« Non, rien ne me rendra, que le front, la liberté qui me grisait en cette nuit de septembre. Non seulement, il me semble, aujourd’hui, que je reviens de très loin, très loin. Mais j’ai l’impression d’avoir perdu une âme, une âme plus grande que la mienne, qui habite les lignes que j’ai laissées là-bas. »
En 1917, Pierre Teilhard de Chardin rédigea La Nostalgie du front, un texte court sur l’expérience mystique qui se renouvelait à chaque fois qu’il montait à l’avant des lignes et que le calme relatif des combats lui laissait le temps d’une introspection spirituelle1. Ce texte fut l’objet de nombre de critiques parce que des lecteurs y voyaient une apologie de la guerre. C’est un malentendu. La manifestation du « beau » dans ce qu’éprouvait Teilhard de Chardin au front ne peut pas être interprétée sans, au préalable, un effort pour se représenter comment les combats, la proximité de la mort et la compassion pour ses frères d’armes pouvaient apporter une intensité décuplée à la vie spirituelle d’un homme de foi.
« Je suis monté, au crépuscule, sur la colline d’où l’on découvre le secteur que nous venons de quitter et où nous remonterons sans doute bientôt. Devant moi, au-delà des prairies, voilées de brume naissante, où les coudes de l’Aisne font des taches laiteuses, la crête dénudée du Chemin-des-Dames se détache, nette comme une lame, sur le couchant doré, moucheté de Drachen2. De loin en loin, une torpille fait jaillir un tourbillon de fumée silencieuse. Pourquoi suis-je ici ce soir ? »
Ordonné prêtre en 1911, à l’âge de trente ans, Pierre Teilhard de Chardin avait refusé d’être mobilisé comme aumônier des armées, renonçant au rang d’officier attaché à cette fonction. Il était déjà licencié ès lettres, théologien et physicien, mais pas encore l’archéologue et le paléontologue dont les travaux lui valurent plus tard une renommée scientifique internationale. Il fut affecté comme caporal-brancardier au 4e régiment mixte de zouaves et de tirailleurs de la 38e division d’infanterie. Une photo prise en 1917 le montre au lieu-dit Ravin-de-Troyon, détendu, la veste tombée, en bretelles, debout, grand, le visage sérieux, au côté de ses camarades.
« Je me vois encore tel que j’étais, dans cette paix, il y a une quinzaine de jours. C’était la nuit ; une nuit claire et tranquille, dans un secteur accidenté, coupé de crêtes et de marais. Dans les fonds, sous les peupliers, flottait l’arôme laissé par les derniers gaz. Dans le bois, plus haut, on entendait, par moments, un frôlement, comme celui d’une bécasse effrayée qui s’envole, la descente d’une bombe, qui éclatait en un déchirement brusque et floconneux, semé d’étincelles. Et les grillons ne s’arrêtaient pas pour cela de chanter. J’étais libre et je me sentais libre. […] Ma vie me paraissait plus précieuse que jamais ; et cependant je l’aurais laissée à ce moment sans regret, car je ne m’appartenais plus. J’étais libéré et soulagé jusque de moi-même. Je me sentais doué d’une légèreté inexplicable. »
Teilhard de Chardin témoignait de la transformation qui s’opérait en lui à l’épreuve du feu. Il sentait son âme travaillée par des forces puissantes. La première étape de cette métamorphose fut celle d’un dépouillement accompagné d’un sentiment de libération. Il ne parlait pas de purification, mais il la suggérait. Il se sentait « lavé » des banalités de l’existence. Il se disait « soulagé » du poids des conventions sociales abandonnées dès l’entrée du premier boyau. Il voyait s’effacer les servitudes et les conventions de la vie coutumière. Il ressentait un bien-être à se dépouiller des formes de la vie civile, à s’affranchir « de la part piteuse de soi et de l’égoïsme mauvais » : « À mesure que l’arrière s’efface en un lointain plus définitif, la tunique gênante et dévorante des petites et grandes préoccupations, de santé, de famille, de succès, d’avenir… glisse toute seule de l’âme, comme un vieux vêtement. Le cœur fait peau neuve. »
Scientifique curieux, pétri des connaissances de son époque, Pierre Teilhard de Chardin était convaincu des théories de l’évolution. Durant les pauses des combats, il méditait. Il voyait l’humanité avancer sous ses yeux. C’est la seconde étape de cette métamorphose : la révélation d’un progrès dans l’évolution spirituelle de l’humanité. Dans un texte intitulé La Grande Monade, ébauché sur le front de Champagne, fin 1914, et achevé en 1918, il écrivait que l’Humanité (c’est lui qui l’écrit avec une majuscule) en lutte contre elle-même était une humanité en voie de solidification. « Qu’est-ce qui sort des tranchées obscures, devant moi, ce soir ? Est-ce […] une Terre nouvelle ? » Il avait l’intuition que seul un ordre plus grand pouvait émerger du chaos dans lequel il était jeté. Il employait la métaphore biologique d’une peau neuve qui apparaissait sous la vieille écorce qui tombait. « L’Histoire universelle nous le montre : après chaque révolution, après chaque guerre, l’Humanité est toujours apparue un peu plus cohérente, un peu plus unie, dans les liaisons mieux nouées de son organisme, dans l’attente affermie de sa propre libération… »
Un jour, du côté d’Hurtebise, il coupait à travers champs pour regagner les lignes à quelques kilomètres de là et dont il voyait la fumée des combats. Il se fit interpeller par un paysan qui lui reprochait de traverser par les labours. Il fut surpris. Le choc l’ébranla. « Un vertige, comme si je tombais de très haut. » Le bonhomme avait raison de se plaindre, pensa-t-il une fois sa surprise passée, mais l’évidence se fit qu’il n’était et ne serait définitivement plus du même monde que celui-ci. Le paysan était resté confiné dans son monde ancien, matériel et individualiste ; lui était empli d’une force d’âme surhumaine qui le dépassait et le magnifiait, animé d’un sentiment d’épanouissement qu’il se hâtait de vivifier en remontant vers le front. « Ce soir, plus que jamais, dans ce cadre merveilleusement calme et excitant, où, à l’abri des violentes émotions et de la tension excessive des tranchées, je sens se raviver, dans leur milieu natif, les impressions laissées en moi par trois années de guerre, le front m’ensorcelle. »
Si Pierre Teilhard de Chardin vivait son service de brancardier comme un stimulant spirituel, c’est en homme de science qu’il examinait cette situation. Il se posait des questions comme le ferait dans son laboratoire un chercheur qui examinerait ce qui se produit lors d’une expérience. « J’interroge ardemment la ligne sacrée des levées de terre et des éclatements – la ligne des ballons qui se couchent à regret, l’un après l’autre, comme des astres biscornus et éteints –, la ligne des fusées qui commencent à monter. Quelles sont donc, enfin, les propriétés de cette ligne fascinante et mortelle ? Par quelle secrète vertu tient-elle à mon être le plus vivant, pour l’attirer ainsi à elle, invinciblement ? »
Il écrivait qu’il ne pouvait plus se passer du front. Pourtant, deux de ses frères y étaient morts. Lui-même pouvait y laisser la vie. Il en avait la conscience ardente, et cette ardeur se conjuguait à celle de sa foi. Il laissait comprendre que la mort ne pouvait être autre chose que la rencontre avec le Créateur – c’est ainsi qu’il préférait, dans son œuvre écrite, nommer Dieu. C’est aussi ce qu’il exprimait lorsqu’il disait que le front était une région où il était possible aux hommes de respirer « un air chargé de ciel ». C’est là le point où ceux qui ne sont pas accessibles à la foi ne peuvent aller plus loin pour comprendre ce texte. Par l’épreuve de la mort, par les souffrances auxquelles il portait secours, humble brancardier mais lumineux homme de foi, le front lui offrait « la forte ivresse de la terre promise ».
L’élévation spirituelle de Pierre Teilhard de Chardin était mêlée aux combats. Il n’y a pas d’écrits disponibles sur son action physique. Il est possible qu’il n’ait pas tenu de journal de guerre, préférant focaliser son écriture sur son expérience spirituelle. En revanche, il entretenait une correspondance, notamment avec sa cousine, dans laquelle il a pu raconter des détails des opérations auxquelles il était mêlé. Il a été de toutes les actions de son régiment. C’est ce qui donne une dimension exceptionnelle à son témoignage.
Les citations et les décorations qui lui furent décernées offrent une idée de ce que furent son action et son courage : 29 août 1915, citation à l’ordre de la division (« A sur sa demande quitté le poste de secours pour servir aux tranchées de première ligne. A fait preuve de la plus grande abnégation et d’un mépris absolu du danger. ») ; 17 septembre 1916, citation à l’ordre de l’armée (« Modèle de bravoure, d’abnégation et de sang-froid. Du 15 au 19 août 1916, a dirigé les équipes de brancardiers sur un terrain bouleversé par l’artillerie et battu par les mitrailleuses. Le 18 août, est allé chercher à une vingtaine de mètres des lignes ennemies le corps d’un officier tué et l’a ramené dans les tranchées. ») ; 20 juin 1917, médaille militaire (« Excellent gradé. S’est acquis, par l’élévation de son caractère, la confiance et le respect. Le 20 mai 1917, est allé spécialement dans une tranchée soumise à un violent tir d’artillerie pour y recueillir un blessé. »). En 1921 enfin, il fut promu chevalier de la Légion d’honneur avec la mention « Brancardier d’élite qui, pendant quatre ans de campagne, a pris part à toutes les batailles, à tous les combats où le régiment fut engagé, demandant à rester dans le rang pour être plus près des hommes dont il n’a cessé de partager les fatigues et les dangers ».
Engagé dans l’action, comme brancardier, Pierre Teilhard de Chardin n’a cessé de s’engager aussi comme acteur religieux près des hommes. Même s’il était installé dans une affectation laïque, il célébrait le culte au profit de sa compagnie. On peut supposer que dès que son emploi lui permettait une pause suffisante, sa mission pastorale prenait le dessus. Des photos de l’époque montrent, dans les Creutes de Paissy, une salle de classe qu’il avait aménagée en chapelle pour célébrer la messe. De cette expérience pastorale est né en 1918 Le Prêtre : « Ô prêtres qui êtes à la guerre, s’il en est parmi vous que déconcerte une situation aussi imprévue, et l’absence de messe dite ou de ministère accompli, souvenez-vous qu’à côté des sacrements à conférer aux personnes, plus haut que le soin des âmes isolées, vous avez une fonction universelle à remplir, l’offrande à Dieu du Monde tout entier… Jamais vous n’avez été plus prêtres que maintenant, mêlés et submergés comme vous êtes, dans la peine et le sang d’une génération, jamais plus actifs, jamais plus directement dans la ligne de votre vocation. Merci mon Dieu de m’avoir fait prêtre, pour la Guerre ! »
Un autre texte, dont la rédaction définitive est datée de 1923, alors qu’il vivait isolé dans les steppes de Mongolie, reprend La Messe sur le monde – en réalité une prière plus qu’une messe –, dont la première écriture se fit dans les tranchées : « Puisque, une fois encore, Seigneur, […] dans les forêts de l’Aisne, […] je n’ai ni pain ni vin ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du monde. […] Une fois de plus, sous la nappe mouvante de ses feux, la surface vivante de la Terre s’éveille, frémit, et recommence son effrayant labeur. Je placerai sur ma patène, ô mon Dieu, la moisson attendue de ce nouvel effort. Je verserai dans mon calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés. […] Cette multitude agitée, trouble ou distincte, dont l’immensité nous épouvante, cet océan humain, dont les lentes et monotones oscillations jettent le trouble dans les cœurs les plus croyants, je veux qu’en ce moment mon être résonne à son murmure profond. Tout ce qui va augmenter dans le Monde, au cours de cette journée, tout ce qui va diminuer – tout ce qui va mourir aussi –, voilà, Seigneur, ce que je m’efforce de ramasser en moi pour vous le tendre ; voilà la matière de mon sacrifice, le seul dont vous ayez envie. »
Puis vient, dans La Nostalgie du front, l’expérience spirituelle proprement dite, si difficile à transcrire pour ceux qui n’y ont pas accès et si irradiante de foi pour ceux qui ont le privilège d’y être sensibles. Au front, Pierre Teilhard de Chardin est envahi du sentiment vivifiant d’éternité imprégné de l’imminence de la mort. Il décrit comment, dans l’épreuve du feu, il est à la fois acteur et spectateur de l’œuvre de Dieu, à la fois anéanti dans son individualité et sublimé dans son sentiment d’humanité, la conscience de n’être qu’une particule spirituelle projetée dans l’immensité d’une œuvre parfaite en voie d’élaboration. Au front, il a le sentiment qu’une existence nouvelle s’empare de lui. Il devient quelqu’un d’autre. La transformation radicale de la perception de soi, l’inversion de la conscience de soi et du rapport au monde. Tel est le cœur de l’expérience mystique qui le traverse.
« L’homme du front agit en fonction de la nation tout entière, et de tout ce qui se cache derrière les nations. Son activité et sa passivité particulières sont directement utilisées au profit d’une entité supérieure à la sienne, en durée et en avenir. Il n’est plus que secondairement lui-même. Il est premièrement, parcelle de l’outil qui le fore, élément de la proue qui fend les vagues. Il l’est et il le sent. […] Une conscience irrésistible et pacifiante accompagne, en effet, dans son rôle nouveau et plein de risques, l’homme que son pays a voué au feu. Cet homme a l’évidence concrète qu’il ne vit plus pour soi – qu’il est délivré de soi –, qu’autre chose vit en lui et le domine. Je ne crains pas de dire que cette désindividuation spéciale qui fait atteindre le combattant à quelque essence plus haute que lui-même est le secret ultime de l’incomparable impression de liberté qu’il éprouve et qu’il n’oubliera jamais plus. » Il signa son témoignage « Pierre Teilhard de Chardin. Aux armées, avec les tirailleurs. »
1 Le texte intégral de La Nostalgie du front est accessible sur le site https://www.cairn.info/revue-etudes-2001-10-page-331.htm
2 Ballons d’observation allemands.