En 1919, le président de la République Raymond Poincaré ainsi que le président du Conseil et ministre de la Guerre Georges Clemenceau cosignaient la « loi relative à la commémoration et à la glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre », qui établissait que les noms de ces morts seraient inscrits sur les registres du Panthéon ainsi que sur des livres d’or déposés dans chaque mairie, et que des subventions seraient allouées par l’État à chaque commune « en proportion de l’effort et des sacrifices qu’elles feront en vue de glorifier les héros morts pour la patrie ».
Entre 1920 et 1925, près de trente mille monuments furent ainsi érigés, soit quasiment un par commune. Pour des raisons budgétaires, un grand nombre d’entre eux furent très simples : de courts obélisques enclos d’obus et de chaînes avec, sur les faces, la liste des noms des morts ; parfois deux, trois et même quatre fois le même patronyme ; des répétitions témoignant des atroces souffrances des familles décimées et des générations interrompues, un père disparu avec ses fils, des fratries effacées de la communauté des vivants.
La loi prévoyait aussi que chaque année les municipalités devaient organiser, le 1er ou le 2 novembre, des cérémonies du souvenir. Passés les discours et l’appel des morts qui suivait, les lieux revenaient au silence. C’est dans ce silence que se laissent percevoir, cent ans plus tard, des messages qui prennent un sens particulier lorsqu’ils sont éclairés des événements advenus à la génération suivante.
- La liberté et la créativité
En marge de l’uniformité générale, il a existé une liberté d’expression surprenante, une créativité qui a donné à ces œuvres des aspects décalés si on les compare à la rigueur et à la discrétion habituelle des monuments aux morts. Tous les styles sont recensés. Certains monuments sont modestes, dépouillés et naïfs. D’autres sont pompeux et alourdis de symboles. Il y a des audaces historiques inattendues : à Thiers, par exemple, un Vercingétorix géant tient un poilu par la main. Vercingétorix, quasi inconnu cinquante ans plus tôt, glorifié par la IIIe République pour consoler la nation après la défaite de Sedan.
Petits Soldats1 est un ouvrage photographique réalisé dans le cadre de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale par Jean-François Dars et Anne Papillault, deux curieux éclairés. Ce conflit n’est pas leur terrain professionnel : ils sont connus pour leur travail de documentalistes au profit du cnrs ou des grandes universités étrangères sur les avancées des sciences physiques et des mathématiques, et qui leur valut d’être lauréats de l’Académie des sciences en 2016. Au fil des années, ce couple s’est livré en dilettante à une promenade nationale. À chacun de ses déplacements, il allait voir à quoi ressemblait le monument aux morts du coin. Son attention a été retenue par les monuments aux représentations improbables. Pour nous les faire découvrir, il a choisi des perspectives particulières, des angles que nous ne voyons pas ou que nous ne regardons plus. La déambulation dans cet ouvrage qui sort de l’ordinaire nous fait découvrir l’arrière-plan de ce que fut cet élan de pierre.
- Une piété laïque
La démarche de Jean-François Dars et Anne Papillault est partie d’une observation simple : sur les monuments aux morts du nord et de l’est de la France, les statues des poilus sont peintes. Le visage est rose, la moustache bien noire, la capote bleu-horizon. Les morts n’ont pas la couleur de la pierre. Une main s’attache encore méticuleusement à l’ouvrage. Devant ces monuments rafraîchis d’année en année, on essaie d’éprouver ce qu’ont ressenti les générations de peintres lorsqu’ils s’attachaient aux détails de la statue, lorsqu’ils refaisaient les sourcils sur le visage, les numéros de l’unité sur la capote. De villes en villages, on ressent une piété laïque et populaire, une immense ferveur surgie de la nation traumatisée. Ces œuvres témoignent d’une force affective qui fut intense dès les lendemains du conflit. Avec le temps, cette ferveur tend à s’atténuer, même à disparaître par endroits, mais à l’occasion elle garde son éclat, particulièrement sur les lieux où se déroulèrent les combats.
Partout cette piété laïque soutient un même recueillement républicain. En plusieurs endroits, on peut lire une exhortation : « Priez pour nous ! » Certains monuments sont des compositions de sculptures. Au-dessus des scènes muettes de la mort, des blessés gisants la bouche ouverte sur un cri que l’on n’entend plus, les mains crispées sur le drapeau, au-dessus des veuves aux têtes baissées et aux yeux fermés surgissent des figures religieuses que l’on ne trouvait avant que dans les églises : des anges veillent sur les poilus. Ce sont les seules figures religieuses sorties des églises et des cimetières qui apparaissent dans le champ laïque.
« À nos martyrs » était un terme jusque-là réservé aux chrétiens suppliciés ; il fut largement distribué aux morts de la Grande Guerre. Il est apparu tôt, pour les blessés que les éclats d’obus mutilaient atrocement. Il fut introduit par un futur grand écrivain, Georges Duhamel, alors chirurgien dans les hôpitaux mobiles de campagne, qui témoigna de la souffrance de ces hommes dont beaucoup moururent sous ses yeux ; il leur consacra son premier ouvrage qu’il intitula Vie des martyrs.
On trouve ainsi en beaucoup d’endroits ce transfert du symbolisme religieux vers l’espace laïque. Les croix sont très rares, mais la référence à la piété est omniprésente. Sur le monument de Serverette, en Lozère, est écrit : « À ceux qui pieusement sont morts pour la patrie. » Ce mélange du religieux avec le patriotisme laïque fut peut-être un excès. Il agaça Jacques Prévert qui s’en est moqué : « Ceux qui pieusement […] ceux qui tricolorent […] ceux qui inaugurent. »
- L’infantilisation du poilu
Lorsque les poilus sont présentés à plusieurs, l’hommage met en scène leur dévouement. Ils se tiennent, se portent sur le dos, sur les épaules, à bout de bras, sur des brancards de fortune. Ils arrachent le camarade blessé à la terre qui l’a déjà à moitié enseveli. Sous le feu des bombardements, ils se blottissent les uns contre les autres. À se mêler dans la boue et dans les caves, dans l’attente et dans les assauts, la population a appris à se connaître. Les classes sociales et les identités régionales se sont mélangées. Tous formèrent une grande famille. Cette famille, cette unité nationale, se lit au fil des inscriptions où se répète un mot issu du vocabulaire familial : « enfant ». « À ses enfants morts pour la patrie », « Aux enfants de la commune de… »… Des formules qui attirent notre curiosité, car même s’ils étaient parfois très jeunes, ces combattants étaient adultes – la moyenne d’âge des poilus était de vingt-cinq ans. Derrière l’usage de cette formule qui infantilise le combattant, il y a plusieurs sous-entendus. Le premier qui vient à l’esprit est qu’ils étaient des enfants et qu’ils ont suivi leur maître. En effet, les instituteurs avaient été mobilisés comme sous-lieutenants. Ils tenaient leur section comme ils tenaient leur classe ; leur autorité était aussi indiscutée à l’assaut qu’au tableau. Un autre sous-entendu pourrait être qu’étant des enfants ils sont innocents des crimes de cette guerre. Plusieurs monuments portent ainsi des inscriptions qui légitiment la guerre : « Soldat du droit », la « Défense du droit ». Troisième sous-entendu : ils n’étaient pas en mesure de comprendre les ordres qu’ils recevaient de ceux qui avaient autorité sur eux, ceux qui décidaient des offensives les conduisant à la mort. « Enfants » signifie peut-être aussi que l’on a pardonné leurs mouvements de colère, une façon d’oublier les révoltes de 1917.
- La naissance du pacifisme
Le monument élevé à Lille rappelle que ceux qui sont tombés sont « Morts pour la paix ». Les combattants de la Grande Guerre ont fait face à la peur en se soutenant d’une seule et même formule : cette guerre serait « la Der des Ders ». Ils se motivaient et nourrissaient leur bravoure au combat en promettant qu’en terminant cette guerre il n’y en aurait plus d’autre possible. Ils aspiraient à l’instauration d’une fraternité entre les peuples.
Sur plusieurs monuments figurent des inscriptions plus ou moins explicites pour dénoncer la guerre plus que l’ennemi. Lorsque l’on lit « victimes de la guerre », on repère un glissement puisque c’est la guerre qui est désignée responsable de la mort du soldat et non l’ennemi qui l’a tué. Des fraternisations entre ennemis ont existé, même si elles sont restées exceptionnelles. Au lendemain du conflit, l’idée pacifiste fait son chemin. On peut la résumer ainsi : le mal n’est plus l’ennemi, le mal est l’élan qui a jeté l’un contre l’autre deux peuples frères. Sur le monument de Rocles figure non pas un poilu mais un enfant qui montre sa leçon : « Apprenons à supprimer la guerre. » Sur d’autres on lit : « Paix entre les peuples » ou « Faire la guerre à la guerre ». À Dardilly, dans le Rhône, le monument porte l’inscription « Contre la guerre. À ses victimes. À la fraternité des peuples. » À Mazaugues, dans le Var : « À bas toutes les guerres. » À Équerdreuville, dans la Manche : « Que maudite soit la guerre ! »
Sur d’autres monuments est inscrit ce que l’on a appelé le serment de paix de Verdun : « Parce que ceux qui reposent ici et ailleurs ne sont entrés dans la paix des morts que pour fonder la paix des vivants, et parce qu’il nous serait sacrilège d’admettre désormais ce que ces morts ont détesté ; la paix, que nous devons à leur sacrifice, nous jurons de la sauvegarder et de la vouloir. »
- L’annonce des luttes sociales
Toujours sur le monument de Dardilly est écrit en bas, comme un vœu : « Que l’avenir console la douleur. » Mais le pacifisme n’est pas un apaisement et l’avenir n’a rien consolé. La composition funéraire de Saint-Yrieix-sous-Aix met en scène une femme à la silhouette élancée, belle veuve implorante aux bras tendus vers le ciel pour indiquer que c’est là-haut que son mari défunt a trouvé le repos. D’autres sculptures plus réalistes, comme à Arques, présentent la dure réalité des femmes brisées, déformées par le chagrin. À Péronne, le monument est surnommé « La Picarde maudissant la guerre » : une veuve couvre de son corps celui du mort ; sans beauté, elle a sur le visage le masque de la colère ; vers celui qui se recueille face au monument, elle dresse un poing vengeur qui ne promet aucun apaisement. À Gentioux, dans la Creuse, au pied du monument est figuré un enfant ; il a le poing fermé au bout d’un bras tendu, comme s’il faisait à son père mort la promesse de ne jamais lâcher la colère qui le tient.
Jean-François Dars et Anne Papillault signalent un monument sans inscription qui dénonce le contexte social de cette guerre. C’est à Lodève, dans l’Hérault. Il présente un soldat mort qui repose sur une butte de terre. Sa veuve est agenouillée contre lui. À la vêture, on la devine ouvrière ou paysanne. Elle est affligée par le chagrin, le visage caché dans ses mains. À une courte distance de la tête du défunt, dominant la mise en scène macabre, se tiennent serrées quatre femmes debout que l’on devine bourgeoises à leurs chapeaux, leurs grandes écharpes et leurs vêtements à plis ; elles regardent le spectacle de la mort du soldat et de son épouse recroquevillée de douleur. Il n’y a pas de compassion. Elles n’esquissent aucun geste de consolation. Aux pieds du mort, deux petits garçons sont debout, orphelins silencieux, immobiles et respectueux. Ils observent sans un mot, mais demanderont plus tard des comptes.
Les monuments aux morts de la Grande Guerre sont la fresque d’une époque. Ils annoncent le changement de monde qu’avait ressenti Guillaume Apollinaire lorsqu’en 1914 il se rendit de Deauville à Paris pour répondre à la mobilisation générale. De toute l’Europe, d’Afrique, d’Asie et des Amériques, les peuples avaient accouru pour se connaître à fond. Le constat que firent les survivants fut un désenchantement. La gloire de la victoire a eu un goût amer. La promesse de paix n’a pas tenu plus de vingt ans. De ces monuments aux morts on retiendra deux courtes phrases pour méditer sur ces temps violents : « Homme soyez humains », « N’oubliez jamais ».
1 J.-F. Dars et A. Papillault, Petits Soldats, Paris, Descartes et Cie, 2014.