son principal inspirateur. Gagarine prend la tête d’une fronde des cosmonautes qui dénoncent les retards du programme russe. Lors d’une rencontre avec Brejnev, les deux hommes échangent publiquement des insultes. Le 8 août 1967, le Soviet suprême prend la décision de le retirer du programme spatial avec l’argument que son image est trop précieuse pour que le pays risque de la perdre. Il conserve le droit de voler sur avion d’arme, seulement en double commande. Quelques mois plus tard, le 28 avril 1968, il se tue, ainsi que son moniteur, dans le crash de son Mig-15 tout neuf.
- La conjuration des hommes de mauvaise foi
En réponse aux Soviétiques, qui ont placé le premier homme dans l’espace, les États-Unis d’Amérique envoient le premier homme sur la Lune. Ils étaient en fait deux à s’y poser, ce 20 juillet 1969, mais c’est au premier descendu du module spatial – le commandant de bord – que revint le statut envié de héros, au grand dam du second.
Neil Armstrong est le prototype du héros américain. Issu de la classe moyenne, typé caucasien, originaire de l’Ohio, il fut scout avant d’être militaire, pilote dans l’us Navy. À ce titre, il effectue soixante-dix-huit missions de guerre au-dessus de la Corée, dont une au cours de laquelle il s’éjecte de son appareil endommagé par la défense antiaérienne ennemie. Au terme de ses deux années d’engagement, il quitte l’armée, termine sa formation d’ingénieur puis s’engage à titre civil comme pilote d’essai sur la base militaire d’Edward en Californie. Il pilote quasiment toute la gamme des aéronefs de l’époque, y compris les avions fusées Bell X-1 et North-American X-15.
C’est l’époque du fameux défi lancé par Kennedy : « Avant la fin de la décade, nous aurons amené un homme sur la Lune et assuré son retour sur Terre. » Armstrong présente sa candidature et rejoint le groupe des astronautes sélectionnés par la nasa. Il est affecté au vol Gemini 8, dont l’objectif est de valider la technique du rendez-vous spatial et de l’arrimage à un vaisseau cible lancé en même temps qu’eux. Au cours du vol, un incident majeur se produit : la capsule se met à tourner sur elle-même au rythme d’un tour par seconde. La manœuvre de reprise du contrôle impose de ramener la capsule sur Terre dans le tour orbital qui suit, ce qui oblige l’équipage à abandonner la mission en cours. Au final, l’incident est riche en enseignements, et Armstrong est remarqué pour son sang-froid et sa rigueur dans la gestion des situations à fort péril.
Au début du programme Apollo, qui doit réaliser les missions lunaires, Armstrong est pilote d’essai des véhicules d’entraînement aux atterrissages lunaires surnommés « les sommiers volants ». Ces vols préparent au pilotage du module lunaire dans un environnement spatial où la gravité est diminuée des cinq sixièmes. Au cours de l’un de ces vols, son « sommier » pique du nez et Armstrong s’éjecte au dernier moment, faisant preuve là encore d’un sang-froid hors normes.
Il est désigné commandant de bord de la mission Apollo 11 qui doit, la première, poser deux hommes sur la Lune. Au départ, il ne devait pas descendre le premier, ce rôle étant réservé au second, Buzz Aldrin, qui longtemps crut qu’il aurait ce privilège. Mais Armstrong est finalement désigné, officiellement parce que c’est plus ergonomique compte tenu de leur position dans le module lunaire, officieusement parce que la direction des vols habités apprécie son comportement modeste et discret face à un Buzz Aldrin plus exubérant.
Lors du décollage, le rythme cardiaque d’Armstrong ne dépasse pas cent neuf pulsations par minute. Le vol est nominal jusqu’à la descente vers la Lune dans le module lunaire Eagle. En phase finale, Armstrong prend les commandes pour un pilotage manuel. Plusieurs alarmes se déclenchent, indiquant la défaillance des systèmes informatiques du bord. Jusqu’à l’alunissage, son rythme cardiaque ne dépasse pas cent cinquante pulsations par minute. Il annonce de sa voix calme : « Houston. Ici base de la Tranquillité. Eagle s’est posé. » Puis c’est la sortie du vaisseau, la descente de l’échelle, le premier pas d’un homme sur la Lune avec cette phrase lentement prononcée, diffusée en direct pour quatre-cent-cinquante millions de téléspectateurs et d’auditeurs : « Un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’humanité. »
La mission est un succès total. Le président Richard Nixon lit le communiqué qui fait le compliment de l’équipage et de la nasa. On l’a su plus tard, un autre communiqué était prêt en cas d’échec avec perte de l’équipage. La liesse populaire est à la hauteur de la fierté du pays. Les émissions télévisées diffusent en direct le travail sur le sol lunaire et les grandes étapes du retour sur Terre. Trois semaines plus tard, c’est la descente de Broadway sous les confettis. Jusque-là, aucune ombre au tableau.
Dans les semaines qui suivent, une somme de petits soucis s’accumule. Armstrong fait le tour du monde. Il est reçu partout avec les plus grands honneurs. Des gens se pressent sur lui, marchent sur son pied pour ensuite se vanter d’avoir mis leur pied sur le pied qui s’était posé sur la Lune. On lui fait la remarque d’une faute de sens dans sa célèbre phrase : « That’s one small step for man, one giant leap for mankind » pouvant être entendu comme synonyme de « mankind ». Dans un compte-rendu Armstrong corrige en ajoutant entre crochet la syllabe manquante : « That’s one small step for [a] man, one giant leap for mankind. » On lui reproche également d’avoir planté un drapeau national, symbole de l’impérialisme américain en pleine guerre du Vietnam. Armstrong décide d’opposer un refus systématique à toute demande d’autographe après avoir constaté qu’ils étaient mis en vente à des prix élevés. Il fait un procès à son coiffeur après avoir su que celui-ci avait vendu ses mèches de cheveux, et fait verser à une œuvre caritative les sommes récupérées. Il se résigne à choisir un auteur pour rédiger sa biographie après avoir compris qu’il ne pourrait pas longtemps s’opposer à ce que sa vie et son aventure soient racontées dans un livre.
Armstrong décide de quitter la nasa dans l’année qui suit son vol lunaire. Il prend un poste d’enseignant dans le département d’ingénierie spatiale de l’université de Cincinatti où il reste huit ans, puis se retire. Il refuse les propositions qui lui sont faites par le monde industriel, notamment celle du constructeur automobile Chrysler, tout comme celle du monde politique qui lui offre une place de sénateur comme il l’a déjà fait pour John Glenn, le premier Américain à avoir volé dans l’espace. Jusqu’à sa retraite, il occupe des postes très discrets de consultant.
Sa prudence et sa réserve ne lui épargnent pas un rejet public singulier : le refus de son exploit. Selon les enquêtes et selon les époques, 6 à 20 % des Américains ne croient pas que les vols spatiaux se soient vraiment déroulés. Que ce refus de l’histoire soit pris dans un discours de propagande de la part de nations opposées comme Cuba ou l’Union soviétique, on peut comprendre. Mais pourquoi l’énergie la plus forte pour dénier l’exploit de la conquête lunaire vient-elle du pays même qui l’a assurée ? Dès 1974, et avec une fréquence qui s’amplifie d’année en année, des publications s’ajoutent pour documenter cette théorie du canular. Les informations les plus fantaisistes sont avancées : « Arthur C. Clarke, astronome et auteur du livre à succès 2001, l’odyssée de l’espace aurait écrit pour la nasa le scénario des vols lunaires » ; « Stanley Kubrick, celui qui a transposé au cinéma ce livre, aurait filmé les images diffusées à la télévision » ; « Le budget consacré à l’ensemble des vols habités aurait été en fait consacré à acheter le silence de tous les impliqués. »
Un incroyable engouement gagne une partie de la population, qui s’engage dans des discussions oiseuses, imbéciles et aveugles, reprises et commentées sans fin. Comment expliquer ce phénomène sinon par le bénéfice qu’il procure à quelques dizaines d’auteurs qui s’enrichissent et le plaisir de milliers de personnes qui se délectent de la confusion. Les livres et les documentaires se vendent très bien. Sur l’encyclopédie libre en ligne Wikipedia, la rubrique « La conspiration du canular de l’alunissage – Moon landing hoax conspiracy theories » est plus documentée que celle sur les vols Apollo ou celle sur Neil Armstrong.
Cette réaction a été analysée et plusieurs hypothèses ont été avancées. Les États-Unis d’Amérique sont le pays du cinéma, de la fiction plus vraie que le vrai. L’atmosphère d’opposition qui régnait en pleine contestation de la guerre du Vietnam peut expliquer cet engouement, ainsi que le sentiment d’être trompé par le plus haut niveau de l’État, comme ce fut le cas avec l’affaire du Watergate. On connaît aussi le goût récurrent des Américains pour cette idée que le pouvoir les manipule à leur insu ; cela a fait le succès de séries télévisées comme X-Files. Mais on peut s’interroger sur la portée que cette théorie du canular a eue sur les astronautes qui ont participé à la conquête de la Lune : pas une réunion publique sans que cette question ne leur soit posée, sans que des détails inutiles ou même faux leur soient opposés pour les pousser à la contradiction. L’épisode le plus célèbre de ces confrontations est celui de Buzz Aldrin qui répond favorablement à une demande d’entretien par un groupe de collégiens à Las Vegas, se rend à l’hôtel où doit se faire la rencontre et se trouve nez à nez avec Bart Sibrel, un cinéaste qui a déjà réalisé deux films sur cette histoire de conspiration. Aldrin tourne immédiatement les talons pour entendre dans son dos Bart Sibrel le traiter « de lâche, de menteur et de voleur ». Il s’en est suivi un pugilat médiatisé qui n’a fait que relancer le débat et donc la rumeur.
Neil Armstrong a depuis longtemps pris le parti de se taire et de ne jamais répondre à ces provocations. Homme au courage et au sang-froid exceptionnels, il dut en quelques mois quitter son univers professionnel et se cacher pour se soustraire à toute sollicitation publique. Il aurait pu espérer mieux.
- L’héroïsme mortifère de Lawrence d’Arabie
Au début de la Première Guerre mondiale, Thomas Edward Lawrence était un jeune lieutenant. Rien ne le portait au métier des armes : c’était un autodidacte passionné d’histoire, qui avait appris l’arabe sur des chantiers archéologiques du Moyen-Orient et avait été mobilisé comme traducteur au profit de l’état-major de l’armée britannique au Caire. Sous l’uniforme, ses manières indisciplinées agacent ses supérieurs qui l’envoient en mission de liaison auprès des Bédouins ; il s’agit plus de se débarrasser du gêneur que d’obtenir l’improbable coalition des nomades. L’histoire va se passer autrement, avec un renversement que ni lui ni ses chefs ne pouvaient prévoir.
Pris dans un jeu de séduction et de fascination réciproque avec les Arabes, Lawrence s’habille en Bédouin et intègre les forces rebelles. Un jour qu’il participe à une action de guérilla contre le train qui transporte les forces ottomanes à travers le désert, un journaliste américain à la recherche d’un coup éditorial s’attache à lui. Il bidonne ses reportages en présentant le jeune Anglais comme un chef de guerre qui a tout inventé des techniques de guérilla contre les Turcs. Des photographies le montrent dans des postures avantageuses. Les textes des articles le décrivent comme un guerrier exceptionnel dont le courage transcende l’indécision des Bédouins, renverse le rapport de force favorable aux Ottomans et conduit les Arabes à la victoire. Il fait la une des médias. Il est offert en figure héroïque au grand public qui l’identifie sous le nom de Lawrence d’Arabie.
La légende est née et sa destinée prend une forme tragique. Lawrence s’y laisse entraîner. Il s’engage dans une série de défis guerriers inutiles et spectaculaires qui ne font qu’accroître son imposture et creuser le fossé qui le sépare de la banale réalité de son personnage. Comme s’il avait cherché inconsciemment l’acte qui mettrait un coup d’arrêt à ses exploits, il s’introduit sans prudence dans une garnison turque où il est démasqué, arrêté, humilié et torturé avant d’être relâché, brisé psychologiquement. À son retour en Angleterre à la fin de la guerre, il n’est plus dans le même monde : il continue de porter sa tenue de Bédouin, refuse la prestigieuse décoration Distinguished Service Order qui lui est décernée, nommé colonel il refuse son grade. Il échoue à reprendre le cours normal d’une vie civile. Il s’engage sous un faux nom comme deuxième classe dans la cavalerie puis dans l’armée de l’air, et passe les treize années suivantes à remplir sa vie des corvées de casernement qui sont dévolues aux militaires du rang. Il meurt dans un accident de moto à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Peu avant, à des amis qui connaissaient son secret, il confiait : « Je suis comme un papillon qui se brûle contre la flamme d’une bougie. »
- Heurs et malheurs de celui qui reçoit le statut de héros
Pion utilisé sur l’échiquier médiatique, personnage mis en avant pour assurer la promotion d’un régime politique, homme exceptionnel poursuivi par une foule de gens qui veulent ternir son image, imposteur qui vit son statut comme un papillon qui se brûle contre la flamme d’une bougie… Quatre destins de personnes vivantes promues au statut de héros et qui ne purent poursuivre leur vie tranquillement et librement.
Jacques Lacan a eu, dans un séminaire, cette phrase sibylline : « Le héros, c’est celui qui peut impunément être trahi. » Parmi les interprétations possibles, cela indique que son statut lui fait perdre la conduite de son destin. Il se perd à lui-même. Il devient un objet donné aux autres, au pouvoir qui l’utilise et aux foules qui le consomment… pas toujours pour le meilleur usage.
1 Télérama n° 3138, 10 mars 2010, p. 7.