Au départ, cela se présente comme une énigme. Ce sont des militaires exemplaires. Ils ont un bon niveau intellectuel. Ils sont bien notés. Ils progressent vite dans la carrière. On apprend qu’ils ont été dans les premiers de leur promotion. Ils sont regardés comme un modèle d’intégration et de réussite. Ils ont l’estime de leur chef et le respect admiratif de leurs cadets. Ils sont des pères de famille rangés. Puis, en quelques mois, c’est la dégringolade. Leur comportement change. Ils perdent leur efficacité au travail. Ils commettent des fautes lourdes. Ils s’alcoolisent. Ils ont des accidents. Ils disparaissent de leur unité après quelques mois de congé maladie. Rien ne permettait de prédire cette chute. Chaque commandant d’unité a connu au moins un de ces militaires apparemment parfaits qui ont décroché d’un coup sans que l’on puisse repérer quel dysfonctionnement est survenu dans leur parcours et a provoqué cette « sortie de route » inattendue.
Lorsqu’ils rencontrent le médecin, leur état moral est effondré. Mais faire le diagnostic d’un état anxio-dépressif est insuffisant. Quand j’ai été confronté à ces situations, j’ai entendu comme explication : « C’est un alcoolique. » Or cela n’est pas suffisant : l’alcool est l’apparence du problème, mais ne peut en aucun cas être le point de départ. L’un de mes maîtres en psychiatrie militaire, Maurice Bazot, disait qu’enlever l’alcool à un alcoolique était comme enlever les lunettes à un myope : cela ne règle rien du problème de fond. Pour assurer une prise en charge efficace, il faut donc chercher la cause première. Repérer la faille initiale. Mise en défaut de saisir le phénomène caché à l’origine de cette rupture de trajectoire, la prise en charge est vouée à l’échec.
J’ai le souvenir précis de l’un de ces hommes. Il avait été l’un des plus jeunes adjudants de sa génération. Il était marié avec deux enfants. Au fil de ses affectations, il avait été instructeur, ce qui souligne la maîtrise de sa spécialité, et l’adjoint de son commandant, ce qui est la marque de la confiance qu’on lui accordait. Il avait un profil administratif : il s’occupait du bureau des personnels et n’avait jamais été exposé à un événement opérationnel à caractère traumatique. Il est parti à la dérive en quelques mois, multipliant les alcoolisations. Il ne demandait pas d’aide. Si on lui demandait « qu’est-ce qui ne va pas ? » il répondait d’une voix neutre « je ne sais pas ». On pouvait avoir l’impression qu’il était satisfait de casser l’image de militaire parfait qui lui collait à la peau depuis ses débuts dans l’armée. Avait-il avancé trop vite ? Ses notations élogieuses lui étaient-elles devenues insupportables ?
Plusieurs générations de psychiatres se sont attachées à classer et à comprendre les profils de ces personnalités pathologiques. Selon les époques et les théories en vogue, on a parlé de névrose décompensée, d’immaturité psycho-affective, d’état limite… Les descriptions cliniques sont bien faites. Les points communs sont la difficulté à comprendre la genèse du problème et celle à prévenir ces ruptures.
Chez les jeunes, les sorties de route surviennent dans les premiers mois de l’engagement. Elles sont l’indice d’une inadaptation en relation avec un parcours d’existence antérieur à l’armée déjà chaotique. Chez les militaires qui ont été confrontés à des événements graves en opération, les symptômes post-traumatiques sont présents, et on peut établir un lien direct entre la désadaptation et l’événement de guerre auquel ils ont été exposés. Mais les décompensations décrites ici sont tardives et l’histoire militaire avant la rupture a un aspect lisse.
Deux psychiatres militaires, qui ont été aussi des maîtres pour ma génération, Guy Briole et Jean-Dominique Favre, ont abordé cette problématique dans un article des Annales de psychiatrie de 1988 consacré aux troubles des conduites en milieu militaire. Ils proposaient une approche singulière de cette question : « Pour les personnels engagés et de carrière, ce qui, au moment de l’engagement, a pu être voilé par la motivation réapparaît dans des troubles des conduites comme un point aveugle de l’histoire du sujet qui fait retour. […] Il apparaît que le désengagement de la vie militaire est très souvent lié aux modalités mêmes de l’engagement. Engagement et désengagement sont pris dans un même mouvement. » Ce serait donc dès l’engagement que les coordonnées pathologiques de ces parcours se seraient à la fois inscrites et cachées.
Lorsque ces personnes sont vues en consultation par un spécialiste de psychiatrie dans l’optique d’une présentation devant une commission de réforme, leur dossier contient un document important intitulé « Rapport sur le comportement et la manière de servir ». Rédigé par le commandant d’unité, il permet au psychiatre des armées de se faire une idée du parcours du militaire qu’il examine et, éventuellement, de situer l’origine du point de rupture afin d’envisager un projet thérapeutique. Dans les cas qui nous occupent ici, ces rapports sont laconiques. Hormis les troubles récents, il est écrit « ras » dans toutes les cases. Le chef n’a-t-il pas vu les problèmes de son subordonné ? Rechigne-t-il à accabler un cadre qu’il a longtemps estimé et soutenu ? Ces patients ont été bien notés jusqu’au moment du décrochage. Ils sortent d’un coup d’une trajectoire qui était jusque-là rectiligne. Cela prend, par exemple, la forme d’un accident de la route : des voitures accidentées sur des voies ne présentant pas de danger particulier, sans implication d’un autre véhicule, sans problème mécanique. Des « sorties de route » inexpliquées.
Un autre aspect commun à ces accidents de parcours est l’échec dans la tentative de reprendre sa route au sein de l’armée. Les intéressés n’en veulent pas. Ils opposent au psychiatre résignation et passivité, ne formulent pas de regrets, n’expriment pas de nostalgie. Quelque chose s’est éteint de la flamme qui les a animés tout au long de leur vie sous les drapeaux. Ils restent silencieux, le regard vide. Repensent-ils aux bons moments, aux camarades, aux joies qu’ils ont eues tout au long de leur carrière ? Non. Cela ne les touche plus. La dépression est installée. Ont-ils envie de retrouver leur place ? C’est davantage le désir du médecin que le leur. Et lorsque, avec le soutien bienveillant de leurs chefs, nous parvenons à les réinstaller à leur poste, cela ne dure pas longtemps : au bout de quelques semaines ils sont à nouveau en arrêt maladie.
C’est dans un centre hospitalier des armées régional – il n’en existe plus aujourd’hui –, qui permettait un travail de proximité avec les unités militaires voisines, que j’ai eu à prendre en charge ce sous-officier qui présentait ce profil pathologique. Il était hospitalisé pour une cure de sevrage, la troisième en quelques mois. Il avait accepté avec docilité cette hospitalisation. Il n’exprimait aucune plainte. Il avait lâché prise. Il se comportait à la maison comme dans son unité : apathique et indifférent. Son épouse non plus ne comprenait pas. Elle disait qu’il était devenu comme ça en quelques mois. Elle ne voyait pas d’événement familial particulier susceptible d’expliquer cet effondrement. Il était devenu le contraire de ce qu’il était : auparavant rigoureux et dynamique, aujourd’hui négligent et sans énergie.
Lors de cette hospitalisation s’est produit un épisode qui m’a marqué. Un après-midi, j’ai trouvé sa chambre vide. Non seulement il n’y était pas, mais la pièce semblait inhabitée. Hormis son sac rangé dans un coin, aucun objet personnel n’était visible. Rien n’indiquait qu’il s’y était installé. Comme si cette hospitalisation n’était pour lui qu’un transit, qu’une attente. Il n’était dans aucun endroit du service, ni en salle de soins ni en salle de télévision. J’ai eu l’intuition qu’il était sorti sans autorisation pour s’alcooliser dans le bar le plus proche. Il y en avait un à cinquante mètres du porche de l’hôpital. Il était en effet au comptoir devant une bière. Il ne se cachait pas. Je l’ai appelé. Quand il m’a vu, il n’a manifesté aucune surprise. J’ai eu l’impression qu’il m’attendait. Je l’ai invité à me suivre. Il ne bougea pas. J’ai alors répété : « S’il vous plaît, suivez-moi. » Il s’est tourné vers moi et lentement il m’a indiqué qu’il acceptait. Il laissa passer du temps. « Laissez-moi finir », demanda-t-il, sans que je perçoive si c’était ou non une provocation. Il prit son temps. Gorgée après gorgée, il vida son verre. Le patron nous regardait. Il n’eut rien à régler, ce qui me fit penser qu’il avait anticipé qu’un membre de l’équipe soignante viendrait le chercher. Que cette personne fût moi, un officier, l’adjoint du chef de service, le médecin qui l’avait en charge, me sembla être important. Peut-être que ma patience, mon attention, mon implication personnelle à venir vers lui allaient nouer une relation entre nous, ce qu’en psychothérapie on appelle le « transfert ». Il n’y a rien eu. Il a semblé indifférent à cet événement. Seule une partie de l’équipe soignante m’a blâmé d’être sorti du cadre des soins en allant le chercher hors de l’enceinte de l’hôpital.
Manifestement, cet homme ne voulait plus de lien ni avec l’armée ni avec les soins que l’on pouvait lui proposer. À chaque fois que l’on réussissait à le réinstaller dans son milieu professionnel, il en sortait de la même manière. Je repensais à cette phrase : « Engagement et désengagement sont pris dans un même mouvement. » Irait-il mieux une fois réformé ? Il fallait accepter cette éventualité, même si elle était peu flatteuse pour le Service de santé et pour les armées en général. Si le problème avait été posé dès l’engagement, quel était-il ?
Dans ce cas comme dans les quelques autres que j’ai rencontrés, j’ai constaté que la période antérieure à l’engagement est lisse, que les récits de l’enfance et de la vie de famille sont banals. J’ai alors commencé à douter qu’il avait eu l’envie d’être militaire lors de son engagement. Peut-être n’avait-il jamais eu la vocation au sens étymologique du terme, c’est-à-dire se sentir appelé à servir. Peut-être n’avait-il jamais cru aux idéaux. Au temps des soins et des entretiens psychologiques, le constat était que ces idéaux ne fonctionnaient plus.
D’une manière générale, que ce soit pour les militaires qui ont été en difficulté dans leur parcours professionnel comme pour ceux pour lesquels la carrière a été harmonieuse, les idéaux demeurent. C’est le côté parfois moqué des associations de vétérans : les idéaux restent le lieu symbolique qui les réunit. Ils aiment à se rappeler qu’ils ont partagé des épreuves similaires, qu’ils y ont établi des liens à vie, qu’ils y ont célébré les mêmes valeurs. Pour d’autres, c’est ce qu’il se produit dans le cas que nous avons raconté, ces valeurs n’existent pas ou n’existent plus. Elles ne peuvent plus être un secours pour repartir, pour reprendre la route.
Pour faire la « route » dans la carrière militaire, il faut une flamme. Il faut le désir de servir son pays, la croyance dans les honneurs du métier, le goût des liens de camaraderie que l’on peut y tisser. Ces trois facteurs psychologiques sont l’essence de cette flamme. Lorsqu’elle n’existe plus, la direction se dérobe et c’est la sortie de route.