« La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas »
Charles Baudelaire (Petits Poèmes en prose)
Février 2015, une mise en scène soignée : dos à la mer, masqués et bien alignés dans leurs uniformes noirs, vingt et un combattants de l’État islamique en Irak et au Levant décapitent autant d’Égyptiens coptes vêtus d’une combinaison orange, les mains liées, à genoux devant eux. La vidéo est mise en ligne sur Internet ; toutes les brutalités qui ont précédé ont été effacées ; ne reste que l’exécution dans sa crudité. Les réactions d’horreur sont immédiates. C’était l’effet voulu. Ces images sont faites pour ça : être diffusées et choquer. Que nous ont-elles montré ? Quelque chose qui est au-delà de la détermination des bourreaux et de leur guerre à la culture occidentale. Quelque chose d’insupportable à voir. Quelque chose que l’on sait exister et qu’il nous est très pénible de constater : le théâtre abominable de la violence et de la cruauté.
On dit ne voir cela que des foules dégénérées. Or ce n’est pas la réalité, aussi dur à admettre que cela puisse être. Si on porte un regard lucide sur les grands événements historiques, on peut reconnaître un peu partout cette violence et cette cruauté. C’est quelque chose que notre civilisation tend à effacer de notre conscience morale : cette violence et cette cruauté sont présentes en l’homme, même le plus doux, le plus éduqué et le plus religieux. Il n’est pas une culture, pas une époque où nous ne puissions faire ce constat.
- Partout, à toutes les époques, les foules ont crié « À mort ! »
- Regardons en France
1572, Paris, dimanche 24 août. C’est une belle et chaude nuit d’été. La cloche du Palais de justice donne le signal de l’action. Paris s’arme sans bruit et dans le calme. Le massacre commence au sein du palais royal. Les archers traquent de chambre en chambre les huguenots hôtes du roi ainsi que leurs domestiques. Les galeries s’emplissent des cadavres et du sang des hommes égorgés. Certains sont tués dans l’instant, les autres sont poussés vers la cour où les troupes sont massées. Aussitôt qu’ils en franchissent le seuil, ils sont lardés de coups de pique. Le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois sonne le ralliement. Le peuple de la rue se joint aux massacreurs qui poursuivent les fuyards au-delà du palais. De toutes parts montent les clameurs : « Aux armes ! Tuez ! Tuez1 ! » Bossuet évalue le nombre de morts à six mille et à vingt mille en province.
1895, Paris, samedi 5 janvier. Dans la cour de l’École militaire, une scène étrange : « L’exécuteur, un véritable géant, […] l’adjudant de la garde, terrible par sa taille et magnifique de tenue, le dépouillait, si vite et si lentement, de ses boutons, de ses galons, de ses épaulettes, de ses bandes rouges ; le tiraillait, le dépiautait, l’endeuillait. Le plus terrible fut quand, sur le genou, il brisa le sabre. Après quelques secondes, et quand il demeura déshonoré et désarmé, les poussées instinctives de la foule réclamèrent avec plus de fureur qu’on tuât ce bonhomme doré devenu un bonhomme noir ! [Plus tard] La foule, sur les grilles, sur les toits, réclame toujours sa mort2. »
1944, journal de route d’un maquisard : « 26 juillet : torture d’un milicien capturé. Vingt-neuf ans. Trois mois de mariage. Scier le bois en plein soleil avec tous les pulls et vestes. À boire de l’eau chaude salée. Coupé les oreilles. Truffé de coups de poing et de baïonnette. Lynché avec des cailloux. Creuser sa tombe. Couché dedans vivant. Achevé à coups de pioche dans le ventre. Deux jours pour crever. 31 juillet : capture de deux femmes. 1er août : rien, toujours au repos. 2 août : capture de X… chef milicien. 3 août : mort d’une des femmes et torture du milicien. Mort3. »
1945, Paris clandestin, mercredi 15 mars : « Le devoir est clair, il faut tuer. Tuer l’Allemand pour purifier notre territoire, le tuer pour être libre, parce qu’il tue les nôtres. Tuer les traîtres, tuer celui qui a dénoncé, celui qui a aidé l’ennemi. Tuer le policier qui a contribué d’une manière quelconque à l’arrestation de patriotes. Tous les miliciens, les exterminer, parce qu’ils ont choisi délibérément de livrer des Français, parce qu’ils se sont rués vers la trahison. Les abattre comme des chiens enragés au coin des rues. Les pendre aux réverbères comme les Dauphinois en ont donné l’exemple à Grenoble. Les détruire comme on détruit la vermine. Tuer sans passion et sans haine, ne jamais s’abaisser à torturer, à faire souffrir. Tuer sans pitié ni remords parce que c’est un devoir, un douloureux devoir : le devoir de justice4. » L’épuration fit cinquante mille morts en quelques mois.
- Regardons sur les théâtres d’opérations de l’armée française
1994, Kigali (Rwanda), 7 avril. En vingt-quatre heures seulement, le système génocidaire est mis en œuvre. Il débute par l’élimination des modérés ou des opposants. Au matin, le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, est assassinée dans sa résidence. Les dix militaires belges chargés de la protéger sont arrêtés, emmenés dans un camp militaire puis roués de coups et assassinés. Toute la capitale est quadrillée, des barrages installés à chaque carrefour. Les milices filtrent ceux qui passent ou essaient de fuir. Les Tutsis sont systématiquement abattus, quels que soient leur âge et leur sexe. Le génocide fit huit cent mille morts en six mois.
2014, Bangui (République Centrafricaine), opération Sangaris. En plein centre-ville, dans l’excitation et la confusion, des hommes, des femmes et des enfants convergent vers un individu qui disparaît derrière ceux qui sont en train de le lyncher. Puis, soudain, la foule s’apaise. C’est fini. Un militaire de l’onu arrivé sur place s’enquiert de ce qu’il vient de se passer. Un passant explique : « On a réglé son compte à un musulman. » Et à la question « Êtes-vous sûr que c’était un musulman ? », il répond : « Ce n’est pas important, il avait une tête de musulman5. »
- L’effet Lucifer
Quels sont les ressorts psychologiques de cette violence collective, de cette unanimité à tuer ? L’homme tue comme n’importe quel autre animal. Mais il peut le faire avec un acharnement et une cruauté qui n’a pas d’autre exemple dans le monde du vivant. Pourquoi ? La réponse réside dans la dualité de sa nature. Primate humain, Homo Sapiens est animal. Il est dans sa nature biologique de tuer. Mais cet animal a un destin particulier : il n’utilise plus ses membres antérieurs pour se déplacer. La station debout a libéré ses mains qu’il utilise pour fabriquer des outils. Or les premiers outils ont été des instruments destinés à la chasse. Et chez l’homme, la chasse du gibier humain s’appelle « la guerre ». Par son habileté manuelle et son intelligence à fabriquer des armes, Homo Sapiens est un champion de la guerre.
Parallèlement, son cerveau s’est agrandi. Le lobe frontal, dédié aux aptitudes psychologiques et sociales, s’est développé vers l’avant. L’homme est un animal social ; il ne vit qu’en groupe. Pour cela, il a dû intégrer des règles élémentaires, dont la répression du meurtre. Ainsi, l’interdiction de tuer est-elle un commandement universel que l’on retrouve dès les plus anciennes écritures. Donc, en même temps que l’homme a développé des capacités exceptionnelles pour tuer, une disposition naturelle lui commande de ne pas le faire. Existe en lui une inhibition à tuer.
- Un phénomène d’emballement meurtrier
Lorsque les événements le poussent à tuer, l’homme résiste d’abord. Puis, amené à un point de rupture, il perd tout contrôle. Son psychisme change de mode. Sa faculté de jugement disparaît : nous avons désigné ce phénomène sous le terme de « décrochage du sens moral »6. La compassion n’existe plus. L’individu est tout entier dans le meurtre, les viols, les pillages et la destruction.
- Les événements qui poussent l’homme à la violence
Les facteurs poussant l’homme à la violence sont multiples. Pris au milieu d’un groupe, il se révèle être un animal grégaire. Il reproduit le comportement des autres. Imitant un geste qui tue, il tue à son tour. Il est soumis à ses émotions dont plusieurs peuvent faire de lui un animal cruel : la peur, la haine, la colère. Paradoxalement, la joie et le soulagement peuvent aussi déclencher des fureurs : dans les fêtes qui suivent une victoire ou une libération, au cours de grands événements sportifs, lors de certaines cérémonies traditionnelles, les témoignages montrent que la cruauté peut surgir, aveugle et sans limites.
L’émotion peut plonger un homme dans un état de fascination qui éteint sa capacité à voir la souffrance qu’il inflige. Passé un stade de violence, les appels et les cris ne l’arrêtent plus ; ces signaux ont un effet inverse. Face à la cruauté, les foules agissent comme si elles étaient hypnotisées par ce qu’elles voient et entendent. Le phénomène est amplifié. Les cris « À mort ! » lancés par quelques uns entraînent les autres à le crier aussi. Ce sont les foules qui lynchent et pillent sans discernement.
La ferveur ou la passion peuvent elles aussi produire un décrochage du sens moral, comme dans certains engouements idéologiques et politiques. Le xxe siècle, avec le nazisme et le communisme, en a apporté les sinistres démonstrations.
Enfin, il y a l’idéal de la civilisation qui fait que l’homme en société se regarde toujours avec la satisfaction de penser qu’il est plus évolué que les autres. Il se trompe, car il existe un point commun à toutes ces situations : l’aveuglement. C’est l’incapacité pour un homme à percevoir sur le moment la cruauté et le malheur qu’il produit. Il y a un lien entre cette incapacité à percevoir la cruauté dans son groupe et l’indignation qu’il éprouve lorsqu’il la constate chez son ennemi.
Ce sont des gens ordinaires. Les circonstances d’une crise les réunissent. Ils sont maintenant militaires, miliciens, gardiens improvisés, secouristes de fortune ; parfois seulement des passants dans la rue. Ils font face à l’horreur. Puis à un moment précis, ce qu’ils ont à faire dépasse leurs attributions, leurs capacités ou leurs moyens. Alors, la nuit tombe sur eux. Ils « pètent les plombs », comme ils le diront plus tard. En petits groupes, excités, incapables de se contrôler, ils commettent les pires atrocités : destructions, viols, tortures, exécutions de masse… Après coup, ils ressentent un grand sentiment de culpabilité. Parfois quelques-unes de ces histoires sortent dans les médias et le monde est horrifié de voir ce que certains individus ont pu commettre. Ils sont abandonnés à leur honte et à la loi du silence.
- Une violence dont nous pouvons être les acteurs aveugles
L’effet Lucifer explique comment une personne qui d’ordinaire rejette la violence et la cruauté se trouve poussée malgré elle, sans que sa volonté ne puisse s’y opposer, à commettre le pire.
Notre conscience morale met en place des freins pour nous interdire la violence, mais il est important de comprendre que ces freins peuvent lâcher, que ce qui devrait arrêter chacun d’entre nous, notre sens de la compassion, notre « bonne conscience » et nos valeurs morales, peut s’évanouir d’un coup et nous laisser comme des robots libres de commettre le pire du comportement humain.
Il est important d’enseigner cela dans les centres de formation. D’expliquer qu’il existe des phénomènes psychiques qui amplifient le décrochage du sens moral. Que parfois, à l’inverse de ce qui devrait se produire dans une société aussi organisée que l’armée, aussi bien formés et entraînés que fussent ses groupes et ceux qui les commandent, au lieu de réguler les dérapages éthiques, de contenir les emportements des individus, le groupe peut être happé par ces phénomènes de violence et à son tour les amplifier.
Dans l’article d’Inflexions précité, des facteurs favorisant ces phénomènes avaient été indiqués : le fonctionnement archaïque du groupe, l’anomie du milieu, l’impunité des combattants, l’anonymat, la déshumanisation de la victime, la justification des représailles… Mais, bien souvent, ces facteurs ne sont repérés qu’après coup.
Peut-on prévenir ces phénomènes ? Il nous faut espérer que cela soit possible. L’une des clés est d’admettre en permanence un observateur étranger, immergé dans le groupe de combat, qui ait la capacité de voir et d’enregistrer les opérations. Il est probable – il faudrait des études pour l’évaluer objectivement – que des militaires opérant dans un contexte multinational soient moins exposés à ces dérapages. Le risque de décrochage du sens moral n’est pas aboli pour autant, mais lorsque des contingents de nationalités différentes s’observent, sont en compétition, s’espionnent même parfois, ce risque paraît être plus réduit. Le caractère multinational d’une force en opération est décrié pour être un frein au plan de l’efficacité immédiate des opérations, mais ce qui est perdu en termes de réactivité peut être gagné en termes de prévention du décrochage du sens moral. Dans un groupe qui rassemble des personnes issues de cultures et de langues différentes, l’hétérogénéité morale des militaires qui le composent est susceptible de freiner ces phénomènes d’entraînement au meurtre et à la cruauté. Y aurait-il eu au Niger la longue série de crimes de la mission Voulet-Chanoine si des observateurs étrangers avaient pu immédiatement en rendre compte ? Y aurait-il eu au Vietnam le massacre de My Lai si un cadre non américain avait accompagné le lieutenant Calley ? Y aurait-il eu la mort de Firmin Mahé si un observateur de l’onu, non français, avait été présent dans le véhicule ? Les réponses à ces questions relèvent de l’uchronie, mais il serait rassurant de pouvoir le démontrer.
1 Philippe Erlanger, 24 août 1572. Le Massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, Gallimard, « Trente Journées qui ont fait la France », 1960.
2 Maurice Barrès, « Récit de la dégradation du capitaine Dreyfus », Scènes et doctrines du nationalisme, 1902.
3 Henri Amouroux, La Grande Histoire des Français sous l’Occupation. T. IX, Les Règlements de compte, Paris, Robert Laffont, 1991.
4 Philippe Viannay, « Le devoir de tuer », Journal de défense de la France n° 44.
5 Témoignage du médecin en chef Franck de Montleau.
6 Cf. Patrick Clervoy, « Le décrochage du sens moral », Inflexions n° 7, 2007, p. 103.