Les militaires partent tout le temps. C’est une manie. Une impulsion répétée à fuir. Ils sont désignés de façon variable : fugueurs par les psychologues, vagabonds par la police, déserteurs par les magistrats militaires. Les médecins du xixe siècle définirent ce comportement comme une maladie « du mouvement » et lui inventèrent un nom : la dromomanie1.
Qu’a-t-on dit autrefois de ces militaires instables et qu’observe-t-on aujourd’hui ? Pour beaucoup d’entre eux, le point de fuite est une tâche aveugle. Sait-on toujours pourquoi on part et vers où on va ? Chacun est pris dans son histoire personnelle avec des coordonnées qui lui sont propres. Cependant, celui qui observe les trajectoires de ces hommes y repère des aspects partagés. Ces fugueurs, ces vagabonds, ces déserteurs auraient-ils un profil psychologique commun ?
- La grande époque des fugueurs déserteurs
La fugue a été un objet d’étude majeur de la psychiatrie militaire du xxe siècle. Le phénomène était alors fréquent, et beaucoup de médecins et de psychologues ont formulé des théories sur ce sujet. Leurs écrits datent. Mais il peut être instructif de les reprendre dans leurs formulations maladroites pour essayer de saisir ce qui, de leurs observations, est aujourd’hui encore vif.
D’une manière générale, les militaires atteints par cette « maladie de partir » étaient regardés comme des anormaux. En 1935, André Fribourg-Blanc, grand patron de la psychiatrie à l’hôpital du Val-de-Grâce, écrivait que, d’une manière générale, les fugueurs étaient des « tarés constitutionnels »2 qu’il classait en plusieurs catégories.
Tout d’abord l’idiot, le débile qui fuit pour échapper au danger. Prompt à l’affolement, le pauvre d’esprit désespère à la première difficulté. La fugue est chez lui fréquente. C’est un récidiviste impénitent. Devant l’obstacle, sa faible imagination ne lui fait envisager que l’évasion.
Ensuite le voyou, l’escroc, l’homme aux mauvais instincts qu’il nommait « débile pervers ». Un individu qui commet tous types de délits, du vol au viol. Mauvais civil aux innombrables métiers, il ne peut devenir qu’un mauvais militaire. Ce déshérité de l’esprit est inéducable et inadaptable. Seul son départ de l’armée peut éviter qu’un conflit grave ne le conduise devant la justice militaire.
Mais le médecin de l’entre-deux-guerres ne voyait dans ces deux catégories que des déserteurs d’occasion, des opportunistes de l’escapade. À côté de ces petits joueurs de la fugue, il identifiait le grand fugueur, l’obsédé de la cavale, le « dromomane » en perpétuelle recherche d’un autre lieu à vivre, toujours en quête d’un ailleurs. Il arrive même que cet ailleurs soit un temps l’armée. C’est l’engagé d’un jour qui, passée la nuit, se fait déserteur. Il est décrit comme un déprimé obsédé, pauvre d’esprit, incapable de comprendre que, portant sa misère en lui, il retrouve toujours à l’étape son cortège de déceptions et de tristesses. Un cas typique.
- Le soldat B et la fugue vers l’armée
C’est l’histoire d’un soldat dont l’enfance et l’adolescence avaient été émaillées de crises de découragement. Mauvais élève, mauvais apprenti, mauvais ouvrier : ainsi pouvait se résumer sa vie. Enfant, il avait fait l’école buissonnière. Adolescent, il avait multiplié les fugues. De seize à dix-huit ans, il avait parcouru la France à pieds dans l’espoir de trouver dans chaque ville traversée le havre que ne lui avait pas offert la précédente. Puis le désir de l’armée lui vint. Il se rendit au recrutement où le médecin, méfiant, le refusa.
Il reprit sa fugue, se présenta dans un nouveau centre où il fut incorporé dans l’armée coloniale. Il resta calme trois mois puis le besoin de déambulation reparut. Il fit une fugue de trois jours sanctionnée par des arrêts de rigueur. Il récidiva trois semaines plus tard. On le retrouva au Havre sur la passerelle d’embarquement d’un bateau transatlantique. Ramené à son régiment, il fut à nouveau puni. Il déserta peu après et gagna Bordeaux puis Perpignan puis l’Espagne où il fut arrêté par la police et reconduit à la frontière. Il erra sur les routes du Midi, couchant dans les gares de chemin de fer, attendant sa nourriture du hasard bienfaisant. Arrêté à Toulon, il fut traduit devant un tribunal militaire qui demanda une expertise mentale. Il fut présenté comme un débile psychique constitutionnel. Le rapport d’expertise mentionne : « Dernier en classe, apprenti sans résultat, dernier au régiment, il n’a rien appris nulle part et s’est partout découragé. Victime de son émotivité et de son instabilité, de ses tendances à l’ennui morbide et aux états dépressifs, il a fait depuis l’adolescence des fugues à répétition dont l’idée, au caractère obsédant, ne pouvait être neutralisée par un jugement trop déficient. B fut à l’armée ce qu’il avait été partout et ses fugues militaires furent la répétition des faits identiques qui caractérisèrent sa vie civile. Son engagement est considéré comme une fugue vers l’armée. Dans ces conditions, sa responsabilité doit être considérée comme pratiquement nulle. » Il bénéficia d’un non-lieu pour sa désertion et fut réformé.
- Que sont les fugueurs militaires devenus ?
On ne voit plus ces tableaux de grands fugueurs. Leurs descriptions dominaient autrefois les publications médicales ; aujourd’hui elles ont quasiment disparu de notre regard. Comment comprendre qu’un phénomène aussi fréquent alors soit désormais effacé du quotidien des psychiatres militaires ?
On peut toujours évoquer les progrès en santé mentale ainsi que les efforts éducatifs qui ont produit une amélioration de l’état psychique et du niveau intellectuel moyen de nos concitoyens. On peut aussi évoquer la qualité du recrutement avec la mise en œuvre d’outils de dépistage permettant une sélection psychologique plus fine. Mais peut-être faut-il voir les choses autrement. On peut constater que le nombre de diagnostics de fugue associés à une pathologie mentale s’est effondré avec la fin de la conscription. À partir du moment où le service dans les armées était perçu comme une contrainte, et à défaut de se questionner sur son fonctionnement, l’institution militaire regardait ceux qui voulaient échapper à cette contrainte comme des anormaux. Beaucoup de fugueurs étaient étiquetés malades mentaux, mais tous ne l’étaient pas. C’est un bon signe que ces comportements, sous leur forme endémique, aient disparu ; il faudra considérer comme un mauvais signe leur éventuel retour.
1 « Dromomanie : besoin impérieux de déplacement, de voyages. Tendance instinctive en rapport avec une instabilité foncière. Prend la forme, dans certains cas, de vagabondage. D’autres fois se réalise sous la forme de fugue » (Antoine Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie clinique, thérapeutique et médico-légale, Paris, puf, 1952).
2 André Fribourg-Blanc, La Pratique psychiatrique dans l’ armée, Paris, Éd. Charles Lavauzelle, 1935.