Saïd Ferdi se fit connaître en 1981 par une autobiographie titrée Un enfant dans la guerre1. On découvrit son visage et sa voix lorsqu’il fut invité par Bernard Pivot le 11 septembre de la même année dans l’émission Apostrophes consacrée à la guerre d’Algérie. Puis dans un documentaire télévisé dans lequel il précisa les détails de sa jeunesse2.
- L’étrange destin
Saïd Ferdi est le dernier garçon d’une famille nombreuse. Il a grandi dans un village isolé des Aurès. Il n’a choisi ni son camp ni le temps de son engagement. À l’âge de dix ans, à la demande d’un ami de son père, il fut utilisé comme messager au profit du fln au sein duquel combattaient déjà deux de ses frères. Pendant trois années, il fit des navettes clandestines d’une ferme à l’autre pour passer des informations d’abord, du matériel ensuite. Sa vie bascula le 3 mars 1958 ; il avait quatorze ans. Une patrouille militaire qui recherchait un évadé l’aperçut sur le chemin de l’école ; le contenu de son cartable fut découvert. Conduit au camp, il fut longuement interrogé et torturé avant que le commandant qui dirigeait le détachement ne s’indigne des traitements qui lui avaient été infligés et le prît sous sa protection. Il l’invita ainsi à ne plus quitter le camp car il était devenu une cible potentielle pour le fln – les insurgés exécutaient toute personne qui sortait vivante d’un interrogatoire, car ils considéraient que si elle était encore en vie c’était parce qu’elle avait parlé… L’enfant n’eut pas d’autre alternative. La première bascule du destin de Saïd Ferdi se fit là. Ceux qui avaient été ses bourreaux et ses geôliers devinrent ses protecteurs. Dès lors, bien qu’il fût encore un enfant, il devint un paria.
Il passa quatre années dans le camp. Il y occupa d’abord des fonctions d’aide-magasinier, puis fut de plus en plus impliqué dans les activités opérationnelles. « J’ai préféré me sacrifier ; ils auraient fusillé mes parents » explique-t-il lorsqu’il évoque ce qui a déterminé sa trahison. Interprète, il participa aux interrogatoires des rebelles capturés. Il prit également part aux offensives sur le terrain. Un jour, parmi les corps ramassés à l’issue des combats, il découvrit les cadavres de ceux qu’il avait aimés ou respectés dans son enfance, notamment celui de son frère aîné. Il accepta aussi de collaborer à la recherche de renseignements : il se déguisa en combattant du fln et se rendit dans les villages isolés pour démasquer les paysans susceptibles de sympathiser avec les rebelles.
La fin de la guerre ne mit pas un terme à son errance. Identifié comme traître, il ne put regagner son village où il eût été exécuté dès son retour. Pour survivre, il n’avait d’autre choix que d’opter définitivement pour le camp français. Comme il n’avait pas encore dix-huit ans, sa date de naissance fut falsifiée afin qu’il puisse signer un engagement lui permettant de quitter le pays avec le reste des troupes. En métropole, il fut affecté dans un régiment où il devint moniteur commando et où il retrouva l’un de ses anciens tortionnaires devenu, selon lui, un « brave père de famille ». Il y vécut isolé. Une dizaine d’années s’écoulèrent sans événement majeur. Il parvint au grade d’adjudant. Il resta un temps en contact épistolaire avec sa famille, mais ses tentatives pour revenir au pays furent des échecs – il fut refoulé par la police politique à chaque demande de visa. Il posa sa démission quelques mois avant les quinze années de service qui auraient pu lui permettre de jouir d’une retraite dont il choisit impulsivement de se priver. Il regretta son geste, et ce fut par un engagement dans la Légion étrangère comme deuxième classe qu’il compléta et termina sa carrière militaire.
À la retraite, il trouva un emploi de manutentionnaire dans une bibliothèque. Les années passèrent. Paris devint le théâtre d’attentats terroristes et fut placé sous la surveillance serrée de la police. Il eut peur et se terra chez lui, harcelé par le souvenir de son arrestation et de la torture. C’est alors qu’il rencontra un homme qui le fit sortir de son repli, Michel Del Castillo, un érudit, féru d’histoire et de religion, qui militait pour une cause humaniste et pacifiste. Il trouva chez lui une écoute favorable et bienveillante. Il put confier son histoire à cet aîné susceptible de la comprendre. Grâce à lui, il participa à des débats sur la torture où son témoignage s’associait à celui d’autres victimes. Son autobiographie le fit connaître au grand public. Dans les reportages ou les interviews, il racontait d’une voix douce son histoire, évoquant avec nostalgie son village et sa famille.
Deux événements s’enchaînèrent qui perturbèrent son fragile équilibre. La guerre du Golfe d’abord qui, avec le plan Vigipirate, reproduisait une situation où il se sentait à nouveau sous la menace d’une arrestation. Puis l’échec d’un ultime projet de retour au pays. Cette fois, les autorités avaient donné leur accord. Il pouvait enfin retrouver sa terre natale. Mais à mesure qu’il approchait de son village, une terrible angoisse le paralysait. Il fut contraint de faire demi-tour sans avoir revu les lieux de son enfance qui lui semblèrent désormais définitivement interdits.
- La nature de la malédiction
Saïd Ferdi est entré dans la guerre enfant et il y est resté avec son jugement d’enfant. À aucun moment dans son récit il ne porte de jugement sur les protagonistes de son étrange destin. Il commente ses actions par un « je n’avais pas le choix » et celles ce ceux qui l’entourent par « ce n’est pas de leur faute ». Il n’établit aucune nuance morale entre ce que les autres lui ont fait, ce qu’ils l’ont obligé à faire et, enfin, ce qu’il a fait de sa propre initiative. Il ne met en cause ni son père ni ses frères ni les officiers et leurs subordonnés. Il explique que tous ceux qui furent impliqués dans ce conflit ne sont que des victimes.
Saïd Ferdi n’a pas accès aux mécanismes manichéens qui simplifient le monde en bons et mauvais. Pour lui, les gentils et les méchants sont interchangeables. Les rubriques classiques qui qualifient un acte de guerre sont chez lui inopérantes : il ne peut être jugé ni loyal ni félon, ni courageux ni lâche, ni victime ni coupable, si chaque terme est exclusif de l’autre. Pourtant, chacun de ces mots peut être retenu pour le qualifier. Il reste en retrait de ces classifications. Aucun jugement n’est possible. Au camp, il est contraint de participer aux interrogatoires d’autres membres de son village arrêtés après lui. C’est ainsi qu’il retrouve son vieux maître d’école qui le désigne comme traître. Mais lorsqu’il raconte cet épisode, on a le sentiment qu’il est dans l’incapacité de comprendre ce mot. Il est un personnage de tragédie grecque : quels que soient ses choix, aussi bien qu’il essaie de faire, il est voué au bannissement. Et parallèlement, tous ceux qui le prennent en affection ou tentent de le réhabiliter sont touchés par une malédiction : le jeune soldat qui l’a souvent protégé meurt au combat ; un jeune lieutenant, miné par la maladie, termine son séjour algérien en usant ses dernières forces pour l’aider à gagner la France. Il assiste à de nombreuses morts au combat qu’il vit d’autant plus douloureusement qu’il est lui-même à chaque fois épargné. Son récit donne l’impression qu’il n’implique pas ses bourreaux. Il multiplie les précautions pour atténuer leur responsabilité, au point qu’ils sont réduits à des rôles secondaires et surdéterminés. Les tortionnaires semblent se succéder autour de lui sans prendre de visage précis, sauf le sergent brutal, mais là, il met plus en cause l’alcool que le sujet lui-même, qu’il décrit comme un pauvre type : « Au fond, c’était un malade. »
Saïd Ferdi occupe une position d’exception. Il se tient dans les limbes du combat, entre le fln et l’armée. À aucun moment il ne raconte avoir porté une arme, encore moins en avoir fait usage. En aucun cas la question de son engagement ne le concerne. Il se présente comme un exclu du groupe humain dans lequel il est inséré malgré lui. Il est celui qui est toujours du mauvais côté. Une position à part qui lui permet de ne pas être interrogé sur la question de sa responsabilité et, de cette position, il nous force à regarder la guerre avec un jugement d’enfant, à la fois tragique et absurde. Il échappe ainsi aux catégories du déshonneur, de la lâcheté et de la trahison. Mais cette soustraction a un coût, un prix à payer : il est à la fois martyr et paria.
À chaque étape de son parcours, Ferdi prend, dans ses choix, le parti de l’innocence. Il n’y est pour rien et personne n’y est pour rien. Dans le documentaire réalisé pour la télévision, il dédouane toutes les personnes physiques impliquées dans son histoire personnelle et dit « c’est la faute à ceux qui ont voulu la guerre », comme, dans l’Antiquité, on eût accusé les dieux.
- En guerre, il n’y a pas d’innocence, même chez un enfant
Dans son récit sobre, tout paraît égal. Et comme il refuse de distinguer les valeurs de ses actes et de ses engagements au profit des uns ou des autres, il est au bout du compte systématiquement perdant. Il paie très cher son absence de choix. Mais on ne peut pas parler de choix chez un enfant comme on peut en parler chez un adulte. L’enfant fait ce qu’on lui demande. C’est en cela qu’il est un miroir du mal dans le monde. L’enfant ne fait pas de différence. Entré dans la guerre avec la candeur de son âge, il perdra celle-ci d’un coup avec les mauvais traitements, la torture, l’humiliation, le reniement, l’expatriation et la relégation. Ce qu’il n’a peut-être pas admis, c’est que l’enfant qu’il était puis l’adulte qu’il est devenu n’est ni plus innocent ni plus coupable qu’un autre. S’il continue de le croire, c’est probablement une erreur. Lorsque la caméra le filme, il est assis à une table dans un troquet. Il écrit sur un cahier. Sa main trace de droite à gauche, en arabe, le récit de son histoire rédigée en français. Ce paradoxe d’écriture – rédiger en langue française avec des caractères arabes – illustre le chaos symbolique dans lequel la guerre l’a jeté. Il est une chimère de la guerre, un être hybride ni tout entier dans un camp ni tout entier dans un autre, dérangeant chacun et rejeté par tous. Il n’a pas de foyer, il n’en trouvera jamais vraiment. L’intérieur de son domicile, saisi par le documentaire, est symptomatiquement aussi impersonnel qu’une chambre d’hôtel.
- Épitaphe pour un soldat
Saïd Ferdi est mort en 2012. Son histoire est retournée dans l’oubli peu après la courte période médiatique du début des années 1980. Il a vécu huit années de sa vie dans la guerre, dont les trois premières auprès des forces du fln, puis près de vingt dans l’armée française : cinq de rétention irrégulière et quinze d’engagement régulier avec, à sa sortie, un statut de sous-officier supérieur. Il était déjà retraité lorsque les médias ont mis en lumière son histoire et il n’a alors jamais parlé de ces quinze années qui furent pourtant celles de la stabilité sociale.
Il y a un paradoxe dans cet étrange destin qui fut le sien, une forme caricaturale du paradoxe du soldat : l’homme dans la guerre, capable du sacrifice sublime, capable du pire aussi, est susceptible d’une fraternité discrète et constante. On peut penser qu’il ne serait ni arrivé à boucler ses quinze années de service régulier ni parvenu au grade d’adjudant s’il n’y avait eu auprès de lui d’autres militaires, des camarades, des chefs et des personnels du service de santé qui avaient veillé sur lui, qui l’avaient accompagné discrètement tout au long des aléas de son parcours, qui l’avaient accueilli lorsqu’il était dans de grands moments de désarroi et qui l’avaient écouté, eux aussi sans le juger. Il y a eu auprès de lui, durant ces quinze années, une communauté qui a accepté d’entendre sa version de son histoire et de soutenir son travail de mémoire. C’est probablement parce que, dans le cœur de tous ces militaires, il y a aussi une part d’enfance qui leur permettait de comprendre celle de Saïd Ferdi.