Je suis entrée dans son bureau, un peu vite peut-être. Cela lui a juste donné le temps d’essuyer furtivement ses yeux. Inquiète, je lui ai posé quelques questions, mais il a simplement répondu : « Que puis-je faire pour vous ? » Et il a un peu ri lorsque je lui ai tendu un mouchoir affreusement froissé exhumé laborieusement de la poche de mon treillis. Rien de plus. J’ai prononcé quelques paroles, essentiellement pour dire que j’étais disponible s’il souhaitait parler de ce qui lui arrivait. Mais je ne me suis pas attardée : j’avais bien compris que, ce jour-là, il n’avait pas besoin de ma présence, de mon soutien ou de mon écoute pour vivre sa peine.
On pourrait se demander pourquoi j’introduis mon propos par l’exemple d’une situation où, manifestement, on ne m’a pas fait confiance. C’est parce que, pour moi, cette histoire n’est pas un échec, mais un moment de vérité partagé avec cet autre, cet humain, qui peut me laisser entrer ou pas lorsque je frappe à sa porte. Peut-être reviendra-t-il vers moi, un jour. Ou peut-être pas. Ce qui est primordial, c’est qu’il ait le choix. En tant qu’aumônier, je crois que les situations que j’expérimente et qui ressemblent à des échecs ont autant d’importance que les moments où ma mission semble avancer plus naturellement. Chaque personne est précieuse à mes yeux, qu’elle me fasse confiance ou pas.
- La confiance s’incarne
Je suis aumônier militaire protestant. Ma mission, c’est le soutien humain, moral et spirituel des personnels civils et militaires du ministère des Armées et de la gendarmerie nationale. Et ce soutien moral et humain de tous ceux qui le souhaitent constitue une partie très importante de cette mission, aussi importante que l’accompagnement spirituel des protestants. Dotée de mon grade miroir (j’endosse le grade de la personne à laquelle je parle) et soumise à la confidentialité des échanges, je veille à créer du lien avec les militaires comme avec les civils, à susciter leur confiance : si le besoin s’en fait sentir, ils savent qu’ils peuvent se tourner vers moi. La confiance a une valeur capitale dans l’exercice de mon ministère !
Parce que je suis le témoin de son fonctionnement au quotidien, cette confiance m’interroge. Elle m’apporte d’ailleurs beaucoup plus de questions stimulantes que de réponses définitives, et je me demande parfois à quoi elle tient, pourquoi elle m’est accordée ou pas… Elle conserve une part de mystère que je ne pourrai probablement jamais expliquer. Je ne peux que procéder à quelques constatations empiriques. Tout d’abord, c’est qu’elle ne peut être qu’offerte, donc libre ! J’ai conscience d’enfoncer une porte ouverte, mais la confiance ne se décrète pas et ne peut pas être forcée, ou commercialisée. Pour exister, elle a besoin de s’ancrer dans le présent et de s’incarner : elle ne peut avoir cours dans l’absolu.
Dans mon travail d’aumônier, j’ai remarqué qu’elle est indissociable de ma présence « agissante ». Ce que j’entends par là, c’est qu’il me semble parfois que ma parole importe peu, du moins dans un premier temps. C’est ma présence physique qui semble signifiante, et la cohérence entre mes actions et mes paroles qui donne, dans un second temps, du poids à ces dernières. Il faut tout simplement que ce que je dis et ce que je fais aient une signification concrète pour les personnes que je rencontre. C’est la raison pour laquelle je dis que la confiance s’incarne. Elle nécessite du travail, car il faut parfois créer les conditions pour qu’elle puisse exister. Venir dix fois saluer quelqu’un avant que cela prenne du sens pour lui, transpirer dans une séance de renforcement musculaire, porter des cartons… qu’importe. Et quand elle m’est accordée, la confiance peut prendre tellement de formes qu’il me faut savoir écouter, observer, prendre le temps nécessaire pour accueillir ce moment de vérité qui peut s’exprimer de différentes façons, dans un dialogue par exemple, où, parfois, on me dit tout, mais aussi dans un regard, un café versé dans une tasse, ou un silence particulier. Ce que je reçois alors est un trésor, qui engage ma responsabilité.
- Accueillir l’incertitude
La notion de confiance semble indissociable de l’idée de renoncement. Dans leur ouvrage sur les crises de la foi chrétienne, les théologiens protestants Linda Oyer et Louis Schweitzer examinent ce qu’ils nomment le principe de l’« incertitude confiante »1. Pour eux, il s’agit d’accepter un principe d’incertitude essentiel dans notre relation à l’autre et de prendre en compte le fait qu’il n’agira pas forcément de la manière dont nous le souhaiterions. Ils précisent qu’il nous faut accepter de lui laisser la liberté d’être lui-même, ce qu’ils ne jugent possible que par l’établissement d’un lien de confiance.
Je parlais d’incarnation précédemment, mais il me semble que, pour vivre cette incertitude dans nos relations, sans flancher ou sans être ballotté comme un fétu de paille, il nous faut un ancrage solide. C’est pour cela que, dans l’exercice de ma mission, je recherche la profondeur, mais aussi la juste distance vis-à-vis des personnes que je rencontre. Si je m’approche trop près je serai intrusive ; si je reste trop loin je ne m’engage pas, donc je ne donne pas la possibilité à la confiance de s’établir. Il s’agit pour moi d’accueillir simplement ce qui m’est confié, sans chercher à manipuler l’autre dans une direction ou dans une autre, sans chercher non plus à lui prouver que j’ai la réponse à tous ses problèmes.
Cette « incertitude confiante » dont parlent Louis Schweitzer et Linda Oyer me questionne. Il me semble parfois que j’ai beaucoup plus à perdre qu’à gagner à laisser la confiance entrer dans ma vie. La philosophe Michela Marzano, qui a beaucoup travaillé sur ce sujet2, cite le psychologue James Hillman, pour qui la confiance « contient, en elle-même, le germe de la trahison »3. Si j’ôte les barrières qui me protègent, la situation risque d’échapper complètement à mon contrôle ; c’est peut-être même le chaos qui me guette ! Alors, pourquoi lui ouvrir volontairement la porte ? Parce qu’ainsi je prends le risque de faire de vraies rencontres, avec toutes les conséquences positives ou négatives que cela implique. Pour moi, cela relève de la différence entre le « vivre à côté » et le « vivre ensemble ». D’ailleurs, je suis persuadée que la confiance est liée à la qualité du regard que je choisis de poser sur l’autre.
En tant qu’aumônier protestant, je nourris ma foi et ma pratique quotidienne de mes lectures et méditations de la Bible. Je suis particulièrement frappée par l’attitude de Jésus-Christ telle qu’elle est relatée dans les Évangiles : il semble avoir une façon particulière d’interagir avec les personnes qu’il croise. Le résultat ? Chacune de ses interactions se transforme en une rencontre particulière, avec une personne qu’il reconnaît dans sa singularité. Le Nouveau Testament relate l’histoire de l’apôtre Pierre, un homme doté d’un fort tempérament. Lorsque Jésus annonce à ses disciples sa mort prochaine et nécessaire, Pierre clame sa loyauté : « Seigneur, je suis prêt à aller en prison avec toi et à mourir avec toi4 ! » Le Christ le prévient pourtant : contrairement à ce qu’il dit, il le trahira. Trois fois. Lorsque cela arrive, l’Évangile de Luc rapporte cette scène : « Le Seigneur se retourna et posa son regard sur Pierre. Alors Pierre se souvint de ce que le Seigneur lui avait dit5. »
En quelques mots, tout est dit. Le Christ se retourne et il pose son regard sur Pierre. Alors que le disciple vit probablement ce qui est le pire moment de son existence, son maître lui accorde toute son attention. D’ailleurs, le verbe grec utilisé dans le texte est plus intense que le simple terme « voir ». Il peut aussi signifier « tourner ses yeux vers », « fixer son regard sur » ; c’est presque même l’idée de « regarder en quelqu’un ». Ce regard est extrêmement précis. Jésus voit Pierre tel qu’il est, ni mieux ni pire que ce qu’il est ou croit être. C’est ce regard si juste qui, plus tard, lui permettra, au bon moment, de confier à celui-ci de grandes responsabilités, en sachant qu’il saura les assumer. Au moment où il avertit Pierre, Jésus n’a aucune illusion sur les capacités de ce dernier ; pourtant, son regard porté sur lui ne l’écrase pas mais l’élève ! Cela m’amène à penser que, pour pouvoir faire confiance à quelqu’un, il faut peut-être aussi chercher à poser sur lui le regard le plus juste possible, et ne pas attendre de lui plus que ce qu’il n’est capable de faire ou de donner. C’est une piste que je me propose d’explorer dans ma vie professionnelle et personnelle.
- « Un regard bienveillant donne de la joie
et une bonne nouvelle ranime les forces »6
Une question est régulièrement posée aux aumôniers militaires : « À quoi servez-vous ? » Je n’ai pas la prétention d’y répondre par ce court article, mais réfléchir sur la confiance m’amène à suggérer un début de réponse. Je m’appuierai une nouvelle fois sur le travail de Michela Marzano. Elle décrit le mécanisme de la peur comme un cercle vicieux, que la confiance peut casser « en réintroduisant dans le monde la possibilité de l’espoir »7. Il me semble que c’est là que l’action de l’aumônier militaire prend tout son sens.
Je me souviens de cette jeune femme que j’ai reçue dans mon bureau par un beau matin de printemps. Elle rencontrait de graves problèmes familiaux, qu’elle était venue partager. Elle ne cherchait pas de conseil, juste une oreille attentive, un espace où respirer, où déposer son lourd fardeau. J’ai donc simplement écouté ses paroles. Ses silences aussi ! Dans le calme de mon bureau, j’ai cherché à créer un espace de paix dans lequel elle pouvait reprendre son souffle. C’est, je le crois, l’une des missions de l’aumônier. Dans une société où l’espoir semble parfois avoir disparu, qu’a-t-il à offrir sinon son regard bienveillant, son écoute et l’assurance qu’il considère chacun dans sa singularité ? En ces temps incertains, voire troublés, l’aumônier militaire, puisqu’il propose la rencontre et la rend possible, partage et communique autour de lui la joie et la paix qu’il tire de son espérance personnelle.
1 L. Oyer et L. Schweitzer, Les Crises de la foi, Paris, Excelsis/Je sème, 2002, p. 79.
2 M. Marzano, « Qu’est-ce que la confiance ? », Études, t. 412, 2010/1, p. 61.
3 J. Hillman, La Trahison et autres essais, Paris, Payot, 2004, p. 16.
4 Luc 22, 34. Les extraits bibliques sont tirés de la traduction de la Bible nouvelle français courant (nfc), Paris, Bibli’O, 2019.
5 Évangile de Luc 22, 62.
6 Proverbes 15, 30.
7 M. Marzano, op. cit.