N°51 | La confiance

Patrick Clervoy

De l’imposture

Pourquoi notre confiance peut-elle être si facilement trompée par un imposteur, en particulier dans le milieu militaire ? Le point de départ de cette réflexion est une histoire révélée en juin 2011 par un journaliste spécialiste des questions de défense1. Un homme s’affichait régulièrement lors de grandes cérémonies militaires vêtu d’un uniforme d’officier de l’armée de l’air avec agrafées sur sa veste plusieurs médailles, dont la croix du combattant, ainsi que l’insigne de chuteur opérationnel. Il était photogénique. Les médias l’ont montré à plusieurs reprises au côté du ministre de la Défense lorsque celui-ci déposait une gerbe sous l’Arc de Triomphe ou lors de cocktails dans les jardins du ministère. Or tout était faux. Il n’avait jamais servi sous les drapeaux ; grade, décorations et insignes étaient usurpés. Il fallut du temps avant qu’un militaire agacé par son succès décide de vérifier son pedigree et constate, facilement, qu’il s’agissait d’un imposteur. Une affaire banale à un détail près : il ne fut pas poursuivi malgré le flagrant délit – il était passible de plusieurs mois d’emprisonnement et d’une lourde amende pour « port illégal d’uniforme », « usurpation de grade et de décorations », « outrage fait à un ministre ». Les victimes de l’imposture préférèrent taire les faits plutôt que de les dénoncer. Comment expliquer cette attitude ? Que montre-t-elle du fonctionnement militaire ?

  • « J’ai été le porte-serviette du général Massu »

L’article qui relatait ces faits fit revenir à mon souvenir une histoire semblable qui m’avait directement concerné. Alors que j’étais tout juste nommé chef de service dans un hôpital militaire, un confrère me demanda de recevoir en urgence un vétéran de la guerre d’Indochine qui souffrait d’une névrose traumatique. L’homme était dans un profond désarroi. Il me confia qu’il se réveillait la nuit avec des cauchemars épouvantables dans lesquels il revivait les combats auxquels il avait participé en Extrême-Orient. Tant qu’il vivait seul il s’en était accommodé, mais il venait juste de se marier, or la nuit précédant son hospitalisation il avait agressé sa femme et tenté de l’étrangler. Il me supplia de sauver son couple, le seul bonheur que lui avait offert la vie depuis bien longtemps. Je reçus son épouse. « Oh !, me dit-elle, je l’aime tellement. Je l’admire. J’ai toujours admiré les anciens combattants. Savez-vous qu’il a la Légion d’honneur ! » Je fus impressionné. Quelques jours plus tard, mon patient me révéla qu’il avait eu la charge prestigieuse d’avoir été le porte-serviette du général Massu à Baden-Baden. Cette déclaration aurait pu éveiller mes doutes. Il n’en fut rien. Ma curiosité était piquée au vif et ma méfiance resta endormie. Au fil des séances, il me fit le récit de son existence tumultueuse ; il raconta les échecs, les longs épisodes dépressifs, les hospitalisations en maison de repos. C’est ainsi que j’appris qu’il avait rencontré son épouse quelques mois plus tôt lors d’un séjour dans une clinique du département voisin, ce que celle-ci me confirma, ajoutant cette note marginale : on lui avait volé des chèques durant ce séjour…

  • Des flatteries qui endorment la confiance

À la même époque, le directeur central du Service de santé des armées vint en visite à l’hôpital. Alors que devant les personnels soignants réunis il me manifestait son estime, ce patient surgit dans le couloir, se présenta à lui avec un « garde-à-vous » et le salut militaire réglementaires, et entreprit de lui raconter son malheur, précisant qu’il avait été le porte-serviette du général Massu. Le directeur central fut impressionné et déclara : « Vous êtes dans les meilleures mains pour vous soigner ! » Tout le monde était comblé. Le général, le patient et moi-même étions mutuellement flattés ; la fierté était partagée par les autres patients du service ainsi que par l’équipe médicale. Mais quelques jours plus tard, l’épouse paniquée surgit dans le service. La police venait de l’informer qu’elle avait remonté la trace d’un chèque volé et que celui-ci avait servi à acheter une médaille de la Légion d’honneur dans un magasin spécialisé. Ainsi la médaille était vraie mais la décoration était fausse, comme tout le reste de l’histoire. Il n’eut aucune explication à donner : le temps de vérifier ces informations et il s’était volatilisé.

  • Le parfait caméléon

Durant son séjour, ce patient avait parfaitement imité les postures et les gestes d’un ancien combattant ; il s’était adressé à nous avec les paroles adaptées et avait su être à l’aise devant tout le monde. Nous apprîmes alors qu’il était un habitué des maisons de repos. Il y avait rencontré une femme crédule qui disait son admiration pour les anciens militaires et les médailles, et avait utilisé sa vulnérabilité pour vivre à ses crochets pendant plusieurs mois. Nous-mêmes avions été trompés. L’analyse de son comportement dans le service nous montrait nos propres faiblesses.

Un vieil adage dit que « l’habit ne fait pas le moine ». On peut le corriger en disant que l’habit peut convaincre longtemps, aussi longtemps que l’entourage voudra y croire. Dès lors qu’un individu opportuniste pénètre dans un milieu institutionnel dans lequel les codes d’apparence sont ostentatoires – l’uniforme, les médailles, les gestes, le vocabulaire –, l’adoption et l’usage de ceux-ci lui permettent de faire illusion. Il avait réussi à nous berner parce que nous voulions croire que son histoire était vraie.

  • Une trop belle motivation et une trop belle histoire

On m’avait demandé un jour de recevoir en consultation un jeune engagé, élève sous-officier en première année de son cycle de formation au sein de l’École du personnel paramédical des armées. Ses cadres sollicitaient un avis psychiatrique sur son aptitude à poursuivre sa formation en raison des difficultés qu’il avait exprimées. Il leur avait confié son désenchantement. Il trouvait que l’école n’était pas assez militaire, que la discipline manquait de rigueur, que les traditions n’étaient pas respectées. Lors de l’entretien, il confia qu’il rêvait depuis l’enfance d’entrer dans l’armée. Ses réponses à mes questions sur son histoire personnelle puis sur sa motivation pour entrer dans une carrière militaire furent simples : un grand-père ancien Résistant, médaillé de guerre, personnage valeureux devenu maire de la commune dont il était originaire, lui avait transmis les valeurs militaires qui motivaient sa vocation. Je jugeai la situation ordinaire. Comme il exprimait le désir de poursuivre ses études malgré sa déception, je lui laissai la possibilité de le faire tout en lui proposant de revenir me voir en cas de difficulté. Il n’y en eut aucune pendant les deux années qui suivirent.

Durant ces deux ans, il vécut une lune de miel avec l’institution. Il s’était fait passer pour un ancien élève-officier de l’École du service de santé des armées contraint d’abandonner son cursus après un grave accident de la route qui l’avait rendu invalide pendant plusieurs mois. Il racontait avoir été renversé par un bus, avoir eu des fractures multiples à une jambe et évité de justesse une amputation, que son avenir militaire avait été compromis, qu’il avait démissionné mais qu’il avait eu des remords et que finalement il s’était présenté au concours d’entrée de cette école de sous-officiers. Il était devenu un personnage en vue au sein de son groupe et avait même gagné la confiance de l’officier général commandant de l’école qui lui accorda le privilège de confidences personnelles. Puis un jour, un cadre fut agacé par cette trop belle histoire. C’était le médecin de l’unité.Une femme – ce détail compte. Elle voulut vérifier. À l’examen médical, la jambe ne portait aucune cicatrice et la radiographie montrait des os intacts. C’était suspect, mais l’élève mis en cause parvint à se prévaloir d’une cicatrisation parfaite. Avec une suspicion renforcée, le médecin se mit en quête du Journal officiel qui donnait chaque année la liste des candidats reçus au concours des grandes écoles militaire : il n’y figurait pas.

  • Vaines esquives

Le médecin d’unité me demanda alors de gérer la crise d’une imposture démasquée et l’élève me fut à nouveau adressé en consultation dans des circonstances tendues. De semaine en semaine, il inventa divers prétextes pour se justifier, luttant avec acharnement contre les évidences que pointait au fur et à mesure le médecin inquisiteur. Au départ, les autres cadres de l’école ne manifestèrent aucune solidarité avec leur collègue sourcilleuse. L’ensemble du corps enseignant choisit de résister à cette enquête. Leur crainte était qu’en démasquant l’imposture de l’élève, on démasquât aussi leur crédulité et que cela mît en cause leur autorité. Par peur du ridicule, la résistance à faire émerger la vérité persista plusieurs semaines, mais cadres et élèves finirent par prendre de la distance. L’imposteur, lui, s’obstina contre l’évidence de sa supercherie : il affirma que c’était une erreur, qu’il avait bien été admis mais sur une liste complémentaire jamais publiée, qu’il était victime d’une erreur de l’administration, qu’il pouvait en apporter la preuve avec des documents officiels, que ces documents étaient dans une malle mais que ladite malle avait été prêtée à un ami qui avait déménagé, qu’il était impossible pour lui d’y avoir accès dans les délais demandés…

Plusieurs entretiens furent nécessaires pour le convaincre que la seule façon de sortir de cette impasse était de s’incliner devant une réalité qui était devenue manifeste aux yeux de tous. Pour justifier ses mensonges, il en produisit de nouveaux : il avait eu un accident, mais pas avec un bus, son père avait été très malade et il avait dû inventer cette histoire pour lui remonter le moral… Au final, il montra qu’il ne pouvait pas se résoudre à la réalité de son histoire et il n’eut pas d’autre choix que de quitter l’armée. Il fut perdu par sa persévérance à vouloir se créer une histoire plus belle que celle des autres.

  • Quels enseignements ?

Il faut examiner ces phénomènes dans leur complexité. D’un côté, la confiance en autrui est une disposition indispensable à la vie en collectivité – elle présente l’inconvénient de rendre vulnérable à l’imposture. À l’opposé, la méfiance et la suspicion sont des poisons qui ruinent la capacité à travailler ensemble. À la marge, il y a un aspect qui reste dans l’ombre : l’aptitude à tricher, à mentir, à tromper son interlocuteur. La morale réprouve, avec raison, ces comportements lorsqu’ils s’expriment au sein d’un groupe, mais elle les reconnaît comme des qualités quand ils sont mis en œuvre pour tromper un adversaire. Cela s’appelle la ruse.

Dans les histoires ici présentées, les imposteurs ont abusé de leur mystification et cela les a perdus. Mais ils avaient été encouragés par la crédulité de ceux qui avaient adhéré à leurs fabulations. La crédulité n’est pas seulement un excès de confiance ; elle est bien plus qu’une disposition passive. Dans l’histoire du sous-officier en école, la crédulité du groupe s’est manifestée comme une force active lorsque les cadres se sont opposés à la révélation de la vérité. Le médecin qui s’acharnait à trouver des preuves de l’imposture de l’élève a été confronté, dans un premier temps au moins, à l’opposition de ses collègues qui voulaient éviter l’humiliation de reconnaître qu’ils s’étaient laissés berner. La collectivité s’était liguée pour éviter que l’imposture fût révélée. Dans bien des cas, nous sommes ainsi aveugles à l’imposture parce qu’une réticence collective se manifeste, comme on le voit aussi dans le premier cas que nous avons cité ici.

Lorsque la confiance a été durablement trompée par un imposteur, il y a lieu de s’interroger sur les faiblesses collectives qui ont permis qu’un tel mensonge se développe. On peut en identifier quelques-unes à travers les histoires racontées : l’incapacité à se méfier des personnes bardées d’insignes et de décorations, et celle à déceler une fabulation lorsqu’un interlocuteur fanfaronne une trop belle histoire. La faiblesse de l’institution militaire est peut-être corrélée à ce qu’elle accorde trop de confiance aux médailles et aux belles histoires… Pour corriger cette faiblesse, on peut proposer trois recommandations : le principe général d’accorder sa confiance, l’exercice nécessaire du doute et l’effort de vérification. Si chacun dans un groupe applique ces trois principes réunis, les impostures et les mystifications ne devraient pas s’y développer.

1 J.-D. Merchet, « Faux militaire, vrai mytho », Marianne, 4 juin 2011.

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