Le début du film est sans parole. Un homme, sourire aux lèvres, monte sur sa moto et fonce à toute allure jusqu’à l’accident. Séquence suivante : un hommage national à la cathédrale Saint-Paul de Londres. À la sortie de l’office religieux, des personnages officiels font des commentaires. Aux journalistes ils déclarent que le défunt était un héros dont l’action fut décisive dans la victoire au Moyen-Orient ; en aparté ils le reconnaissent comme un exhibitionniste sulfureux.
Le héros est d’une beauté fragile, presque féminine. Son regard est incroyablement clair. Un léger sourire marque sa bouche. L’uniforme qu’il porte est mal ajusté, ce qui lui donne un air gauche – il sera plus élégant ensuite. Ce jeune lieutenant s’appelle Lawrence. Dans un bureau de l’état-major de l’armée anglaise en Égypte, il s’amuse à agacer son chef en exagérant la maladresse de ses attitudes militaires. Mais cet officier atypique parle couramment plusieurs dialectes arabes et malgré les réserves exprimées par sa hiérarchie directe, le haut commandement britannique lui confie une mission de liaison auprès des Bédouins. Dès le départ le spectateur connaît le sujet du film : la naissance et la mort d’un héros moderne. La question qui retient son attention est : qu’est-ce qui donne à cette histoire la structure d’une tragédie ?
La quatrième séquence du film montre Lawrence faire un tour de passe-passe. Il reçoit un visiteur dans son bureau. Ce dernier porte à ses lèvres une cigarette et Lawrence, courtois, s’empresse de lui offrir du feu. Il frotte une allumette, porte la flamme à portée de son hôte puis, retroussant sa manche tel un prestidigitateur, laisse ostensiblement l’allumette se consumer et l’éteint entre deux doigts. Son visiteur tente de l’imiter et fait un bond de douleur en criant : « Mais ça brûle ! » Et le jeune homme aux yeux lumineux de répondre : « Bien sûr que ça brûle ! » ; « Quel est le truc alors ? » ; « Le truc, c’est de ne pas se préoccuper de la brûlure. »
Avec Lawrence d’Arabie, David Lean porte à l’écran Les Sept Piliers de la sagesse, le livre dans lequel Thomas Edward Lawrence fait le récit de sa campagne aux côtés des forces arabes coalisées (1916-1918). La scène de l’allumette est une invention du cinéaste. Placée en début de récit, elle donne la clef et du film et de son personnage principal. Le jeune homme effectue un « truc » à la manière d’un illusionniste : il manipule le feu, métaphore du désert autant que des brûlures intérieures, tout en escamotant sa douleur derrière un sourire crispé. Le message porté par ce film peut être ainsi résumé : quels que soient les illusions du combattant et l’éclat de son action, sa réalité se révèlera à un moment ou à un autre, triste et douloureuse.
Le personnage principal du film n’est pas Lawrence, mais le désert qui occupe tout l’écran. David Lean filme une étendue minérale brûlante écrasée de soleil, qui allonge les perspectives à l’infini et réduit l’homme à un simple point. Celui qui y entre se soumet au jugement de Dieu. La caravane où Lawrence a pris place entame la traversée du Néfoud. Elle défie la mort. Quatre jours et quatre nuits à progresser sans halte avant de parvenir à un point d’eau. Lawrence est encore un officier anglais, avec sa tenue militaire, au milieu des Bédouins. Il est mal à l’aise sur son dromadaire, englué sous le soleil. Après une dernière nuit harassante, il s’aperçoit avec la lumière du jour que Gassim, le serviteur qui l’accompagne, n’est plus là. Sa monture est toujours à côté de la sienne, mais la selle est vide. Le cavalier a dû perdre conscience et tomber durant la nuit. Lawrence veut faire demi-tour pour aller le chercher, mais les Bédouins expliquent que dans le désert chaque homme est dans la main de Dieu, « c’est le destin ; c’est écrit », et enjoignent Lawrence de ne pas courir à une mort certaine pour sauver un homme peut-être déjà mort. Lawrence, entêté, repart seul et après une journée d’épreuve supplémentaire ramène Gassim vivant au campement. Aux Bédouins qui accourent vers lui, il lance avec rage : « Rien n’est écrit. Rien ! »
Le chef bédouin reconnaît alors en Lawrence l’homme exceptionnel capable de changer le destin des siens et de les libérer du joug ottoman. Dans la nuit, il se saisit de son uniforme et le jette au feu. Le lendemain, il lui offre une tunique blanche, ample et légère. Lawrence n’est plus un officier anglais ; il est devenu le leader de la révolte arabe.
Auréolé de la grâce de son exploit, Lawrence ose l’impossible : il affronte le désert interdit, dit au roi qu’il est un grand roi, apaise les rivalités tribales, invente la guérilla contre les Turcs et finalement conduit les Arabes à la victoire. Un journaliste américain de passage découvre le héros britannique aux amples vêtements qui galvanise l’ardeur guerrière des Bédouins, promène son spectre blanc d’un bout à l’autre de la zone des combats avant de disparaître pour ne pas participer aux pillages. Le gratte-papier tient un scoop facile et Lawrence est célébré malgré lui dans les tabloïds new-yorkais. Mais à peine entre-t-il dans sa légende que le héros est déjà perdu. C’est la descente aux enfers…
Dans sa part d’ombre, l’homme est tourmenté. La nuit, ses cauchemars le hantent et l’obscurité défait l’épopée du jour. La bascule se fait en une séquence. Sous le soleil, dans un acte de bravoure insensé, Lawrence avait arraché son serviteur au désert, donc à la mort ; sous la lune, il est contraint d’exécuter de sa main un voleur qui se trouve être celui-là même qu’il avait sauvé. « C’est la loi du désert », disent les Bédouins. Dieu reprend ce que Lawrence avait eu l’insolence de lui enlever. Celui-ci a perdu son défi. Alors ce qui était écrit depuis le début reprend son cours. Le destin se renverse.
David Lean filme un Lawrence hagard au milieu des combats, devenu la proie hypnotique de ses fantômes. Les cadavres s’accumulent. Le regard du héros s’éteint. Ses gestes deviennent des automatismes. Ses blessures intérieures le figent et il ne voit plus où le conduisent obscurément ses pas. À Deraa, aux abords de la garnison turque, il se laisse arrêter. Il n’essaye ni de se défendre ni de s’échapper. Torturé, il ne baisse pas les yeux et soutient le regard concupiscent du bey de la garnison qui observe à distance la scène. Il est devenu une proie. Sa volonté va être brisée. On devine qu’il est offert au plaisir de celui qui commande son supplice. Quand il est relâché au petit matin, une seconde métamorphose s’est opérée. Brûlé dans sa chair, Lawrence n’est plus que l’ombre de son personnage. Les mortifications et les humiliations se répètent jusqu’à la fin de la guerre. Il reste ainsi sans réaction lorsqu’un officier australien le gifle publiquement, comme s’il attendait ce châtiment.
Lawrence d’Arabie n’est pas un film biographique. David Lean ne dévoile rien de la profondeur du personnage, de la préhistoire de sa légende et de ce qu’il est advenu après la guerre – les biographies qui lui ont été consacrées ont dévoilé la culpabilité qu’il ressentait de ses origines bâtardes, les châtiments corporels de son enfance, sa disgrâce physique et son homosexualité. De même, il ne montre rien des vingt années qui se sont écoulées entre la fin de la guerre et sa mort, vingt années au cours desquelles Lawrence a refusé sa promotion au grade de colonel, a changé de nom et s’est engagé comme deuxième classe dans la Royal Air Force puis dans l’armée de terre. Vingt années au plus bas de l’échelle hiérarchique, à vivre anonyme dans un casernement. Vingt années durant lesquelles, la nuit, il demande régulièrement à un camarade de chambrée de le fouetter selon un montage pervers, où il participe à des séances de flagellation organisées dans les bas-fonds de Londres. Il ne doit d’échapper au scandale qu’aux interventions répétées du ministre de l’Intérieur.
Lawrence d’Arabie n’est pas non plus un film historique. David Lean ne fait qu’ébaucher de la façon la plus vague la progression de la révolte arabe et la trahison de la promesse faite aux Saoudiens de leur donner leur autonomie. Ce n’est pas un film de dates et de lieux. Lawrence d’Arabie est une tragédie antique, celle d’un malheur annoncé où tout est écrit avant même que les scènes ne se jouent. Le film suit la métamorphose d’un homme dont il montre la mort dès la deuxième minute. Aucun suspense. Les dieux ont dit leur loi depuis longtemps, et tout héros est voué à la chute. L’épopée est son destin. Plus le héros s’éloigne de l’ordre auquel il tente d’échapper, plus il est prédictible qu’il va revenir à son point aveugle avec une accélération finale où il s’anéantit de son propre mouvement.
L’émotion que suscite le film vient des ressorts tragiques de cette destinée dont le désert est le théâtre. Rien de mieux que le cinéma pour nous en faire partager les mirages. Le spectateur observe Lawrence bousculer l’ordre militaire puis l’ordre du désert, aussi souple à passer d’une tenue d’officier britannique à celle de Bédouin. Les illusions s’emboîtent : le truc de l’allumette, le mirage du désert, les exploits du héros. Mais le désert est implacable et convoque chaque homme devant sa destinée. Les tourments se succèdent : la torture de la soif, les blessures des combats, les brisures de la nuit de Deraa. Lawrence n’échappe pas à son destin. Peter O’Toole porte ce rôle avec ses magnifiques yeux clairs. Issu du théâtre shakespearien, son parcours ressemble aux grands rôles qu’il a incarnés dans une carrière en dents de scie dont Lord Jim et Lawrence d’Arabie sont les moments lumineux. Cette année-là, l’oscar lui échappa.