Milieu des années 1980 au camp Leclerc, à Bouar, en République centrafricaine. C’était ma première mission outre-mer. Je n’étais jamais allé en Afrique auparavant, mais je l’avais rêvée durant mes études à Santé Navale. J’étais nourri des témoignages et des biographies des médecins « des colonies » dont les noms étaient célèbres : Alphonse Laveran, qui a reçu le prix Nobel pour avoir identifié l’agent du paludisme ; Eugène Jamot, qui a gagné la guerre contre la maladie du sommeil ; Léon Lapeyssonnie, qui a fait reculer la méningite. J’avais passé ma thèse. Je sortais de l’école d’application dans les premiers de ma promotion, mais en dehors de mes connaissances universitaires, je ne connaissais rien ou si peu de la vie militaire et de la vie tout court. Ce premier poste dans l’infanterie de marine était plein de promesses.
Certains anciens, qui avaient occupé le poste avant moi, ainsi que des sous-officiers de mon régiment qui avaient déjà séjourné à Bouar parlaient avec excitation des wâlï, un mot en langue sango qui désigne les « femmes ». Cela me semblait exotique. Je ne cherchais pas à comprendre les sous-entendus qui les faisaient glousser de plaisir. Je refoulais cet aspect cru des comportements sexuels des militaires en opération. Le camp Leclerc avait été construit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Depuis deux ans, les éléments français d’assistance opérationnelle s’y étaient à nouveau établis. Les effectifs oscillaient aux alentours de mille hommes. Et pour ces milles hommes, cent femmes étaient installées à proximité. L’équivalent d’une compagnie.
Parti de Roissy en début d’après-midi, j’étais arrivé à Bouar à la nuit tombée après un transit par Bangui. Le lendemain matin, je me présentai à l’infirmerie pour y découvrir le service qui serait mon quotidien pendant plusieurs mois. Le médecin-chef m’accueillit avec l’équipe santé, puis je fus présenté au chef de corps. On m’indiqua immédiatement que j’aurais la charge de m’occuper des « hôtesses », parce que c’était la tâche du médecin le plus jeune. J’étais soumis. J’étais curieux. J’ai exécuté le travail prescrit.
Au sein du camp, chaque compagnie était implantée sur une concession autonome. Et chacune avait des locaux dans lesquels travaillaient ces dames. Jamais ne fut prononcé le mot de prostitution. Tout était organisé avec méthode. Je pris connaissance des dossiers médicaux de ces femmes. Les visites mensuelles et les traitements prescrits étaient consignés sur des fiches cartonnées encadrées de lignes tricolores ; un prédécesseur facétieux avait choisi comme support les imprimés qui servaient aux témoignages de satisfaction.
C’est la Légion étrangère, première unité à réoccuper le site, qui avait mis en place le système de recrutement et de contrôle. Une note de service définissait le protocole de surveillance médicale. C’était officieux, mais précis et bien organisé. Tous les matins, un créneau d’une heure était réservé à cette tâche : entretien médical, examen gynécologique et prescription de pénicilline à titre prophylactique pour la syphilis qui était endémique. Le tout était consigné dans un classeur où les fiches étaient rangées, étrangement numérotées de 300 à 399. Quand une hôtesse entrait à l’infirmerie, les salutations étaient faites : « Bala. Bala mingui », « Comment allez-vous ? Je vais bien. » La question suivante était : « Quel est ton numéro ? » Puis : « As-tu été malade ? » Parfois s’établissait une connivence médicale entre ces femmes et les personnels de l’infirmerie. Certaines se moquaient de notre situation, d’autres étaient inquiètes car leur aptitude à travailler était en jeu. Les maladies vénériennes étaient en effet très fréquentes, surtout la gonococcie, la syphilis, les condylomes acuminés et le chancre mou. Quelques années plus tôt, sur la côte est des États-Unis, avaient été décrits les premiers cas d’une maladie vénérienne redoutable jusque-là inconnue. Le virus était identifié. Nous fîmes donc les premières recherches concernant le syndrome d’immunodéficience acquise (sida).
Accueillir les hôtesses dans le camp et réglementer leur activité était un choix du commandement. Le chef de corps définissait notre mission : préserver le potentiel opérationnel des troupes, donc limiter l’incidence des maladies vénériennes. Il lui fallait aussi gérer la sécurité de ses hommes ; le risque était que des militaires français vagabondent hors du camp en quête de rencontres, qu’ils s’alcoolisent, qu’ils soient pris dans des comportements violents, des accidents ou qu’ils se fassent agresser. Et en effet, les événements de cet ordre furent marginaux. Le seul à afficher sa réprobation face à cette organisation était l’aumônier. À l’office du dimanche, lors de son homélie à laquelle assistaient peu de militaires, après avoir valorisé l’engagement moral de nos soldats et la grandeur de leur mission, il prêchait occasionnellement contre cet état de fait. Mais ses bonnes paroles n’empêchaient pas ce commerce de prospérer et à la popote, ou dans les compagnies, il n’abordait jamais ce sujet afin de ne pas déclencher une cascade de réflexions paillardes et de rires moqueurs.
Tout cela paraissait normal. Cette pratique relevait du bon sens à la fois militaire et médical : les hommes, lorsqu’ils sont à la guerre, sont attirés par l’alcool et l’amour. Si l’utilisation du mot amour dérange ici, on peut choisir celui d’attachement, dans le sens éthologique de son emploi. Lorsque les militaires s’exprimaient sur cet aspect de leur vie, on notait une étrange opposition entre deux comportements : en groupe, ils étaient désinhibés, gueulaient des grossièretés, parlaient des femmes avec vulgarité et mépris, mais dans la relation intime, ils cherchaient de l’affection. Ils étaient pudiques sur cette sensibilité et n’en parlaient que dans l’espace confidentiel de la relation médicale, comme si c’était exposer leur fragilité de raconter qu’ils voulaient qu’une femme les prenne dans ses bras et entendre des compliments physiques qui les rassuraient. La relation intime était de courte durée ; le lendemain, ils affichaient à nouveau les mêmes élans misogynes et paillards que la veille.
J’ai eu à prendre en charge des situations délicates lorsque certains développaient avec une hôtesse choisie un attachement qui prenait une tournure pathologique. Ils parlaient de mariage pour la faire venir en métropole et s’établir avec elle. Paradoxalement, ils n’étaient pas jaloux lorsqu’elle exerçait son métier dans les différentes concessions. Le commandement et la prévôté toléraient que ceux qui avaient le privilège d’un logement individuel, les officiers et certains sous-officiers, puissent accueillir cette compagne pour toute la nuit. Il y avait ainsi des situations établies de couple. Ainsi le chef du camp, un commandant, troisième dans l’ordre hiérarchique sur ce site, paradait fièrement le soir dans sa popote avec près de lui une jeune et belle femme identifiée comme d’origine tchadienne par la finesse de ses traits et sa grande taille. D’autres le prirent en exemple. Cela conduisit à des situations catastrophiques, avec à terme des complications disciplinaires et sociales dramatiques. J’ai vu être rapatrié disciplinaire un officier ruiné dont la carrière était brisée et le ménage rompu.
On pouvait établir un portrait sociologique de ces hôtesses. Elles avaient noué leur lien avec l’armée française à N’Djaména et avaient suivi les militaires lorsqu’ils s’étaient déplacés à Bouar. Elles avaient fait le voyage en Transall – j’ai été surpris d’apprendre qu’il avait été établi des bordereaux de vol militaire pour des passagères civiles qui n’avaient probablement aucun papier d’identité… C’était là tout le paradoxe de cette situation : ces femmes n’avaient pas d’existence officielle, mais elles occupaient une place importante dans la vie opérationnelle.
Leur seule raison sociale était d’être des hôtesses. Elles étaient d’origine centrafricaine, zaïroise ou tchadienne, âgées de dix-huit ans à vingt-trois ans, mais ce qu’elles déclaraient n’était pas vérifiable. Les papiers qui établissaient leur identité, lorsqu’elles en avaient, étaient des documents de complaisance établis par une administration locale corrompue. Au camp, elles étaient un prénom, parfois un surnom, ou un numéro. Elles étaient marginales, n’avaient pas d’activité sociale hors de leur exercice nocturne. Nous savions qu’au moment où elles quittaient le camp elles faisaient l’objet d’un rançonnage par les militaires centrafricains, lorsqu’elles n’étaient pas aussi, gratuitement, leur objet sexuel. Elles n’avaient pas de vie de famille. Après les rançons et le racket administratif que nous devinions, ce qui restait de leur argent était dépensé en menus gadgets, en vêtements et en alcool. Localement, elles semblaient des bourgeoises ; elles avaient la capacité d’employer du personnel domestique, ce qui leur permettait une vie oisive dans la journée. Beaucoup étaient alcooliques. L’une d’entre elles avait été désignée présidente des wâlï. Elle se présentait aussi comme présidente de l’Union des femmes centrafricaines. Nous ne savions pas ce que représentait ce titre, mais il lui valait une place officielle lors de différentes cérémonies. Je me suis trouvé une fois à sa table et je l’ai vue vider plusieurs fois son verre rempli de whisky. Lorsqu’elles étaient saoules, elles se battaient entre elles. Elles faisaient pitié, mais nul ne pouvait exprimer de compassion à leur égard : « C’est comme ça. C’est l’Afrique docteur ! »
Nous fîmes venir de Bangui le directeur de l’Institut-Pasteur. Il nous paraissait en effet nécessaire d’avoir la caution d’une autorité médicale de ce rang sur la question de la prophylaxie des maladies vénériennes. Il prit connaissance de la situation et examina les procédures. Il demanda à être amené en ville, à Bouar, pour rencontrer le biologiste qui réalisait chaque mois l’examen sanguin des hôtesses qui ne pouvaient exercer leur activité qu’à la condition d’avoir un certificat indiquant une sérologie du sida négative. Il émit un doute sur la validité de ces certificats et nous choisîmes de faire réaliser les examens par l’Institut-Pasteur. Les résultats nous alarmèrent. Sur les cent prélèvements, plusieurs revinrent positifs. La biologie fut contrôlée une seconde fois, confirmant les premiers résultats. Une enquête fut conduite pour comprendre pourquoi des examens étaient négatifs lorsqu’ils étaient réalisés à Bouar et positifs lorsqu’ils étaient effectués à Bangui. L’explication était simple : le biologiste de Bouar délivrait un certificat de complaisance sans procéder à l’analyse biologique. Il s’avéra qu’il n’avait plus depuis plusieurs mois les réactifs nécessaires à leur réalisation.
Nous distribuions par centaines des préservatifs ; les boîtes étaient disposées dans les alvéoles où les hôtesses recevaient les militaires. Et ceux-ci étaient régulièrement informés des risques vénériens et de leur prévention par l’utilisation de ces préservatifs. Mais certains d’entre eux ne s’en servaient pas, trop fiers, trop excités ou trop alcoolisés pour prendre le temps de se protéger. Nous le savions, car chaque semaine ils venaient consulter pour une « chaude-pisse », et que, quels que fussent leurs arguments pour nous convaincre qu’ils avaient suivi le protocole de prévention, la seule explication était qu’ils ne s’étaient pas protégés.
Notre position médicale était devenue critique. La prévention des maladies vénériennes s’avérait inefficace. Le péril était constant que des militaires français fussent infectés par le virus du sida, ce qui à l’époque les condamnait à une mort certaine à brève échéance, sans compter leurs partenaires en métropole qui risquaient d’être infectées à leur tour. Il se trouva que la personne amenée à me remplacer au terme de mon séjour était le médecin en chef de mon unité en métropole. Il avait cinq galons. Je lui fis un rapport de la situation, accompagné d’un compte rendu écrit : nous avions identifié pour nos soldats un danger que nous n’avions pas la capacité de réduire et recommandions de mettre un terme à une pratique qui ne pouvait être prolongée en raison de l’épidémie de sida. Le commandement entérina cette décision. L’accueil des hôtesses fut arrêté le mois suivant. Il n’y eut pas de réaction négative de la part de la troupe. Entre-temps, les télévisions et les magnétoscopes étaient apparus dans les popotes avec des vidéothèques fournies en films de guerre et pornographiques. Les soldats s’adaptèrent.
Ces choses vues et faites m’ont longtemps hanté. Même si j’ai obéi à des consignes claires, même si j’ai pratiqué l’exercice de la médecine dans les règles déontologiques, j’ai constamment été habité d’un malaise à la remémoration de cette époque. Je me disais que ma fonction médicale et les impératifs opérationnels avaient été des prétextes derrière lesquels je m’étais dérobé à des questions de conscience. Était-il respectueux pour ces femmes d’entretenir par notre soutien logistique de telles conditions de vie ? Était-il respectueux pour ces militaires, en ouvrant ces cellules, de les inviter à ces pratiques ? C’était clairement dégradant pour chacune des parties. Nul n’en sortait grandi, ni les soldats ni le commandement ni les médecins.
Pourtant, j’avais contribué à enlever un peu de la misère qui entachait l’univers des armées en campagne. Mais cette fierté ne me convenait pas. La misère s’était déplacée ailleurs, pour être pire peut-être. À Bangui, les premières enquêtes épidémiologiques indiquaient des taux élevés de femmes contaminées. À l’hôpital, on me présenta le premier cas de maladie de Kaposi décrit chez un jeune enfant. Je fus destinataire à l’époque d’une lettre de la présidente de l’Union des femmes centrafricaines qui m’avait identifié comme l’un de ceux qui avaient été à l’origine de l’abandon de ce système qui faisait vivre une centaine de personnes que la disparition de leur travail jetait dans un chaos social et un abandon médical. Elle démentait toutes les histoires de contamination, accusant même les militaires français d’avoir inoculé le sida aux hôtesses et de s’en être servi comme prétexte pour leur interdire l’accès du camp. Une accusation qui traîne aujourd’hui encore dans les rumeurs anticoloniales africaines. Ce reproche n’a pas de fondement scientifique, mais aussi irrationnel qu’il soit, il me rappelle la mauvaise conscience de cette histoire.