N°23 | En revenir ?

Patrick Clervoy

Éditorial

« Mission terminée. Je rentre ! » Mais est-on jamais bien préparé à revenir ? Cela semble naturel ; la suite logique des événements. Eh bien non ! Le paradoxe est là. Revenir d’une mission est beaucoup plus compliqué qu’on a pu longtemps l’imaginer. Les témoignages et les réflexions de ce numéro d’Inflexions en rendent compte.

Comme l’indique Haïm Korsia, le temps du retour est toujours à replacer dans la dynamique d’un nouveau départ. Et pour préparer celui-ci, ainsi que l’enseigne la tradition juive de la Haggadah – mot hébreu qui signifie la narration du retour –, il faut en construire le récit. Les récits existent. Dans la tradition antique tout d’abord. Frédéric Paul les décrypte dans le détail de chaque épisode de l’Odyssée. Il montre que les épreuves traversées par Ulysse sont les métaphores des diverses difficultés rencontrées par le vétéran à son retour parmi les siens : après la chute de Troie racontée dans l’Iliade, Ulysse met dix ans pour retrouver sa juste place dans son couple, dans sa famille et dans sa maisonnée ! Il y a trois mille ans déjà, Homère savait donc combien pouvait être difficile ce retour, à la fois épreuve pour le soldat et perturbation pour ses proches.

Beaucoup de récits classiques font une analogie entre revenir de la guerre et revenir du pays des morts. Ulysse visita le devin Tirésias. Énée descendit aux Enfers pour visiter son père. France Marie Frémeaux compare les textes. Elle s’appuie sur le personnage d’Orphée pour décliner ce processus de retour chez des artistes anciens combattants de la Première Guerre mondiale, processus qu’elle analyse à travers les œuvres littéraires ou picturales qu’ils créèrent ensuite.

La guerre peut produire de l’exaltation comme elle peut entraîner une flétrissure. C’est particulièrement le cas après la captivité ou la déportation. Comment revenir alors ? Il y a ceux qui voudraient tourner la page, mais qui ne peuvent jamais totalement oublier ce que furent ces années d’épreuves. Ce sont souvent leurs enfants qui font le travail de mémoire après leur mort. Mireille Flageul a ainsi redonné vie aux carnets de captivité de son père. On sera étonné de la hauteur morale de ces prisonniers militaires réfractaires, étonné de constater leur si grande discrétion après la guerre, alors qu’ils ont été des artisans infatigables de la reconstruction de l’Allemagne et du rapprochement entre les peuples. Pupille de la nation, élève à l’école préparatoire pour entrer à Saint-Cyr, André Rogerie a, quant à lui, été déporté à vingt et un ans et a passé dix-huit mois de sa jeunesse dans l’enfer de la déportation et de la mort. Dora, Maïdanek, Auschwitz… Il en est revenu avec des convictions fortes : l’amitié, la solidarité et la foi, des convictions qu’il a partagées dans un livre-témoignage dont il nous offre un résumé qui laisse le lecteur en apnée devant à la fois tant de dureté et tant d’espérance.

L’aide au retour prend forme depuis quelques années. Yann Andruétan raconte que, depuis la nuit des temps, on a évité de transporter trop vite le militaire du champ de bataille à ses foyers. Lorsque les machines n’existaient pas, le temps de la marche à pied constituait la transition idéale. La métamorphose se faisait littéralement pas à pas. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce fut le bateau. La transformation s’accomplissait alors au fil de l’eau. Ce n’était pas vraiment « la croisière s’amuse », mais cela s’en approchait. C’était un temps de fête qui facilitait le retour. Mais lorsqu’après la guerre du Vietnam les gis sont rentrés en à peine quelques heures d’avion, les séquelles psychiques furent importantes et ce fut l’émergence des Post-Traumatic Stress Disorders (ptsd). Manifestement, il ne faut pas hâter ce temps du retour. Ainsi, Virginie Vautier est-elle revenue d’Afghanistan en passant par le sas de Chypre, une luxueuse escale mise en place par l’armée de terre depuis quelques années et qui est aussi un temps précis de prise en charge psychologique. Elle nous explique pourquoi et comment fonctionne ce moment de transition. Car cette transition est un processus complexe que détaille Michel Delage, à la fois dans ce qui est transformé chez celui qui est parti et ce qui est transformé, en miroir, chez ceux qui sont restés. Il nous montre que le temps du retour du vétéran dans sa famille est un temps de réaccordage bien plus complexe qu’on ne l’imagine souvent.

Il y a ceux qui reviennent blessés. Le témoignage de Patricia Allémonière met en lumière les parallèles entre le reporter de guerre et le combattant. C’était en Afghanistan, pour le dixième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, l’événement clé, le point de départ des enchaînements qui ont conduit ces militaires à combattre là-bas. Elle fut blessée lors d’un reportage en Kapisa auprès des parachutistes du 1er RCP. Elle était là-bas pour la même cause que tous les soldats qui y ont été blessés ou tués, même si ce n’était pas avec les mêmes actions. Elle puisa immédiatement dans sa détermination la force pour faire face : « En continuant mon travail, je donne un sens à mes blessures, elles deviennent acceptables. » Un soldat n’aurait pas parlé autrement. Ce jour-là, son mental était en fusion avec ceux du groupe qu’elle accompagnait. Elle nous livre un beau témoignage de courage et d’humilité.

On est sensible à ce même courage et à cette même solidarité dans les mots du blessé qui émerge du coma consécutif à sa blessure, qui se réveille à l’hôpital d’instruction des armées Percy et dont la première préoccupation est de demander des nouvelles de ses camarades de combat. Ce sont ces mots que retient Francis Chanson, qui raconte comment, en Kapisa, à la tête de ses hommes, il veillait attentivement à « la force du collectif » avant, pendant et après la mission, avec le choix toujours difficile à faire de garder le blessé avec son groupe ou de l’en éloigner ; décision qu’il devait finalement assumer seul.

Franck de Montleau et Éric Lapeyre nous expliquent le dispositif qu’ils ont eu l’initiative de créer afin de prendre en charge aussi efficacement que possible ces blessés évacués du théâtre d’opérations et accueillis à l’hôpital Percy. Un dispositif qui allie étroitement l’approche physique et le soutien psychologique, avec la seule perspective de rendre au soldat le maximum de son autonomie perdue. Un exemple de la synergie des techniques et de l’alliance des compétences qui se fondent sur l’amitié et l’esprit de camaraderie. Le lecteur est accroché par leur texte à la fois sensible et délicat, qui restitue le quotidien de ces blessés, un quotidien qui se partage entre les interventions chirurgicales qui transforment leurs corps, les appareillages mécaniques qui leur rendent les mouvements perdus et l’accompagnement psychologique. Arrachés au champ de bataille, ces blessés restent ensemble, font corps, dans cet hôpital qui a fait de leur accueil une véritable culture d’établissement.

Et puis il y a les blessures invisibles que l’on n’a pas toujours bien comprises. François Cochet retrace le parcours de ces troubles que, faute de les comprendre, les chirurgiens de l’armée napoléonienne attribuaient au « vent du boulet ». Et John Christopher Barry s’interroge sur la « folie furieuse du soldat américain » depuis la guerre du Vietnam.

L’armée est aujourd’hui particulièrement attentive à ces sujets. Michel de Castelbajac observe ces blessures invisibles à travers les « marsouins » de la compagnie qu’il a eue sous ses ordres en Afghanistan. Il donne ses clés pour agir : l’écoute, la reconnaissance et l’obéissance. Trois temps précis qu’il décline en termes de commandement. Il évoque aussi quelque chose de plus général, mais rarement aussi bien décrit : ce sentiment ambigu du militaire qui revient de mission, cette « tristesse paradoxale » lorsque celle-ci s’achève et que doit commencer la transformation du retour.

Enfin, il y a aussi ceux qui ne reviendront pas. C’est la problématique du retour analysée à l’échelon du groupe qui doit se maintenir malgré le vide laissé par les morts. François-Yves Le Roux aborde la question du retour à ce niveau collectif. Comment une unité rentre-t-elle lorsqu’elle a perdu des hommes au combat ? Le maître mot, c’est l’entraide, insiste-t-il. La cohésion perdure au-delà des épreuves par l’engagement du groupe à « épauler sur tous les plans les familles endeuillées ». Il nous décrit une communauté régimentaire élargie à ces familles. Il souligne aussi que, pour une unité, le temps du retour peut être aussi long que le temps nécessaire à ses blessés pour retrouver une place parmi leurs frères d’armes. Avec lui, on comprend qu’à l’échelle d’un régiment, rentrer est un temps fondateur qui prépare l’avenir… C’est-à-dire le prochain départ.

Revenir, c’est aussi la dynamique de la transformation de l’expérience traversée. C’est l’épreuve du « dire et montrer ». Que peut dire de son histoire un soldat lorsque, essayant de formuler en quelques mots le récit de ce qu’il a vécu, se détournent les têtes de ceux avec qui il voudrait partager son expérience ? Au premier repas qu’il prit avec des personnes qui n’avaient pas connu la guerre, Homère raconte qu’Ulysse s’est effondré en larmes. André Thiéblemont a un terme pour décrire ce moment : « La parole en berne. » Il trouve et montre dans les différents conflits du xxe siècle les marques de cette parole refoulée, paralysée ou censurée. Or, comme l’indique Damien Le Guay, cette parole est essentielle pour cicatriser les blessures invisibles. Il parle du nécessaire et fragile travail de mémoire qui rend possible, certes une réconciliation avec les autres, mais avant tout une réconciliation avec soi-même. On pense à la notion de résipiscence : la capacité à pouvoir dire le mal pour l’évacuer.

Xavier Boniface et Hervé Pierre, eux, analysent les enjeux des décorations. Les militaires ont, pour les médailles, les plus grandes ambivalences de sentiments. Ce sont de petits objets métalliques, aux rubans et aux émaux colorés, dont le pouvoir tout entier vient de l’honneur accordé à celui qui les reçoit. Ce sont donc des objets sur lesquels se concentrent toutes les ambiguïtés du milieu militaire. La portée raisonnée de la décoration est la mémoire qu’elle indique : elle montre que l’institution reconnaît, sans rien en dire de précis, qu’à tel moment et à tel endroit le soldat a eu un comportement exemplaire. Mais les auteurs soulignent que cet objet a aussi une face cachée, l’envers de la médaille : un jeu de représentation d’où ne sont pas exclues les usurpations et les manipulations. Voilà pourquoi le militaire qui revient de sa mission peut parfois, aussi, éprouver un amer sentiment de non-reconnaissance, voire d’injustice.

Finalement, entre hier et aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé ? A-t-on « victimisé » les soldats à trop parler de leurs vacillements au retour de leurs missions ? Sont-ils fragilisés à trop parler de leurs blessures invisibles ? Nous sommes entrés dans une culture de la résilience, ce que montre Monique Castillo qui précise que celle-ci est une attitude active, une « auto mobilisation » qui s’appuie sur les ressources collectives, sur les dynamiques de groupe. Pour elle, revenir est un processus par lequel un militaire va reconstruire sa « capabilité » à repartir.

La contribution de clôture de ce numéro thématique est celle du général Elrick Irastorza à partir de sa réflexion élaborée lors du colloque « Faire face aux blessures invisibles » qui s’est tenu en octobre 2012 à l’Hôtel national des Invalides à l’initiative du Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan et de la revue Inflexions. Il explique que nous sommes passés de la conception du soldat qui « encaissait » passivement la violence mentale des combats à celle d’un accompagnement par les cadres de contact avec, si nécessaire, l’aide des médecins. Il évoque son expérience personnelle et celles de ses hommes après les massacres de Tuk-Meas, au Cambodge, et après le génocide rwandais. Il parle aussi de son fils qui lui renvoie la réalité : « Ça fait un an que l’on ne te demande rien ! » Comme dans l’Odyssée, lorsque Télémaque ne reconnaît pas son père et que celui-ci, enfin revenu dans ses foyers, reste un inconnu contraint à reconstruire sa place chez lui. Cette anecdote à elle seule est indicative du décalage auquel est confronté le militaire de retour après une longue absence.

Voilà donc ce numéro dans la complexité de son sujet et dans la richesse des témoignages apportés. Alors, au lecteur de la revue Inflexions qui a en main cet opus consacré au retour, nous avons envie de dire : « Lisez ça ! Lisez ça ! Vous ne le lirez nulle part ailleurs. »