Chaque homme est ainsi : son cerveau produit d’abord de l’émotion sur laquelle s’enchaîne ensuite un raisonnement. Ce raisonnement traduit l’effort de la pensée pour donner du sens à ce qui vient d’être vécu. Ce processus mental se termine par l’élaboration d’une prise de position, d’un jugement, qui déterminera ses comportements à venir.
Projeté sur le terrain, loin de chez lui, le soldat est mis à l’épreuve de ce qu’il voit et de ce qu’il subit. Qu’une personne surgisse devant lui et mette sa vie ou celle de ses camarades en danger, elle est identifiée comme « ennemi ». Que ce soldat soit confronté à un charnier, il en identifie les morts et leurs familles comme les « victimes » et les auteurs de ce massacre comme les « méchants ».
Le manichéisme est le penchant psychologique qui pousse chacun à catégoriser les éléments du monde où il vit en deux ordres clairement distingués : les bons et les mauvais. C’est noir ou c’est blanc. Il n’y a plus de nuances. Ce procédé divise le monde en deux. Ainsi le travail psychique est simplifié. C’est réducteur mais efficace. Il interrompt une réflexion qui s’épuise à se représenter mentalement les situations chaotiques des théâtres d’opérations actuels. Cela soulage le psychisme qui peine à saisir des situations complexes comme éprouver de la compassion pour des victimes qui ont eu ailleurs des comportements de bourreaux, ou sympathiser avec des figures de l’innocence comme les femmes ou les enfants, qui peuvent demain tourner contre lui une menace terroriste.
Le théâtre bosniaque a été particulièrement propice au développement de ces paradoxes et à l’élaboration des solutions manichéennes. Au-delà d’un certain niveau, le psychisme de chacun, du soldat comme des autres, n’est plus apte à se représenter la complexité sauf pour quelques-uns à grande maturité intellectuelle et qui sont trop peu nombreux pour avoir une influence sur l’opinion publique. Les grands chefs ont bien en tête qu’au-delà de quatre mois de présence sur un théâtre d’opérations, et surtout s’il est astreint à la protection de la population civile, le militaire peut construire sur la situation un jugement manichéen.
À l’autre bout du globe se produit un processus parallèle. Au point de départ de ce soldat, en métropole, se tient le « Français moyen », selon la formule inventée par un ancien président de la République1 qui désignait ainsi, sans arrière-pensée péjorative, le maillon élémentaire de l’opinion publique. Les militaires ont identifié cette figure sous le terme de citoyen « lambda », celui qui ne comprendra jamais rien à la réalité militaire, celui qui se fait une idée partielle et erronée de ce qu’il vit sur le terrain, autrement dit le « pékin moyen ». Celui-ci reçoit l’information du média qu’il choisit en fonction de l’effort intellectuel qu’il consent à produire pour faire son jugement. Il peut lire la presse spécialisée où il peut suivre les débats d’experts. C’est pour le lecteur un effort et un sacrifice de temps. Au plus simple, harassé du travail du jour et repu de son dîner, il se pose le soir devant sa télévision. C’est à ce moment, selon la formule du président d’une grande chaîne publique de télévision, qu’il offre son « temps de cerveau disponible »2 aux messages qui lui sont adressés. Cette appréciation est caricaturale, mais elle traduit la volonté d’exploiter une faiblesse du psychisme humain.
Il faut saisir qu’il se fabrique à ce moment dans l’esprit du spectateur un effet manichéen. Pour deux raisons. La première est que le média lui offre un jugement tout prêt. L’information est simple à comprendre si elle est manichéenne. Elle passe mieux dans les esprits. Elle attire et fait monter les chiffres de l’audimat. La seconde est que, sauf à être assidu aux émissions critiques éducatives comme « Arrêt sur image » de Daniel Schneidermann, personne ne lui a appris à adopter une position distante et nuancée pour se faire « son » opinion vis-à-vis de l’information qui lui est proposée.
Il peut ainsi coexister deux opinions publiques divergentes : celle du groupe militaire pris dans sa mission et celle du grand public en métropole. Tant que l’un et l’autre sont éloignés, cette opposition peut ne donner lieu à aucune manifestation. C’est au retour que les heurts se produisent, au moment où le soldat retrouve ses proches et se réinsère dans son tissu social. Le public ne connaît des événements auxquels il a participé que ce qui lui en a été montré dans les médias. Le militaire, lui, ne peut témoigner que de l’expérience directe de ce qu’il a vécu et qu’il s’est représenté. C’est à ce moment que la divergence se montre avec des effets douloureux pour l’un ou l’autre, plus souvent pour le militaire d’ailleurs.
Dans les pays à culture anglo-saxonne comme les États-Unis et le Canada, ce problème des divergences de jugement entre les civils et les militaires est bien identifié avec une action anticipatrice qui a fait la preuve de son efficacité. Après une opération qui a particulièrement exposé des militaires et pour laquelle leurs familles ont pu être marquées par les comptes rendus médiatiques qui leur en ont été faits, le commandement planifie des temps de « ré-accordage » qui sont prodigués simultanément aux soldats et à leurs familles par deux groupes coordonnés dont l’un est mis en action sur le lieu où les militaires sont mis au repos pendant quarante-huit heures avant de revenir sur le continent américain, et l’autre sur le site de base de l’unité.
Il ne s’agit pas de pousser l’un ou l’autre à modifier son jugement, mais que l’un et l’autre, avant de se retrouver, prennent conscience de l’existence de cette divergence et puissent engager un dialogue. Ce travail de ré-accordage vise à lever les inhibitions et les malentendus qui les empêcheraient de se parler entre eux. Car on a bien compris que rien ne vaut le rapport direct.
L’opinion publique est délétère quand elle est forgée dans le silence. N’oublions pas que le débat est aux fondements du principe démocratique. Il faut savoir produire du « parler ensemble », civils et militaires. C’est l’objectif de cette revue.