Plantée, un peu interdite devant cet amphithéâtre comble, une sourde angoisse commence à me submerger. Je scrute ces visages et surtout ces mains qui, brandies en l’air, ou non, vont décider de mon sort. Rien de grave. Ces jeunes adultes sont en train de déterminer s’ils ont envie d’échanger avec moi, reporter du Journal du dimanche envoyée spéciale à Tours pour mesurer l’ampleur de la vague étudiante qui se lève contre le cpe. En cet hiver 2006, le Contrat première embauche, dispositif porté par le gouvernement de Villepin et censé favoriser l’emploi des jeunes, suscite une importante mobilisation.
Voilà six ans que je pars en reportage toutes les semaines. J’ai vécu des situations bien plus compliquées, enquêté sur des faits divers atroces, comme la disparition de la petite Estelle Mouzin par exemple, et suivi d’autres mouvements étudiants. Mais de cette assemblée, une méfiance se dégage. Je la reçois en pleine face. Sans filtre. Les discours de ces jeunes ne sont pas vindicatifs, ils sont même plutôt mesurés. Mais une partie d’entre eux, malgré toute ma bonne volonté, refuse de me faire confiance a priori, pour une raison particulière et qui me dépasse largement. Un an plus tôt, en avril 2005, un séminaire à Deauville de l’état-major du groupe Lagardère, propriétaire de mon journal, a accueilli un invité d’honneur inhabituel : le déjà omniprésent Nicolas Sarkozy. Et à cette occasion, celui-ci a clamé à propos d’Arnaud Lagardère : « Arnaud est plus qu’un ami, un frère. » Bien entendu, cette petite phrase est arrivée jusqu’aux oreilles des étudiants. Et là, sur le terrain, je contemple l’étendue du désastre. Certains refusent de parler « au journal de Sarkozy ». Devant l’amphi bondé, j’argumente, je joue les avocates. Non pas d’Arnaud Lagardère, mais d’une profession, des simples journalistes comme moi, qui essaient de faire ce que j’estime être le cœur de notre travail : aller voir, interroger et rendre compte. Ils m’entendent et visiblement m’écoutent. Je remporte le vote et peux finalement mener mon reportage à terme. Il n’empêche, je reviens à Paris un peu troublée, avec un sale arrière-goût dans la bouche. Jusqu’alors, je n’avais jamais eu à faire face à des réactions de ce type.
Trois ans après cette première alerte, je travaille toujours au service société du Journal du dimanche. La France a commandé quatre-vingt-quatorze millions de doses de vaccins contre la grippe h1n1, mais les citoyens boudent les vaccinodromes géants installés par le ministère de la Santé (au total, seuls six millions de Français iront se faire vacciner). Nous essayons de comprendre les ressorts profonds de ce refus. Dans le bureau d’à côté, une de mes collègues interroge un scientifique de renom. Celui-ci s’esclaffe : « Pourquoi les gens ne se font pas vacciner ? Parce que ce sont les politiques et les journalistes qui leur disent d’y aller, deux catégories de la population que tout le monde déteste. Ne cherchez pas plus loin. » Il ne se doute pas que le tour des mandarins viendra quelques années plus tard, qu’eux aussi seront mis au ban…
Comme la vie d’un journaliste n’est qu’une succession d’imprévus, trois ans passent encore jusqu’à janvier 2012. Nicolas Sarkozy me fait face dans la nuit guyanaise, à la préfecture de Cayenne où il a convoqué les journalistes pour un off censé lancer sa campagne de réélection face à François Hollande. L’air faussement perplexe, il plisse les yeux en déchiffrant le badge qui pend à mon cou : « Vous êtes d’où vous déjà ? Ah ! Le Journal du dimanche ? La dernière fois, en 2007, votre rédaction a organisé un vote interne pour la présidentielle. Résultat, tout le monde a voté pour Ségolène Royal, sauf une personne. Sans doute un pauvre secrétaire de rédaction ? Ou alors c’était peut-être vous ? » Autour de moi, mes collègues écarquillent les yeux.
Nous sommes à présent en 2015. J’ai changé de rédaction l’hiver précédent. En ce mois d’août, je me rends à Frangy-en-Bresse pour suivre la fête de la rose d’Arnaud Montebourg. L’ancien ministre du Redressement productif accueille celui qui est encore une superstar de la gauche, l’ex-ministre des Finances grec Yanis Varoufákis. Alors que les deux hommes sont à la tribune, une petite pluie commence à tomber. Je me débats avec mon parapluie, mon carnet de notes et mon stylo. Un homme s’approche de moi, me demande pour quel journal j’écris. Je lui réponds que je travaille pour Marianne. Il s’empare alors d’autorité de mon parapluie. « Tenez, je le tiens, comme ça vous pourrez prendre vos notes tranquilles et après, moi je pourrai vous lire dans le journal », me lance-t-il. Je proteste pour la forme et finis de suivre le discours bien au sec, protégée des éléments par mon ange gardien. Il faut dire que Marianne entretient une relation quasi passionnelle avec ses lecteurs. Ils sont nombreux à téléphoner ou à écrire à la rédaction quand quelque chose les enthousiasme ou les chagrine, ce qui est plus fréquent.
J’ai souvent réfléchi à toutes ces situations, surtout depuis qu’il m’arrive de donner des cours à des étudiants, à l’Institut pratique de journalisme (ipj). Elles résument assez bien la ligne de crête sur laquelle cheminent les représentants des médias. Une confiance qui s’est peu à peu érodée au profit d’une défiance nourrie par la situation économique, qu’il s’agisse de la concentration des titres ou des interrogations autour de l’actionnariat. Elle vient aussi d’une société qui a soif d’informations alternatives, qui, comme l’a montré la pandémie de la covid-19, cherche à lutter contre son désespoir en se persuadant que la presse lui raconte une réalité sinon fausse, du moins falsifiée. Depuis trente-cinq ans, le baromètre du journal La Croix sur la confiance dans les médias fait autorité. En 2021, il a repéré une rupture à mes yeux très inquiétante, celle des dix-huit/vingt-quatre ans avec l’information : leur intérêt pour l’actualité a baissé de 51 % à 38 % en un an. Pas sûr qu’en 2022, si je vivais la même expérience qu’à Tours, le vote tournerait finalement en ma faveur.
Comment conserver ou retrouver la confiance envers ma profession ? Les journaux y ont répondu par le fact-checking. Comme s’il fallait mettre en avant ce qui est pourtant le fondement même du métier de journaliste : vérifier la véracité des infos données. Oubliant un peu vite que si une info est « pure », son interprétation ne l’est pas et que l’on peut prétendre à l’honnêteté plus qu’à l’objectivité. Dans la période récente, s’est ajoutée une autre difficulté : une partie du public fait le tri entre les médias. Certains méritent d’être crus et pas d’autres, estiment-ils. De petites communautés se regroupent autour de titres ou de sites dont elles suivent le travail selon leurs affinités. Médias qui accompagnent une forme de fracturation voire de communautarisation de la société. Comment répondre à cette crise quand on travaille dans un titre généraliste, un journal « à l’ancienne » ? Il faut sans doute s’astreindre plus que jamais à une certaine ascèse, jamais parfaite. Conserver par exemple l’élastique tendu dans la relation avec les politiques. Admettre qu’il ne suffit pas de refuser de faire relire les interviews pour prétendre être vertueux.
Il faut en revanche compter avec une donnée qui n’évolue pas : la pression continuelle des sources. Ma rencontre avec Nicolas Sarkozy évoquée précédemment est spécifique dans le sens que les rapports entre les journalistes chargés du suivi de l’Élysée et le président de la République sont toujours d’une grande complexité. Mais on peut retrouver le même genre de difficultés ou de pressions avec des chefs d’entreprise, des scientifiques, des penseurs…
Confiance avec les lecteurs ou relation à conserver avec les sources ? L’arbitrage est permanent. À mes étudiants, je répète toujours de ne jamais oublier de quel côté ils se situent : du côté du lecteur, du grand public. Si l’on a tôt fait de nous dépeindre en chiens de garde du système, c’est une lutte infinie, celle de Jacob avec l’Ange, pour, dans la nuit du doute et de la désinformation, rester du bon côté du rivage, celui de la vérité et du courage.