L’institution militaire, par sa structure et son fonctionnement, offre des opportunités que le psychothérapeute peut saisir pour prodiguer à son patient un soin « augmenté ». Aux protocoles de la psychiatrie classique peuvent ainsi s’ajouter des arrangements mis en place selon les circonstances : orientation de carrière, affectation, promotion, changement statutaire, décoration, honneurs, audience auprès d’une autorité… Ce n’est qu’à la fin du suivi médical que le médecin peut réaliser si ces compléments ont apporté une amélioration thérapeutique. Si ces opportunités ne répondent pas à une orthodoxie du soin, si elles ne sont validées par aucune recommandation, elles méritent cependant d’être tentées. Et même si le projet échoue dans sa finalité, il aura offert quelques bénéfices.
- Recevoir une décoration
« Quand j’avais quinze ans, mon rêve était de servir les trois couleurs » me confie un militaire du rang engagé dans les troupes de marine lors de notre premier entretien. Il présente un état de stress post-traumatique sévère. Le médecin qui l’a pris en charge sur le terrain m’a fait un récit des événements qu’il a traversés quelques mois plus tôt lors d’une opération en Afrique de l’Ouest. Au cours d’un déplacement tactique dans une zone de tensions, lui et une partie de ses camarades ont été encerclés par des insurgés qui les harcelaient à l’arme légère et à la roquette. Après avoir entendu à la radio l’ordre d’économiser les munitions, il s’est senti soudain vulnérable et impuissant, l’anxiété est montée d’un cran. « On était deux derrière une butte. On entendait les balles taper la terre. On s’est dit qu’on allait mourir. On s’est promis que si l’un de nous survivait, il prendrait la famille de l’autre à sa charge. » Une double colonne de véhicules blindés a été engagée pour leur offrir une protection pendant leur retrait. Il a été alors l’acteur d’un geste courageux : il s’est exposé pour aller chercher et ramener à l’abri des blindés l’un de ses camarades resté en arrière, pétrifié par la peur. Le soir, au bivouac, il a souffert de douleurs digestives violentes et incapacitantes. Il a alors été évacué vers le premier centre de secours où des examens médicaux éliminèrent toute cause physique ; le diagnostic de crise d’angoisse fut retenu et il a été rapatrié vers la métropole puis placé en congé maladie durant plusieurs semaines dans sa famille, à plusieurs centaines de kilomètres de son unité.
La prise en charge psychothérapeutique débute plusieurs mois plus tard, ce qui est malheureusement habituel, lorsqu’il est convoqué devant un psychiatre des hôpitaux des armées pour être placé en congé de longue durée. Ce congé statutaire entraîne une mutation administrative. Lors des séances, il raconte sa vie de tous les jours, son anxiété constante, sa tendance à rester cloîtré, sa perte d’autonomie. Il se sent perdu et vide. Il confie sa honte d’être dans cet état devant son épouse et ses enfants. Il évoque sa nostalgie du régiment et des missions. Les médicaments psychotropes et les séances le soulagent, mais n’apportent pas d’amélioration spectaculaire. Son état se chronicise.
Survient alors une conjonction institutionnelle inattendue. C’était l’époque où l’armée de terre formait des « officiers environnement humain », qui devaient effectuer des stages en service de psychiatrie. Il se trouve qu’au moment d’une consultation de ce militaire, l’officier en stage est le responsable des ressources humaines de son ancien régiment et que le médecin qui l’a fait rapatrier passe dans le service : nous nous réunissons et discutons de ce dossier. Il nous semble qu’une action symbolique forte pourrait être l’impulsion d’un retour à l’activité. L’officier environnement humain contacte alors son chef de corps, qui comprend la proposition thérapeutique et prend une initiative qui dépasse notre attente. Les états de service de ce militaire montrent que lors des combats auxquels il a participé, il a eu à plusieurs reprises un comportement courageux et qu’il a assuré des actions décisives qui justifient qu’il reçoive une croix de la valeur militaire. Le chef de corps prend contact avec lui directement pour lui proposer de recevoir cette décoration devant ses camarades et leurs familles le jour de la fête du régiment. Je planifie une séance psychothérapeutique la semaine précédente afin de préparer au mieux ce soldat, certes honoré par cette proposition, mais tourmenté à la perspective de se retrouver au sein de son unité.
Lorsque je le reçois le mois suivant, il m’explique qu’il a été très ému, mais aussi terriblement angoissé lors de la cérémonie, que cette forte émotion lui a fait comprendre qu’il ne pourra jamais retrouver son état antérieur. Il renonce alors définitivement à reprendre un jour son service. Après son départ de l’armée, il m’écrira pour m’annoncer que son état de santé s’est stabilisé, que son épouse vient d’accoucher et qu’il a ouvert un commerce de restauration rapide.
- Changer d’affectation
La deuxième histoire est celle d’un brancardier-secouriste. Alors que l’armée française est engagée en ex-Yougoslavie pour des missions de maintien de la paix, il a souscrit un volontariat-service-long (vsl) pour pouvoir y participer. Après ses classes, il a été affecté à l’infirmerie puis projeté à Sarajevo avec son unité. Lorsque l’obus a frappé le poste médical, il a été projeté par le souffle de l’explosion. Il a pu se relever et a été le premier à intervenir sur le corps du médecin qui devait décéder dans les minutes suivantes. On lui a proposé un suivi psychologique, mais il a préféré se porter volontaire pour partir sur un autre site encore plus exposé. Plus tard, il racontera un épisode de tension extrême lors d’un convoi. Il savait que des partisans tireraient au mortier sur les véhicules blindés aussitôt qu’ils auraient détecté leur passage. Or c’était l’ambulance qui fermait le convoi. Si un véhicule devait subir un tir ajusté, c’était elle. « On avait tous rédigé notre testament. » Par chance, ce jour-là les partisans les laissèrent passer.
De retour en métropole, il a été choqué par l’indifférence de la population aux drames qui se déroulaient dans les Balkans. Il a éprouvé un dégoût pour la vie civile et a choisi de prolonger son service national par un engagement. Il a été félicité et décoré pour ses actions. Quelques années plus tard, compte tenu de sa valeur et de son potentiel, il est entré à l’école du personnel paramédical du service de santé des armées. Après une formation de plusieurs années, il a obtenu un diplôme d’infirmier. Entre temps il s’est marié et a fondé une famille. À la sortie de l’école, il a été affecté dans une unité opérationnelle basée à Paris alors qu’il aurait préféré se poser dans un service plus calme en province. Il est parti seul à ce poste, laissant dans leur foyer son épouse et ses jeunes enfants. La semaine, il passait son temps libre isolé en chambre dans un bâtiment réservé aux cadres célibataires. C’est alors que se sont installées des angoisses qui le réveillaient d’un coup en pleine nuit avec dans son esprit les images des morts et des blessés dont il s’est occupé en Bosnie. Il s’est également mis à souffrir de crises de tachycardie qui l’ont fait consulter aux urgences de l’hôpital de rattachement. L’état de son cœur était normal, mais cela ne l’a pas apaisé. Il était envahi par l’idée qu’il pouvait mourir d’une crise cardiaque ; il imaginait que sa famille était en danger et qu’il était dans l’incapacité de lui venir en aide en cas d’urgence. Un week-end, épuisé, il est allé consulter son médecin de famille qui lui a prescrit un congé maladie.
La prise en charge psychothérapeutique débute, là encore, seulement lorsqu’il est convoqué pour être placé en congé de longue durée. Au fil des entretiens apparaissent les « blessures invisibles ». Les soins appropriés sont mis en place ainsi que le dessein d’obtenir une mutation adaptée. L’usage veut qu’un militaire en congé de longue durée reprenne son service actif dans l’unité dans laquelle il était au début de ses arrêts maladie. Je prends alors l’initiative de contacter le bureau chargé de la gestion des personnels paramédicaux militaires et, après avoir détaillé et justifié ma proposition, j’obtiens pour lui une dérogation à cet usage et une affectation valorisante, celle de cadre dans l’école du personnel paramédical du service de santé où ses états de service peuvent être un exemple pour les élèves. Il continue en parallèle son suivi psychothérapeutique. Son état se stabilise, mais la motivation n’est plus là. La peur de partir est permanente. Arrivé au terme de ses obligations contractuelles, il demande à faire valoir ses droits à la retraite pour se reconvertir dans l’exercice libéral.
- Tentatives et échecs
Tout au long de ma carrière de psychiatre militaire, j’ai eu recours à des manœuvres thérapeutiques marginales lorsque les circonstances offraient des opportunités : permettre à un sous-officier d’être reçu, hors protocole, par un officier général du même corps, afin de lui apporter le sentiment d’être considéré et écouté ; offrir à un autre la possibilité de lire un discours qu’il avait préparé lors d’une cérémonie de ravivage de la flamme à l’Arc de Triomphe ; à un autre encore d’être invité à apporter le témoignage de son expérience à l’occasion de séminaires dans le milieu institutionnel, comme la formation des officiers environnement humain.
Ces manœuvres n’ont pas toujours été couronnées de succès. J’y avais recours lorsque les soins classiques ne suffisaient pas à restaurer ces militaires dans leur équilibre psychique et leur adaptation au service actif. Plusieurs de ces patients n’ont pas pu reprendre le service et ont quitté l’armée. Est-ce pour autant un échec ? Sur un plan formel, oui, parce que l’énergie du médecin des armées est tournée vers l’objectif de maintenir les effectifs opérationnels. Mais on peut aussi regarder ces départs comme une forme de résilience. Appliquée à la psychologie, celle-ci est définie comme la capacité à reprendre une trajectoire d’existence différente de la précédente mais aussi riche en dynamique évolutive : construire ou reconstruire une vie familiale, bâtir un nouveau parcours professionnel… Pour les hommes dont j’évoque le cas, l’échec de la reprise du service n’a pas été synonyme de malheur ; ils ont pris un autre chemin de vie avec des frustrations et des satisfactions. L’un s’est reconverti comme moniteur de sport, un autre comme testeur de pneumatiques pour un grand manufacturier – à chaque rencontre il me raconte les coins de France qu’il a parcourus –, un autre s’est retrouvé à gérer les ressources humaines et la comptabilité d’une entreprise.
Nelson Mandela disait : « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends. » Dans la situation des patients qui m’étaient confiés, comme dans la mienne, cet aphorisme peut ainsi être adapté : soit on gagne, soit on change. L’échec, c’est lorsque cesse toute tentative pour sortir de son état. Pire que l’échec aurait été, pour eux comme pour moi, de ne rien tenter.