Imaginez un cerveau plongé dans une cuve contenant un liquide biologique. Supposez qu’il puisse être maintenu oxygéné par ce liquide et qu’il soit possible de connecter ses terminaisons à un ordinateur. Si cet ordinateur envoie dans les terminaisons nerveuses de ce cerveau les mêmes stimulations que celles que vous recevez en ce moment, il pensera qu’il est « vous » en train de lire ce texte. Cette expérience de pensée, imaginée par le philosophe américain Hilary Putnam en 1981, illustre une question cruciale : notre cerveau a-t-il raison de croire ce qu’il croit ?
- Être conscient
En 1968, le psychiatre français Henri Ey a publié un ouvrage sur la conscience. Définir celle-ci est une gageure puisque cette instance psychique à la fois envahit et anime ce que nous percevons de l’activité de notre esprit. L’observer, c’est examiner un miroir qui renvoie une image sans montrer comment celle-ci est fabriquée. Ce que l’on perçoit n’est qu’une représentation.
La conscience rend accessible à l’esprit la perception du moment présent à laquelle se conjugue l’expérience d’être quelqu’un dans la progression de son histoire. Par cette activité, le souvenir du passé et l’entendement du présent permettent de se projeter dans l’avenir. Nous pouvons nous représenter dans la flèche du temps et dire « autrefois j’ai été, maintenant je suis et demain je serai ». Dans l’évolution du vivant, c’est un prodige. La conscience rend possible la réflexivité. C’est par cette propriété psychique que nous accédons à la formule « je pense donc je suis ».
Anatomiquement, cette capacité fabuleuse est permise par le développement du cerveau chez quelques mammifères, en particulier chez les primates humains. Mais cette propriété réflexive est éminemment subjective et soumise à l’erreur. Certains le disent vulgairement : « Tout ça n’est que du jus de cerveau. » Jean Cocteau le formulait d’une façon plus jolie : « Je suis le rêve d’un rêveur si profondément endormi qu’il ne sait même pas qu’il me rêve. »
La réalité est ce que chacun construit dans son esprit. « La réalité ne se donne pas, elle se prend », disait Henri Ey. Il existe donc autant de réalités que d’individus. Comme une chenille fabrique son cocon, chacun utilise son appareil psychique pour tisser sa représentation de la réalité. Le fait de vivre en société nous invite à partager le plus possible ces représentations. Plus il y a d’éléments compatibles entre nos différentes représentations de la réalité, plus la communauté est soudée.
- Une réalité fabriquée avec les mêmes contenus que les rêves
Le 7 septembre 1970, en clôture du congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française qui se déroulait à Milan, Henri Ey fit une conférence sur le théâtre intitulée « Pirandello, les personnages et la réalité ». Il commença par cette déclaration : « La création de la pensée perpétue la création du monde. » Cette phrase est d’une efficacité remarquable. Elle dit tout. On comprend qu’à partir du moment où nous disposons d’une conscience, nous sommes trois choses à la fois : le personnage en même temps que l’acteur et l’auteur de notre vie. Ce sont les propriétés de notre conscience qui nous permettent de conjuguer ces trois rôles. C’est par le jeu de la conscience que nous donnons à notre personne la liberté d’être et de devenir ce que nous projetons dans le futur.
On peut imaginer la conscience comme une interface. Elle est animée en dessous par les émotions et les contenus imaginaires, et au-dessus par les perceptions du monde et les représentations que nous en construisons. Être conscient, résumait Henri Ey, c’est disposer d’un modèle personnel de son monde. C’est dire « je pense », « je sens », pour réaliser que l’on est vivant et animé d’un projet d’existence redéfini de jour en jour. Mais la conscience est dans une impasse majeure quand on lui demande de distinguer le réel du virtuel.
- Le fromage qui mordait
Voici une histoire qui illustre les processus par lesquels notre esprit se saisit d’un événement et l’intègre dans la réalité. Un enfant de quatre ans est assis sur sa chaise haute et achève son repas avec un petit morceau de fromage qu’il tient à la main. Tout est tranquille. Soudain un hurlement. Les parents accourent et voient l’enfant rouge d’émotion. « Que s’est-il passé ? » demandent-ils. « Il m’a mordu ! » crie l’enfant en désignant de la main le morceau de fromage qui gît désormais par terre.
Cette histoire banale donne à voir les mécanismes du fonctionnement psychique. Elle montre que la réalité n’est rien d’autre qu’un point de vue. Dans l’esprit de l’enfant, il y a la conjonction d’une perception et d’une observation : il a conscience de la présence du morceau de fromage dans sa bouche et il perçoit une douleur au même endroit ; il invente alors une association entre ces deux éléments. D’une relation de corrélation – il a ressenti une morsure alors que le fromage était dans sa bouche –, il établit une relation de cause à effet – le petit bout de fromage l’a mordu. Voilà la réalité telle que ce petit garçon l’a construite avec les outils de son esprit en développement. Sauf une capacité critique à raisonner, à douter de sa pensée, à la confronter à celle des autres, il n’a pas la possibilité de corriger son erreur.
- Ce qui est virtuel appartient à l’univers du réel
Cette histoire montre que ce qui est imaginé intègre la réalité et y prend place. On peut utiliser la formule attribuée à Edgar Faure : « Une idée fausse est un fait vrai. » Lorsqu’un événement virtuel entre dans la réalité, il s’y installe. C’est d’autant plus facile que les catégories du virtuel et du réel sont nourries de la même substance. La seule chose qui les différencie est le qualificatif que nous leur attribuons. C’est un jugement. Il ne peut pas y avoir d’objectivité absolue.
On peut aussi faire remarquer que la réalité n’existe pas en tant qu’entité indépendante de l’esprit. C’est un piège logique. On peut dire d’une chose à laquelle on pense qu’elle existe ; elle existe puisqu’on y pense. Ce qui n’existe pas dans nos pensées n’a pas d’existence. Le réel n’a d’existence que s’il existe une pensée pour lui donner sa consistance. Ainsi les objets virtuels appartiennent-ils à la réalité à partir du moment où nous prenons conscience de leur « existence ».
- Le paradoxe du faussaire
Pour illustrer ces flottements incessants entre le réel et le virtuel, on peut s’inspirer du paradoxe du faussaire que voici. Un peintre de talent crée des œuvres personnelles qui ne se vendent pas, or son art lui permet de reproduire à la perfection des tableaux de maîtres : mêmes dimensions, mêmes motifs, même palette, même technique… tout est identique. S’il y pose sa signature, c’est une copie ; c’est légal, mais il vendra sa toile au tarif des copies. S’il imite la signature du maître, il réalise un faux ; c’est illégal, mais il peut faire fortune. Ce qui se passe ensuite est de l’ordre de la prestidigitation : le faux tableau est devenu une vraie toile de maître.
Lors de son procès, en 2010, Guy Ribes, le plus grand faussaire français connu du xxe siècle, se plut à rappeler ce paradoxe : si le faux est bon on ne le retrouve jamais ; il disparaît parce qu’il est devenu vrai et qu’il a trouvé une place comme œuvre originale dans un musée ou dans une collection privée ; on ne reconnaît un faux que s’il est de mauvaise facture. Thomas Hoving, qui fut le directeur du Metropolitan Museum de New York, déclara lorsqu’il présenta son ouvrage sur les supercheries dans l’art1 que 40 % des objets exposés dans son musée étaient des faux. Si on suit ce paradoxe, un objet virtuel bien fabriqué disparaît aussitôt pour se fondre dans la réalité… D’où l’inquiétude qui devrait nous saisir : quelle est la part du virtuel dans notre champ de conscience ? Qu’est-ce que mon cerveau me pousse à penser et que je ne devrais pas croire ?
- Babar le poney
Ce constat est d’autant plus préoccupant qu’il existe chez l’homme une tendance à préférer un virtuel bien ficelé aux évidences de la réalité. C’est ce que j’ai nommé l’« effet fauvette »2 que l’on peut définir comme la tolérance, l’obéissance à suivre une opinion erronée alors que les indices d’erreur sont à portée de regard.
Un exemple. En mars 2018, le site LeJournalNews.com publie une information qui se répand rapidement sur Internet. Son titre attire l’attention : « Le poney Babar, oublié au salon de l’agriculture, sera confié au gérant d’une boucherie chevaline si son propriétaire ne se manifeste pas. » Il est flanqué d’une photo montrant un animal qui ressemble à une grosse peluche, une bête au pelage roux attachée à une grille, immobile, la tête baissée, attendant que quelqu’un vienne s’occuper d’elle. Sous la photo, un texte complète le titre, expliquant que le compte à rebours est lancé, que la menace est imminente, que l’animal abandonné va prochainement être abattu. L’article ajoute deux précisions apportées par un organisateur du salon : « Il s’appelle Babar, c’est marqué sur son collier. »
Or Babar est un nom connu de tous, petits et grands. Il évoque un doux bébé éléphant dont le papa et la maman ont été tués, que de méchants chasseurs poursuivent et qui attend qu’une bonne âme vienne le sauver. L’histoire du malheureux poney réveille des émotions de l’enfance. Sur le site, les réactions scandalisées s’accumulent : « Ne le laissez pas finir en steak, ça me révolte ! », « C’est abject et tous ces éleveurs et bouchers me font vomir !!! », « Pauvre petit poney, c’est juste immonde ! », « Après on nous dira que les éleveurs aiment leurs animaux. Ce ne sont que des billets sur pattes et rien d’autre ! », « Honte à vous, vous êtes à gerber »…
- L’aveuglement et l’amplification émotionnelle
Au milieu de ces commentaires indignés, des messages signalent que LeJournalNews est un journal parodique et que l’information est probablement un canular. Mais l’effet fauvette est déjà installé et se prolonge malgré les avertissements. Les internautes indignés ne redescendent pas de leur perchoir émotionnel. L’éventualité d’une tromperie n’arrête pas la surenchère de réactions révoltées. En quelques jours, on compte plus de deux mille trois cents partages sur Facebook, cinq cent soixante réactions d’indignation signalées par émoticônes et près de trois cent cinquante commentaires. Tout s’est passé comme si les internautes s’étaient obstinés à vouloir que ce canular fût vrai, avaient choisi de se laisser fasciner par le chatoiement du faux plutôt que de convenir de l’insipide réalité du vrai. Pourtant, il était facile avec un moteur de recherche de tracer la photo de l’animal. Un site d’analyse de l’information du journal Le Monde, Les Décodeurs, a dévoilé qu’il s’agissait d’un âne photographié par sa propriétaire lors d’une parade aux États-Unis, dont la photo avait été postée sur les réseaux sociaux.
L’histoire était bidonnée, mais, quoique rapidement déclarée comme fausse, les réactions d’indignation étaient vraies et ne cessèrent pas. C’est l’atout des habiles fabricants du virtuel : ce qu’ils montrent est faux, mais les réactions qu’ils produisent sont réelles et interagissent avec la réalité.
- Les clés pour un peu de lucidité
L’espace numérique est un lieu qui foisonne de contenus virtuels. C’est un espace en expansion constante. Notre fragile conscience peut à tout moment nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Quelles solutions s’offrent alors à nous ?
- -Tout d’abord, une inépuisable curiosité à observer et à comparer les sources d’information. Internet met à notre disposition des outils pour vérifier un texte ou une image. Des sites comme Les Décodeurs ou Arrêt sur images sont pédagogiques : leurs journalistes montrent les méthodes et les moyens à notre disposition pour analyser et vérifier une information. C’est à la portée de toute personne qui veut bien s’en donner la peine. Le piège est de se laisser enfermer dans des réseaux sociaux qui moulinent les mêmes informations et fabriquent des rengaines à mensonges.
- -Une posture d’humilité, c’est-à-dire accepter l’idée que nous pouvons facilement nous tromper et être trompés. Une prévention possible est dans la mémoire de notre passé. Ce que l’on appelle le devoir de mémoire. L’histoire du monde est une constante série d’erreurs dont certaines ont été très douloureuses.
- -La saine pratique du doute. Le cogito de l’internaute pourrait être : « Je doute donc je suis. » Pas le doute systématique et obtus du complotiste, mais le doute constructif de celui qui n’est pas embarrassé de préjugés, le doute de celui qui reste sur le principe de la discussion ouverte, le doute de celui qui accepte le débat et écoute les arguments de chacun.
La liberté de conscience n’est pas celle de croire, mais celle de douter.
1 T. Hoving, False Impressions. The Hunt for Big-Time Art Fake, Paperback, 1997.
2 P. Clervoy, Vérité ou mensonge, Paris, Odile Jacob, 2021. La fauvette est l’oiseau qui, malgré d’importantes différences morphologiques, s’obstine à nourrir l’oisillon de coucou qui a pris la place de ses œufs dans son nid.