Unsere Mütter, unsere Väter (« Nos mères, nos pères ») pour le titre original, Generation War en France ou Génération Guerre au Québec, est une mini série allemande en trois parties de quatre-vingt-dix minutes réalisée par Philipp Kadelbach sur un scénario de Stefan Kolditz et diffusée en 2013. Elle raconte le destin de cinq amis âgés d’une vingtaine d’années en 1941 : Wilhelm, un lieutenant de la Wehrmacht qui a combattu lors des campagnes de Pologne et de France, et son jeune frère Friedhelm, qui vont tous deux partir sur le front de l’Est ; Charlotte qui s’engage comme infirmière militaire ; Greta qui reste à Berlin pour tenter de percer dans la chanson et aider Viktor, son amant, fils de tailleurs juifs, à rester en vie. À travers la plongée dans la déchéance de ces cinq jeunes, présentés tout à la fois comme victimes et bourreaux au milieu des horreurs du conflit, l’auteur explore l’humanité d’une génération allemande collectivement broyée. Énorme succès populaire (l’épisode final a été visionné par plus de sept millions et demi de téléspectateurs en Allemagne, soit une part d’audience de 24 % ; prix de la meilleure fiction européenne au Festival de la fiction TV de La Rochelle 2013, International Emmy Awards 2014 de la meilleure série), cette série a déclenché dans les médias des débats intenses entre historiens, philosophes et éditorialistes, ainsi que des discussions sur cette période de l’histoire entre différentes générations d’Allemands. Alors que le statut du tribunal militaire de Nuremberg a établi l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité en 1945 (article 6 de la Charte de Londres), Unsere Mütter, unsere Väter semble inviter à une réflexion sur le voile de honte posé sur une génération entière. Inflexions a trouvé intéressant d’interroger un jeune officier allemand, stagiaire à l’École de guerre à Paris, sur cette série.
Inflexions : Alexander Jünemann, vous êtes un officier de l’armée allemande soixante-quatorze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Que vous inspire l’exercice, complexe et périlleux, que réalise la série Unsere Mütter, unsere Väter ?
Alexander Jünemann : Lors de sa diffusion, j’étais déjà officier depuis douze ans ; cette série n’a donc pas influencé ma volonté de servir et ma vocation militaire. Mais en tant que citoyen allemand, je dois dire que j’ai trouvé intéressante l’approche choisie par Unsere Mütter, unsere Väter. De mon point de vue, pour la première fois en Allemagne, une série a mis en scène des destins singuliers plongés dans la Seconde Guerre mondiale, a traité de celle-ci avec des points de vue subjectifs là où jusqu’alors nous ne l’abordions qu’à travers des documentaires et une historicité froide. À mon avis, c’est la première fois que l’on pouvait voir quelque chose d’un point de vue personnel, avec des nuances. Et c’est la mise en scène de ces nuances qui peut peut-être permettre de mieux comprendre ce qu’il s’est passé à cette époque.
Inflexions : « Chaque génération a un destin, pour cette génération, c’est de survivre » dit la bande-annonce, mettant ainsi en lumière une part de la complexité de la société allemande de l’époque. Y a-t-il aujourd’hui en Allemagne une volonté ou une préoccupation de renouer le fil du temps ?
Alexander Jünemann : Il y a douze années noires dans l’histoire contemporaine allemande pour lesquelles il est encore difficile de parler du « gris ». La bande-annonce de cette série a été vivement contestée, car lorsque l’on dit qu’une génération a un destin, cela laisse penser que celui-ci lui est imposé et donc peut être étranger à sa volonté. Des voix se sont alors élevées pour rappeler que le régime nazi n’est pas tombé du ciel, qu’il a reçu l’assentiment du peuple par une élection. Pour autant, nos pères et nos mères n’étaient pas des machines, ils avaient des sentiments. Cela ne veut pas dire que l’on peut les excuser collectivement, comme il est impossible de faire reposer l’intégralité de la responsabilité sur chaque individu. Unsere Mütter, unsere Väter montre qu’une autre perspective d’analyse de cette période existe. Aujourd’hui, il est évident pour les Allemands qu’il faut être attentif au moment où un régime dictatorial peut se développer, car à ce moment la résistance peut encore changer quelque chose. Si on attend trop longtemps, c’est trop tard.
Inflexions : Le personnage de Friedhelm Winter se transforme au fil des combats en une froide machine à tuer, en un être amoral. Sous le poids des événements, est-il possible de discerner l’humanité des personnages ?
Alexander Jünemann : C’est dur à admettre, mais même si tous les Allemands n’étaient pas des fanatiques nazis et que certains ont même été résistants, la majorité d’entre eux a accepté et a encouragé ce régime. Ils n’en restaient pas moins des humains avec des espérances pour eux et leurs familles. Il est intéressant de suivre le cheminement de Friedhelm Winter, de voir la façon dont la guerre le transforme. Cela me fait penser à une réflexion sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle : beaucoup de pèlerins qui l’empruntent à la recherche de Dieu se sont trouvés eux-mêmes, et d’autres qui ont voulu le faire pour eux-mêmes ont trouvé Dieu. Donc je crois qu’il est parfois possible d’arriver à un destin ou à un endroit non recherché. Le personnage de Friedhelm Winter m’a beaucoup frappé. Il s’agit au départ d’un jeune homme cultivé, appréciant la littérature et la poésie, aimant s’amuser, qui s’oppose de manière passive mais explicite au fanatisme et à l’exaltation de ses compagnons d’armes. Mais au fur et à mesure de l’avancement de la guerre, il devient non pas un fanatique, mais un soldat très obéissant, qui accomplit ses missions sans réfléchir, comme un robot. Brisé par les atrocités des combats, convaincu que tout est voué au néant, il acquiert une froide impassibilité qui le rend terriblement efficace au combat. Et son frère Wilhelm, qui, lui, était plutôt partisan du régime nazi, finit par ne plus y croire et par déserter. Parfois, on vient chercher quelque chose et on repart complétement transformé.
Inflexions : À la fin de la série, l’apparition à l’écran des années de naissance et de mort des personnages principaux – Viktor (1921-1997), Greta (1921-1945), Charlotte (1921-2003), Friedhelm (1923-1945) et Wilhelm (1920- ) –, indique que Wilhelm est toujours en vie. Le lien entre ce passé et le présent est-il une réalité pour vous ?
Alexander Jünemann : Unsere Mütter, unsere Väter n’est pas un titre correct pour ma génération, car la série parle de nos grands-parents. Après la guerre, la première réaction de cette génération a été de nier ce qu’il s’était passé et de se plonger dans la reconstruction. Cela a posé des questions dramatiques. Le chancelier Adenauer, par exemple, avait coutume de dire que l’otan ne le prendrait pas au sérieux s’il présentait des généraux âgés de seulement dix-huit ans. Cela montre qu’il n’est pas possible de couper l’histoire et de tout reconstruire avec seulement les résistants. Cela ne fonctionne pas ; c’est un dilemme pragmatique. C’est la génération de 1968 qui a commencé à interroger ses parents. Pour eux, le titre de la série est correct. Ces femmes et ces hommes ont commencé à demander : « Père, qu’as-tu fait pendant ces années ? Comment cela a-t-il pu arriver ? » J’ai l’impression que pour eux, tous leurs parents avaient été nazis et donc étaient tous coupables de cette catastrophe. Il a pu y avoir une certaine exagération, une certaine radicalité dans cette démarche. Ma génération, elle, semble chercher une position plus équilibrée. Nous devrions pouvoir considérer qu’il existe une place pour la nuance entre la condamnation absolue et l’oubli. Pour certains Allemands, cette période de leur histoire n’est pas toute noire ou toute blanche. Et c’est là que cette série trouve sa place, car elle essaie de combler le vide qui existe entre deux positions opposées, qui sont aussi des positions générationnelles.
Inflexions : Peut-on considérer que cette série participe à un travail de mémoire ?
Alexander Jünemann : La série appartient à l’espace public. Elle peut donc être débattue et de ce fait participer à un travail de mémoire collectif. Mais il faut toujours faire attention, car il ne s’agit pas d’une œuvre scientifique, mais d’une fiction. L’attention du téléspectateur est ainsi attirée par la mise en scène des sentiments et une histoire romanesque. Il faut toujours se rappeler que c’est une approche subjective destinée à divertir.
Inflexions : Peut-on inscrire cette série dans un courant visant à montrer les conflits à travers la subjectivité des combattants, illustré notamment par Clint Eastwood dans la Mémoire de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, sortis tous deux en 2006 ?
Alexander Jünemann : Oui, je crois que l’on peut les comparer, car l’approche est semblable. Mais pour Unsere Mütter, unsere Väter, il était important de ne surtout pas montrer les Allemands comme des victimes. Ce ne serait pas compréhensible pour ceux qui ont souffert, ou pour des nations particulièrement meurtries comme la Pologne. Je le répète, un destin ne tombe pas du ciel. C’est une grande question dans le débat public allemand : un Allemand peut-il avoir été une victime du nazisme ? Je crois que cela est envisageable au plan individuel : il y a eu des opposants au régime nazi, et il y a eu aussi des Allemands qui n’étaient ni des résistants ni des criminels de guerre, qui ont simplement tenté de vivre de façon ordinaire. Mais évidemment, à l’échelle globale, cela est impossible.
Inflexions : Les valeurs et les vertus militaires de loyauté, de dévouement et de courage, par exemple, si elles sont visibles chez certains personnages, sont-elles détachables des atrocités commises par ailleurs ?
Alexander Jünemann : Ce sujet est très important dans les armées allemandes aujourd’hui. Il y a en leur sein un profond rejet des traditions, car nous pensons qu’il n’est pas possible de détacher les valeurs et les vertus des combattants de la finalité qu’ils ont servies. Les campagnes ou les opérations menées avec succès, comme celles de Rommel par exemple, ne peuvent pas être dissociées des crimes commis. Rommel pose ce problème avec acuité, car il n’était pas ouvertement opposé au régime. L’armée allemande de cette période est considérée comme un outil politique directement impliqué dans les directives du gouvernement. La Wehrmacht a commis des crimes de guerre, elle a volontairement appliqué les directives nazies avec zèle.
J’ai appris dans L’Éthique à Nicomaque d’Aristote, qu’une vertu doit permettre de parvenir au juste et au bon, qu’elle doit servir une bonne finalité. C’est ce qui nous permet d’affirmer que les pilotes du 11-Septembre n’étaient pas courageux. Aujourd’hui, il est impossible pour beaucoup en Allemagne de dire qu’un soldat de la Wehrmacht s’est battu courageusement, car le but de ce combat était mauvais. Après la guerre, les vertus militaires comme la loyauté, le dévouement et le courage étaient discréditées. C’est dans ce sens-là qu’il faut comprendre les paroles du chancelier Helmut Schmidt aux jeunes appelés : « Cet État, la République fédérale d’Allemagne, ne va pas vous abuser1. » Aujourd’hui, on peut oser faire vivre ces vertus. Je pense que ma génération commence à distinguer entre la responsabilité indéniable de ses ancêtres et son propre destin, sorti de la culpabilisation extrême. Pour moi, l’imprescriptibilité doit être un rappel et non une transmission de culpabilité entre les générations. La distinction entre les deux est parfois difficile à établir aujourd’hui en Allemagne. Si une nuance n’est pas apportée, comme le propose cette série, il y a danger d’un rejet en bloc de toute culpabilité par une partie de l’opinion allemande, qui risquerait de se porter vers des positions plus tranchées.
Propos recueillis par la rédaction.
1 Le 20 juillet 2008, lors d’une cérémonie de promesse solennelle pour des appelés allemands devant le Reichstag à Berlin.