« La vie est l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort. » La médecine a pris au mot cette assertion, en plaçant le maintien de la vie en première finalité de son exercice. « Donner la mort » lui semble ainsi le comble de la responsabilité irresponsable ! Mais cette volonté extrême de protection de la vie ne constitue-t-elle pas paradoxalement une violence inutile ? Elle fait en effet le lit de ce que l’on nomme l’acharnement thérapeutique ou l’obstination déraisonnable. La mort vue non pas comme une fin naturelle, inscrite dans le processus même de la vie, mais comme un échec médical finit par être une étrange attitude dont l’inconscience conduit au manque de discernement.
Sauver la vie à tout prix ! Telle est la finalité, par exemple, de l’action du corps des pompiers. Leurs obligations sont à l’opposé de la moindre réflexion : ils obéissent à des protocoles. Leur mission s’arrête seulement devant trois situations : si la tête est détachée du corps, si le corps est en situation de rigidité cadavérique ou de putréfaction avancée. En dehors de ces cas limites, leur devoir est de toujours tenter une réanimation. Même si elle est déraisonnable devant un corps défenestré du sixième étage, manifestement au-delà de tout signe de vie, ou devant celui d’une personne décédée chez elle depuis plusieurs heures. La famille désemparée attend d’eux non pas le constat de la mort, mais des manœuvres, des gestes de sauvetage, même si ceux-ci sont vains. L’entourage a besoin de ces gestes plus théâtraux et symboliques que nécessaires pour « accepter » la mort.
Cette réaction est d’autant plus compréhensible que la médecine elle-même a aboli la frontière claire entre la vie et la mort. Le concept de « mort cérébrale », défini par un corps dont la destruction complète du cerveau peut s’accompagner du maintien automatique de la respiration et des battements du cœur, a envahi l’imaginaire collectif. Cette césure permet le prélèvement et le don d’organes impossible si la circulation sanguine est interrompue, en raison de la nécrose des organes. La mort cérébrale constitue pourtant pour l’entourage immédiat une transgression majeure du concept de mort. Un corps chaud dont le cœur bat, mais déclaré mort, crée un séisme mental important, qui peut expliquer les réticences d’une famille à tout prélèvement, même si la raison devrait l’emporter. Un être sans cerveau n’est plus, en effet, qu’un corps matériel dont la survie dépend désormais de prothèses de maintenance artificielle.
La mort ayant perdu son caractère évident peut en outre acquérir un aspect transitoire. Une réanimation rapide et efficace peut l’interrompre. Une interruption qui s’inscrit désormais dans l’espace public, où abondent les défibrillateurs destinés à faire repartir, par un choc électrique, un cœur arrêté. Si cette action est entreprise dans les cinq minutes qui suivent l’arrêt cardiaque, la reprise des battements peut se faire avec d’autant moins de séquelles que l’action aura été rapide. Mais le risque demeure de faire de ce corps réanimé avec retard plus une source potentielle d’organes qu’un être humain doué d’un minimum d’esprit. La médecine dit de ces personnes qu’elles sont en « état végétatif ».
Depuis vingt ans, les médias offrent à l’opinion publique l’image de situations insolubles et suscitant des polémiques sans fin. Car la place de la mort dans notre société a radicalement changé. Devenue invisible en dehors des accidents et des guerres, elle est une surprise si inhabituelle qu’elle a disparu de l’univers de la pensée collective, en dehors des enterrements de personnalités civiles ou militaires, des « marches blanches » après le décès d’un enfant ou d’un adolescent tué accidentellement ou lors d’une rixe. Même les étudiants en médecine ne côtoient plus la mort et peuvent terminer leurs études sans voir un seul cadavre ! L’autopsie a en effet disparu de l’enseignement et de la pratique médicale, sauf pour quelques rares volontaires. Elle n’existe que dans son contexte médico-légal.
Cette disparition de la mort de l’espace public n’est pas sans conséquence sur son éviction par la médecine, qui redoute plus que jamais d’y être confrontée. Échec suprême, elle doit être mise à distance dans tous les sens du terme. Le malade mourant ne voit plus s’ouvrir la porte de sa chambre par le chef de service, qui réserve ses visites à ceux qui vont mieux ou chez lesquels l’espoir thérapeutique demeure. Cette éviction de la mort a paradoxalement été accélérée par les prouesses technologiques de la médecine et la création de centres de soin palliatifs.
Les prouesses technologiques ne veulent pas en effet s’embarrasser du constat de l’inadéquation pratique et économique de leur finalité thérapeutique grâce à des stratégies complexes devenues soudain inutiles. Le mourant s’exclut de lui-même de la chaîne de soins sophistiqués. Les soins palliatifs recueillent in extremis le corps exténué et désormais inguérissable, comme s’il fallait que la mort soit assurée par des structures spécifiques. Ces lieux attentifs à ce qui reste de vie, de désir, souvent constitués de soignants – infirmiers(ères) aides-soignants(es) et médecins – exceptionnels, permettent d’affronter la mort le mieux possible. Cela ne signifie pas bien sûr que ce soit toujours le cas, mais la disparition du concept d’échec laisse ici place à une relation humaine riche et parfois lumineuse. La peur des soignants disparaît. Des visites reprennent, qui, autant que possible, ne mesurent pas leur temps, comme s’il fallait avoir à mourir pour retrouver la chaleur attentive d’une relation de soin. Mais ces services ne sont pas bien vus par les services dits « aigus » ou « actifs ». Entendre de jeunes internes exprimer des jugements lapidaires sur ces « croque-morts » en dit long sur cet ostracisme. Leur situation à l’intérieur de l’hôpital est souvent cachée, sans visibilité signalétique : « Il ne faut pas faire peur aux malades. »
La mort est un tabou non seulement hospitalier, mais aussi universitaire. Les diverses spécialités sont enseignées dans leur marche glorieuse, sans place pour la mort. Pourquoi l’enseigner quand la médecine y révèle son impuissance ? Elle reste donc la grande absente de la formation, ce qui explique non seulement la peur panique des étudiants lorsqu’ils y sont éventuellement confrontés, mais aussi le passage de l’acharnement thérapeutique à l’abandon du patient. Les postes universitaires de soins palliatifs sont réduits au statut de professeurs « associés ». Il ne faudrait pas confondre un professeur de cardiologie ou d’hématologie avec un professeur de soins palliatifs ! Il en va différemment en Suisse, par exemple, où le poste le plus prestigieux du chu de Lausanne est occupé par le titulaire de la chaire de soins palliatifs ; cela change tout. Dans d’autres pays européens, les soins palliatifs ne sont pas synonymes de fin de vie, mais d’accueil de situations permanentes ou transitoires d’échec ou d’impasse thérapeutique. Le malade peut ainsi passer du curatif au palliatif et réciproquement. L’instance palliative est un moment de désescalade ou de désactivation thérapeutique, pas seulement d’accueil des mourants.
Reléguer à tout prix la mort dans un no man’s land est d’une extrême violence et explique probablement les demandes sociales réitérées d’euthanasie, afin de se substituer aux longues agonies jugées de plus en plus insupportables par la médecine comme par l’entourage du patient. Le moment crucial du sida, où les malades, jeunes, mouraient à petit feu, a été à la source d’une situation traumatique particulière qui s’étendait aux soignants : souvent animés d’un sentiment de révolte et d’injustice, les malades qui demandaient à mourir étaient peu nombreux, mais leurs proches considéraient que l’angoisse qu’eux ressentaient face à leur agonie justifiait d’y mettre un terme. C’est ainsi que l’association Mourir dans la dignité a trouvé son engagement : donner la mort, ou demander la mort, pour ne pas avoir à l’éprouver !
Le paradoxe qui surgit au xxie siècle réside dans cette contradiction entre une mort indéfiniment repoussée voire niée par les naïves incantations pseudo-scientifiques des transhumanistes et une mort qui reste glorieuse comme celle des soldats tués au combat. Cette dualité a trouvé son expression dans la clandestinité croissante des décès qui échappent à toute présence dans la cité. La mort est en effet totalement absente de l’espace public et a disparu des visions enfantines autrefois nourries des chevaux caparaçonnés de noir marchant tristement, mais avec solennité, du domicile au cimetière, ou des tentures de deuil aux portes de maisons touchées par un décès. En contraste, l’hommage national offert aux militaires tombés au combat, leurs cercueils recouverts du drapeau tricolore, finit par confisquer la seule image de la mort dans la cité. Aujourd’hui, la seule mort qui rassemble est celle du soldat.
En fin de compte, une société, une culture, qui ne laisse plus de place à la mort, qui considère celle-ci comme la conclusion malheureuse d’une maladie grave, donc comme un échec médical, et non comme la fin qui nous attend tous, finit par passer à côté de l’essentiel : elle glorifie une vie dont la valeur, et c’est le dernier paradoxe, se fonde uniquement sur l’oubli de la mort et non sur l’essence même de l’existence.