Alors que des vérités simples sont à portée de main et que les faisceaux de preuves existent, des contrevérités farfelues séduisent les foules, des idées fausses que les gens veulent absolument croire vraies et défendre comme telles. C’est le registre des théories du complot. Le « complotisme » est un phénomène social inverse du secret. L’homme qui porte un secret cache des faits qui existent réellement ; le « complotiste » prétend dévoiler un pseudo-secret sur des faits qui n’existent pas.
Dans bien des cas, il est impossible d’établir une vérité absolue, si tant est qu’elle puisse exister. Alors on voit se lever des hommes et des femmes pour déclarer que l’explication commune est mensongère, qu’ils en préfèrent une autre, à contresens du raisonnement général. Et malgré ses incohérences, cette idée fausse gagne de plus en plus d’adeptes. Elle s’amplifie. Elle se construit comme un emboîtement de causalités tirées par les cheveux, mais elle se maintient au prix d’une habileté et d’une imagination sans limite. À la fin, il s’agit de déclarer que les puissances financières occultes dirigent le monde, que des gouvernements complices nous trompent avec, quand c’est possible, le soutien des extra-terrestres… C’est la trame d’un grand nombre de scénarios de films et de séries télé à succès. La fiction est tellement séduisante.
- La terre (n’) est (pas) ronde
On voit se développer des théories du complot sur des sujets sans portée politique évidente. Quelle est, par exemple, la raison d’être au xxie siècle d’une idée aussi déraisonnable que celle qui affirme que la Terre est plate ? Plusieurs communautés s’activent pourtant sur Internet pour démontrer que notre planète n’est pas une sphère mais un disque. Des sociétés anglophones et francophones, qui se revendiquent savantes, conjuguent aux formules complexes d’Einstein des phrases hermétiques tirées des textes sacrés pour prouver leur hypothèse loufoque. Un sondage de l’Institut français d’opinion publique (ifop) réalisé en 2019 révèle que 80 % des Français adhèrent à au moins une théorie du complot sur des sujets comme les maladies, l’immigration ou les attentats terroristes, et que 9 % pensent que la Terre est plate. Pourtant, il y a plus de trois mille ans, un géomètre grec, Ératosthène, avait déjà calculé la circonférence de la Terre ; depuis cinq cents ans des bateaux font le tour du Globe sans tomber dans le vide ; chaque jour des milliers d’avions circulent au-dessus de la planète ; les images de l’espace montrent la courbure de l’horizon… Malgré ces évidences, certains s’obstinent à croire que les physiciens et les géographes mentent. À court d’argument, on voit les partisans des théories du complot produire une succession de falsifications pour préserver le doute sur la vérité. Si la Terre était plate, l’eau des océans tomberait dans le vide… Les partisans de la Terre plate expliquent alors que l’Antarctique est une muraille de glace infranchissable. Cette explication leur suffit. Ils sont heureux. Car les théories du complot exercent chez les adultes le même attrait que les contes de fées chez les enfants. Ce sont des fables imaginatives riches en fantaisies. Elles les distraient comme peut le faire un magicien au cours d’un spectacle.
- On (n’) a (pas) marché sur la Lune
Prenons l’exemple de la conquête lunaire, qui fut un grand moment de l’histoire du progrès technologique au xxe siècle. L’Agence spatiale américaine planifia et parvint à réaliser six missions entre 1969 et 1972. Cet effort mobilisa de très nombreuses équipes. Cinquante mille employés de la nasa travaillèrent sur ce programme et près de deux cent mille personnes y collaborèrent pour la sous-traitance. Les retombées scientifiques et technologiques furent considérables. Avec cette aventure, les États-Unis d’Amérique prirent une avance déterminante dans l’industrie aéronautique et spatiale. La couverture médiatique fut universelle. On estime à plus de trois milliards le nombre de personnes qui suivirent en direct le premier alunissage. Les pionniers de la conquête lunaire furent accueillis en héros. Puis, au fil des années, surgit un phénomène inattendu : le refus de l’exploit. Selon les enquêtes et selon les époques, 6 à 20 % des Américains ne croient pas que ces vols spatiaux se soient vraiment déroulés. Que ce refus de l’histoire apparaisse dans un discours de propagande comme à Cuba ou en Union soviétique, on peut le comprendre. Mais l’énergie la plus forte pour dénier cet exploit vient du pays même qui l’a réalisé. Dès 1974, avec une accélération croissante, les publications se multiplièrent pour documenter cette théorie du canular. Les informations les plus fantaisistes furent avancées : Arthur C. Clarke, astronome et auteur du livre à succès 2001 l’Odyssée de l’espace, aurait écrit pour la nasa le scénario des vols lunaires ; Stanley Kubrick aurait filmé en studio les images diffusées en mondovision ; le budget alloué à l’ensemble des vols habités aurait été consacré à acheter le silence de tous les impliqués.
- La conjuration des gens de mauvaise foi
Un incroyable engouement pour les théories du complot a gagné une population excitée qui se perd encore dans des conjectures oiseuses reprises et commentées sans fin. Sur Internet, la recherche avec les mots-clés Moon landing Hoax produit vingt-cinq millions d’entrées en 0,64 seconde. Sur l’encyclopédie libre en ligne Wikipédia, la conspiration du canular de l’alunissage est plus documentée que celle sur les vols Apollo.
Plusieurs hypothèses ont été avancées pour comprendre cette réaction. Contemporaine de l’exploration lunaire, l’affaire du Watergate avait révélé les manœuvres secrètes du gouvernement pour espionner le parti d’opposition. Le pouvoir en place avait utilisé les moyens des services secrets pour tricher dans le jeu démocratique. À partir du moment où il est avéré que la triche fait partie du jeu politique, tous les complots imaginables deviennent possibles.
La théorie du complot s’est emparée de l’aventure spatiale parce que c’était à l’époque l’événement médiatique le plus important. Cela fit le malheur des astronautes de la mission Apollo XI. À toutes les manifestations publiques auxquelles ils participèrent, ils durent faire face à des questions qui remettaient en cause leurs exploits. Ils furent harcelés de questions inutiles et vexantes. Neil Armstrong renonça au poste de sénateur qui lui était proposé et se retira de la vie publique. Son acolyte Buzz Aldrin devint la cible des conspirationnistes. Un épisode fut fortement médiatisé. Il avait répondu à la demande de collégiens japonais pour une interview. C’était un piège. Lorsqu’il arriva dans le hall de l’hôtel où devait se faire la rencontre, il se trouva face à Bart Sibrel, un journaliste douteux qui avait déjà réalisé deux documentaires sur la fausse conquête de la Lune. Bart Sibrel força l’astronaute à jurer sur la Bible qu’il était réellement allé sur la Lune. Buzz Aldrin tourna les talons puis entendit dans son dos Sibrel le traiter « de lâche, de menteur et de voleur ». Il s’ensuivit un pugilat filmé puis largement repris dans les médias pour servir la théorie du faux alunissage. Buzz Aldrin avait été pris dans le piège terrible du complot. Il se retrouva accusé du mensonge que l’on créait contre lui. Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, ses paroles et ses gestes étaient retournés au profit des conspirationnistes.
- Une idée vieille comme le monde
La plus ancienne représentation que l’on puisse identifier de la théorie du complot, et qui perdure, est celle qui postule l’existence du Diable. Celui-ci est défini comme une entité maléfique, invisible, omniprésente et toute-puissante, qui incarne le mal absolu. On peut lui attribuer tous les malheurs des hommes ; personne ne peut démontrer que cette idée est vraie. Personne ne peut démontrer qu’elle est fausse.
Les partisans de la théorie du complot utilisent des arguments qui ont la même structure que la phrase de Charles Baudelaire : « La plus belle des ruses du Diable est de faire croire qu’il n’existe pas. » Les théories du complot sont des transpositions laïques de l’idée du Diable et de son influence dans la vie sociale de tous les jours. Celui qui nie l’existence de Satan est suspecté d’être l’un de ses suppôts. L’incertitude profite au mensonge. Aussitôt que le doute est installé, il prend racine. Celui qui, en raisonnant, croit affaiblir une théorie du complot obtient en fait un résultat inverse, il donne des arguments supplémentaires à ceux qui la défendent. Les théories du complot peuvent être regardées comme un aveuglement face à la peur. Face à l’angoisse de vivre, face à l’inconnu de la mort, l’homme démuni imagine une conspiration invisible et puissante qui existerait depuis toujours pour le tromper. L’illusion du complot est à la mesure de ce que nous ignorons.
Pour comprendre les effets des théories du complot, on peut partir de la formule attribuée à Edgar Faure : une idée fausse est un fait vrai. Parce qu’elles nous font penser et agir de façon particulière, ces théories exercent sur nos sociétés une influence réelle, parfois déterminante, par exemple dans les choix des électeurs. C’est ici que la plaisanterie s’arrête et que le problème devient sérieux. L’Histoire a montré que des théories du complot comme celui dit du Protocole des sages de Sion ou celui des Blouses blanches ont servi des régimes autoritaires pour légitimer leurs crimes politiques.
- Une idée réconfortante et angoissante
Si autant de personnes adhèrent aux théories du complot, s’obstinent à y croire malgré l’absence de preuve et malgré une profusion d’arguments qui les réfutent, c’est qu’elles offrent des satisfactions psychologiques. Lorsqu’on ne comprend pas quelque chose au monde qui nous entoure, aux événements que l’on vit ou que l’on observe, il est rassurant d’imaginer une causalité, fût-elle fantastique. Au lieu de soumettre celui qui y croit à une angoisse supplémentaire, l’illusion d’un complot le soulage. Pour un individu qui souffre d’une image sociale précaire, il est valorisant de penser, et de laisser les autres penser, que des personnages puissants sont responsables de ses malheurs. Pour un individu vulnérable, il est valorisant de penser qu’il n’est pas moins habile que les conspirateurs, puisqu’il a déjoué leur piège, voire qu’il est plus intelligent que la moyenne puisqu’il a deviné un complot là où les autres n’ont rien vu. Il a l’illusion qu’il n’est pas pris dans l’effet d’un mensonge qui n’existe pas, sans réaliser qu’il en est captif, aveuglé par un mensonge plus grand.
La fascination qu’exercent les théories du complot a une explication. On pourrait les considérer comme de nouvelles formes de mythologies. Dans les sociétés anciennes, les mythes venaient combler des vides. Ils offraient une explication à ce qui échappait à la compréhension. Aujourd’hui, l’excès de rationalisme des sociétés modernes prive l’homme du recours au surnaturel mais conduit à la fabrication de mythologies contemporaines que sont les théories du complot. Elles mettent en jeu les mêmes ressources : un imaginaire foisonnant pour séduire et une crédulité naïve pour y adhérer. Le poison se cache dans l’usage politique de ceux qui les font naître et qui les entretiennent.