Jusqu’à la fin du xxe siècle, les choses étaient simples. Il y avait d’un côté nos alliés, et de l’autre l’ennemi et ses forces. Les choses se sont compliquées dans la dernière décennie. Et aujourd’hui, l’ennemi est en train de disparaître. L’observation des nouveaux champs de bataille amène à ce constat. On n’y voit plus l’ennemi. Et ce qui surgit à l’endroit de cette disparition est flou. Cela entraîne une transformation du combattant moderne vers quelque chose de tout aussi flou et inquiétant.
- « Blue on blue »
Bagdad, septembre 2003. La scène se passe dans un camp de l’armée américaine. Une jeune recrue prend la garde. Le sergent donne les consignes. Elles sont simples :
« — Dès que tu vois un ennemi, tu l’abats.
Le soldat est perplexe :
— Sergent, comment puis-je reconnaître qu’une personne est ennemie ?
Le sergent répète :
— Dès que tu vois un ennemi, tu l’abats.
Le soldat, dont le trouble s’accentue :
— Sergent, je suis nouveau, je n’ai pas de formation pour savoir comment reconnaître une personne ennemie. Comment puis-je reconnaître qu’une personne est ennemie ?
Le sergent contourne la question et répète la consigne :
— Tout ce qui ressemble à un ennemi, tu l’abats1. »
Sur les théâtres d’opérations contemporains, surtout depuis le conflit en Afghanistan et la seconde intervention en Irak, les adversaires se dissimulent tantôt au milieu de la foule, tantôt sous les uniformes des alliés. Un homme à l’allure de berger, un passant, une silhouette de femme voilée peuvent cacher un tireur ou une bombe humaine. Le soldat ne peut plus discerner dans la masse qui est son allié, qui est neutre et qui est son ennemi. Les Anglo-Saxons nomment cette indistinction de la menace blue on blue.
Ce court échange tiré d’un témoignage illustre une conséquence liée à cette situation : le combattant occidental est poussé à une confusion ; il est amené à confondre « ressembler à un ennemi » et « être un ennemi » ; il assimile une coïncidence (la ressemblance) à un statut (l’assertion que c’est un individu hostile). C’est ainsi que l’ennemi tel qu’il pouvait se présenter dans les conflits classiques a disparu. Ce qui faisait son identité s’est effacé. Et, en écho, celle du combattant, sa légitimité et son éthique sont aujourd’hui bousculées.
On peut établir un lien dynamique entre cet évanouissement de l’identité de l’ennemi et les nouvelles technologies de la guerre. Les drones en sont l’exemple extrême. Le combattant n’est plus sur le terrain. Il reste à sa base et traite une image sur un écran. Là-bas, l’insurgé est tué sans avoir rencontré l’adversaire. Les drones ont complètement décalé les paramètres de la guerre. Il n’y a plus d’affrontement. Il n’y a pas de combat et pourtant c’est une guerre.
- Un changement de paradigme
Décembre 2013. Sur la base aérienne de Niamey, en bordure de l’aéroport, les drones français, les Harfangs, sont stationnés sur une dalle en béton. Quelques mètres plus loin, derrière le grillage opaque du détachement de l’us Air Force, on devine la silhouette d’un drone américain. Un Reaper, le faucheur, la mort en marche. L’emplacement voisin, vide, indique que le second drone est en vol. Loin de sa base, invisible dans le ciel, au-delà de l’horizon, il patrouille. Furtivement, il surveille et traque sa cible. Un vol de routine qui peut durer seize heures.
Ces engins sont téléguidés par des hommes en tenue de vol mais qui ne volent pas, installés à plusieurs milliers de kilomètres, au sol, dans des abris climatisés. Là, des dizaines d’écrans affichent images et informations : la cartographie du vol, les paramètres de navigation, les plans larges des zones survolées et les agrandissements des zones urbaines où on peut suivre les déplacements des individus. Un zoom plus serré permet de deviner ce que font ces derniers et la forme de ce qu’ils tiennent à la main. Mais ce ne sont que des images. Rien n’est sûr. Un objet qui a la forme d’une arme n’en est pas nécessairement une. Et quand bien même ce serait une arme, la transporter n’est ni le signe d’un combat imminent ni la preuve que son possesseur est un combattant. Et des hommes groupés ne le sont pas forcément dans un but guerrier. Aux États-Unis, par exemple, le port d’une arme fait partie des libertés fondamentales. Un droit qui n’a jamais été restreint malgré les fusillades survenant régulièrement dans les rues ou dans les écoles. Chaque citoyen peut porter une arme sans être désigné comme un ennemi. Les États-Unis ne sont pas en guerre contre le Pakistan ou le Yémen. Mais lorsque leurs drones survolent ces régions et détectent des hommes porteurs d’armes autour d’une zone d’intérêt américaine, ceux-ci sont déclarés ennemis et abattus. Ce qui est liberté chez les uns est devenu, à l’autre bout de la planète, peine de mort.
- Le combat par caméra
20 février 2010. Depuis la base de Creech, dans le Nevada, un pilote et un opérateur contrôlent un drone qui vole au-dessus de l’Uruzgan, une région montagneuse au sud-ouest de Kaboul, en Afghanistan. Ils sont supervisés par un contrôleur et un analyste d’images. À quelques centaines de kilomètres, dans un bureau situé à Okaloosa, en Floride, en liaison radio permanente avec eux, d’autres analystes partagent les mêmes images sur leurs écrans. Au même moment, à plus basse altitude, un avion de combat au sol et des hélicoptères d’attaque sont également en mission.
Le drone évolue à huit mille mètres d’altitude, invisible et silencieux dans le ciel encore obscur. Il suit depuis plus de quatre heures trois véhicules qui avancent sur un mauvais chemin et se dirigent vers une zone où ont été déployés des soldats américains. Un des conducteurs a fait des appels de phares ; cela le rend suspect. Avec ses capteurs infrarouges, le drone distingue des silhouettes dessinées comme en plein jour. Mais malgré la sophistication du système, les images sont floues et, de temps en temps, la liaison vidéo est interrompue. Leur analyse donne vingt et un passagers, des hommes classés mam : Military-Aged Male.
« — Que peut bien faire une vingtaine d’hommes qui se regroupent à cinq heures du matin ?
— Il n’y a qu’une seule raison possible : c’est parce que nous avons placé des forces dans le coin. […]
— Ils sont en train de prier.
— Ils préparent un mauvais coup. »
La confusion opère immédiatement : tout homme en âge d’être un soldat et qui fait route vers une position où patrouillent des forces américaines est présumé hostile.
« — Regarde si tu peux zoomer un peu sur ce gars. Est-ce que c’est un fusil ?
— Est-ce que c’est un fusil là ?
— Peut-être juste une tâche chaude là où il était assis ; je ne peux pas vraiment dire, mais ça ressemble…
— J’espérais qu’on puisse repérer une arme.
— Ne te fais pas de soucis. […]
— Je pense que ce mec a un fusil !
— Je pense aussi.
— Ce camion ferait une belle cible !
— Ouais. »
Le pilote annonce qu’un analyste de Floride a distingué un ou plusieurs enfants.
— « Où ça ?
— Je ne crois pas qu’ils aient un gamin à cette heure-ci.
— Bon, peut-être un adolescent, mais je n’ai rien vu d’aussi petit. »
Entretemps les services de renseignement sur le terrain ont intercepté des appels téléphoniques passés depuis des portables et qui laissent supposer que des talibans sont en liaison avec un chef de haut rang. La suspicion se renforce : les hommes observés sont des combattants qui préparent une action d’envergure contre les Américains.
« — Quand ils disent des enfants, ce sont des bébés ou des adolescents ?
— Ce sont des adolescents.
— Ouais, ben à douze ou treize ans, ça peut déjà se battre.
— Prends une arme et t’es un combattant. C’est comme ça que ça marche. »
Le convoi suspect passe à moins de deux kilomètres des troupes américaines, puis opère un virage et s’éloigne. Il est maintenant à quinze kilomètres. Les analystes pensent qu’il tente de contourner les forces pour les attaquer sur le flanc. Au sol, les soldats, vers lesquels convergent toutes ces informations, indiquent à la radio « identification positive » : ils estiment qu’ils ont affaire à des ennemis. Immédiatement, les hélicoptères attaquent et le drone envoie son missile. Les trois véhicules sont détruits. Quinze passagers sont morts, treize sont blessés. L’enquête diligentée par le commandement montrera qu’il s’agissait en fait d’un groupe de marchands, de femmes et d’enfants, qui se rendaient à la ville, les uns pour se ravitailler, les autres pour aller à l’école. Le pilote et le contrôleur concluent, peu après :
« — On pouvait pas savoir.
— Non, on ne pouvait pas2! »
- Qu’apportent les drones ?
Entre 2001 et 2013, les ong ont compté près de cinq mille personnes tuées par des drones dans le monde. Les médias indépendants, les médias américains d’opposition à la guerre et les médias protaliban ont insisté sur les images des enfants victimes de ces attaques. Au-delà des polémiques, le constat est, qu’aujourd’hui, n’importe qui peut être attaqué par un drone, n’importe où et n’importe quand. De façon concomitante, le combattant n’est physiquement plus engagé, l’ennemi a disparu mais il est en même temps partout. Qu’est-ce qui a changé ?
Il n’y a plus de combat. La guerre est remplacée par une chasse sans chasseur sur le terrain. Le drone est l’équivalent d’un piège déclenché à distance en fonction de ce que restituent ses capteurs hypersensibles. L’acte est préventif. C’est une destruction avant l’affrontement. L’option tactique est celle d’un évitement de l’engagement. Le guerrier occidental esquive la rencontre. L’insurgé se masque. Ainsi disparaît-il. Et on voit bien qu’il s’agit de deux disparitions concomitantes où la seconde pourrait être la réponse à la première.
Hormis les cas des attaques dites ciblées, il n’y a pas d’ennemi précis. La personne hostile est un gibier que l’observation de terrain a progressivement permis de repérer. Elle change de nom au fur et à mesure que le processus opérationnel avance. Elle est « adulte en âge de combattre », puis « suspect », puis « présumée menaçante », avant d’être « identifiée positive » et désignée comme cible. Le système d’arme est pointé vers l’image classée « hostile », qui peut être éliminée sans qu’elle puisse adopter une posture de combat ou de défense.
Il n’y a plus de guerrier. Le système d’arme est sans chair, sans rythme biologique. Le drone a des yeux qui voient tout, jour et nuit, des yeux qui distinguent une forme à huit kilomètres de distance, des yeux qui ne se ferment jamais. Dans l’action, nul n’a tremblé. À ce jour, il n’a jamais été indiqué qu’un opérateur de drone fût épuisé, stressé ou traumatisé. Il fait les trois huit et dort tranquillement tous les soirs chez lui. Il est encore militaire, mais demain il pourrait tout aussi bien être civil. Il n’a pas à prêter serment de donner sa vie pour protéger son pays. Il n’a jamais été en danger. Cela change radicalement sa posture et son engagement moral. Le remords ne l’atteint pas. Le deuil non plus. Il n’a pas à pleurer ses camarades tombés au combat près de lui.
- À être invisible, l’ennemi est-il partout ?
Il n’y a plus non plus de champ de bataille. Les cibles sont partout, dans les villes et les campagnes : une place, une rue, un immeuble, une maison, une voiture. Au lendemain de l’attaque terroriste du 11 septembre 2001, à New York, des foules ont joyeusement et bruyamment manifesté leur liesse à Bagdad, au Caire, à Ramallah, à Tripoli, à Sanaa… Fallait-il désigner ces foules comme ennemies ? Le président des États-Unis, George W. Bush, l’a fait en déclarant que tous ceux qui n’étaient pas avec les Américains étaient contre eux. Nul ne s’était alors avisé de la portée de cette déclaration. Aujourd’hui, les Américains emploient des drones armés au Pakistan et au Yémen. Les Anglais les ont utilisés en Afghanistan. Les Israéliens en font usage dans la bande de Gaza. Les Chinois et les Iraniens sont prêts à s’en servir.
Avec les drones armés sont apparus des systèmes d’arme qui bouleversent les repères de la guerre. Les efforts des lois et des conventions de la guerre, ceux des règlements internationaux ont toujours visé à circonscrire le mal, à identifier l’ennemi qui l’incarne et à délimiter les moyens pour le combattre. Avec ces nouveaux systèmes d’arme et leurs protocoles d’emploi, ces limites ont cédé d’un coup. Tout est devenu flou et dispersé. À combattre ainsi le terrorisme, n’en sommes-nous pas venus à l’incarner nous-mêmes ? Sommes-nous devenus, sans l’avoir bien encore réalisé, le spectre de ce que nous nommions l’ennemi ? Ce n’est pas une interrogation, c’est une inquiétude.
1 Témoignage d’un soldat, Ghosts of Abu Ghraïb, hbo Documentary Film, 2007.
2 Transcription d’une attaque de drone à partir des dossiers rendus publics par le département américain de la Défense et cités dans l’article de David S Cloud, « Anatomy of an Afghan War Tragedy », Los Angeles Times, 10 avril 2011.