Ferme accerima proximorum odia
Tacite (Annales, IV, 70)
- Bambari1, Centrafrique, le 3 décembre 2014 en fin d’après-midi
« Hier, l’assassinat d’un membre de l’équipe de protection du président du Comité national de transition (cnt) a été compris par la rive gauche chrétienne comme une attaque peule. […] L’assassinat, en retour, d’un jeune musulman ce jour vers 16 h dans le quartier chrétien proche de l’école nationale des instituteurs a fini de mettre le feu aux poudres : même les plus modérés de nos interlocuteurs appellent désormais devant nous ouvertement à la vengeance, vociférant des : “Tuez-les tous ! Ils sont tous coupables2 !”. »
Point d’orgue de trois journées ininterrompues d’affrontements intercommunautaires, un commando de « jeunes musulmans » prend prétexte de l’assassinat de ce jeune pilote de moto taxi pour s’attaquer, en représailles, à une trentaine de chrétiens. Non contents d’investir le quartier Saint-Christophe à l’arme automatique, les assassins, qui évitent les axes principaux et s’infiltrent par des ruelles étroites impraticables en véhicule, font grand cas de ne tirer que pour blesser leurs cibles : une fois à terre, ces dernières — indifféremment hommes, femmes et enfants — endurent un véritable supplice pour être horriblement (et gratuitement) mutilées à l’arme blanche3. Les meurtriers ne se contentent pas de tuer, mais jouissent vraisemblablement à faire souffrir des personnes sans défense ; prolonger l’agonie est une façon de faire durer le plaisir tiré d’une violence pure qu’une mort rapide ferait trop rapidement cesser4. L’attaque, qui n’aura pas duré plus d’une heure, s’inscrit dans un enchaînement de violences mimétiques frappant alternativement les deux communautés en une terrifiante montée aux extrêmes : assassinat le 2 décembre d’un garde du corps chrétien auquel répond le meurtre du moto taxi musulman le 3 ; le même jour, les représailles évoquées plus haut, lesquelles donnent lieu à des émeutes côté chrétien avec appels au meurtre.
Loin d’être impuissantes, les forces internationales, en particulier le poste avancé du Groupement tactique interarmes (gtia) « Korrigan »5, se déploient pour s’interposer, limitant autant que faire se peut les contacts physiques entre communautés, portant secours aux blessés et cherchant à renouer le dialogue via les leaders locaux. Dans mon carnet, après avoir réussi à éviter que la population de la rive ouest ne traverse massacrer celle de la rive est, j’ajoutais le 4 au soir pour décrire le dispositif adopté en retour par les chrétiens décidés à venger les leurs :
« Un premier rideau de femmes et de jeunes aux comportements proprement aberrants (femmes enceintes frappant leur ventre, jeunes s’allongeant sous les roues des vab6) se complétait d’un second rideau de meneurs armés d’armes blanches ; à quelques dizaines de mètres, des hommes plus âgés en veste de treillis cachant vraisemblablement des armes à feu ; plus loin encore, sur une barricade, des miliciens tirant en l’air. Le vab de tête s’est dégagé aux grenades de désencerclement et au gaz lacrymogène alors que les manifestants tentaient d’y mettre le feu. Si un instant je pensais être parvenu à trouver quelques interlocuteurs plus posés, ils ont vite été submergés par ceux qui, pierres et armes à la main, voulaient de toute évidence en découdre, qu’il en coûte ou pas à la population. Bambari est entrée dans un cycle de violences réciproques que nous tentons d’enrayer pour éviter la montée aux extrêmes ; ceci nous place néanmoins dans une position d’autant plus inconfortable que, très classiquement, chacun des camps ne nous voit désormais que comme le soutien de l’autre. La capacité de parler aux deux, si précieuse quand de part et d’autre la volonté de dialogue l’emporte, se retourne immédiatement en suspicion de collaboration dès que les frères ennemis se tournent le dos7. »
De prime abord, l’enchaînement de violences réciproques pourrait se lire comme l’expression d’un antagonisme essentiel opposant des communautés que l’extrémisme religieux sépare : l’autre est l’ennemi à détruire moins pour ce qu’il fait que pour ce qu’il est, son identité se résumant alors exclusivement à son appartenance religieuse. Et pourtant… À connaître la ville et ses habitants, rien ne semble moins vrai et les ressemblances frappent au contraire bien plus que les différences : à Bambari, début décembre 2014 — comme à Batobadja le mois suivant8 —, des hommes massacrent d’abord et surtout leurs frères. Le décalage observé entre, d’une part, la proximité des bourreaux et de leurs victimes, et, d’autre part, la barbarie avec laquelle les actes sont commis ne manque pas d’interroger sur les ressorts de cette violence totale.
- Le narcissisme des petites différences9
Car force est de constater qu’à Bambari, à l’instar de ce qui peut s’observer dans le reste de la Centrafrique, le conflit oppose majoritairement des gens qui se connaissent pour avoir longtemps paisiblement cohabité. Nombre d’habitants évoquent d’ailleurs, non sans nostalgie, l’époque récente où chrétiens et musulmans vivaient en bonne intelligence sans que des questions de sécurité imposent de créer des quartiers « confessionnellement » purs, séparés les uns des autres soit par des hommes en armes, soit par une coupure naturelle, soit par les deux comme à Bambari depuis début 2014. Certes, certains quartiers — celui dit des « marchands » pour les musulmans ou celui des « agriculteurs » pour les chrétiens – penchaient plus d’un côté que de l’autre, mais dans une juste reconnaissance mutuelle que rien ne semblait pouvoir troubler, les uns produisant ce que les autres se chargeaient de commercialiser.
Signes de cette harmonie, la complémentarité des fonctions économiques, la participation de tous aux institutions laïques, l’excellente entente entre autorités religieuses et l’existence de mariages mixtes qui bigarraient des familles vivant ensemble depuis longtemps pour en faire des stigmates vivants de tolérance et de multiconfessionnalisme10. Ainsi, de mémoire de Centrafricain, Noël était pour tous une fête comme l’était l’Aïd, les uns et les autres s’invitant à tour de rôle à célébrer ensemble, avec force boissons d’ailleurs, ce qui marquait leur calendrier d’une fête particulière. Teintées d’animisme, les deux religions monothéistes rejettent traditionnellement en Centrafrique toute forme d’intégrisme, au demeurant puni par l’État, comme le stipule la Constitution.
Certes, des tensions locales existaient : les éleveurs peuls, nomades, étaient l’objet d’un rejet en bloc des sédentaires des deux bords et, au plan national, les représentants musulmans ne manquaient pas de saisir toute occasion pour dénoncer un sous-développement du nord-est du pays essentiellement peuplé des leurs. Débouchant sur la création d’une coalition militaire — la « Séléka » — pour faire valoir les droits des uns contre les résistances des autres, eux-mêmes défendus par les « anti-Balakas »11, cet antagonisme réel n’a pourtant jamais eu pour moteur l’extrémisme religieux, contrairement aux poussées islamistes observées dans la bande sahélo-sahélienne12. La question de fond est restée celle de l’accès aux ressources en général et au pouvoir en particulier, sans jamais qu’une communauté ne soit réduite par l’autre à n’être vue qu’au travers du prisme de sa seule appartenance religieuse. La Séléka comportait d’ailleurs en ses rangs des chrétiens et nombre de chefs de guerre revendiquaient ouvertement la pluralité de leurs soutiens locaux.
Héritage des temps plus heureux de parfaite mixité confessionnelle, le quartier Saint-Christophe restait fin 2014 le seul îlot chrétien encore habité à l’est du pont, en zone musulmane. Ses habitants, protégés par les troupes du général peul Darass, faisaient grand cas des excellentes relations entretenues avec leurs frères musulmans, et l’imam de la Grande Mosquée appelait lui-même les chrétiens de la rive ouest à suivre cet exemple afin d’éviter le risque d’incompréhension, voire de manipulation, que pourrait susciter une trop longue et importante fracture entre communautés.
Or, ce 3 décembre 2014, c’est le quartier Saint-Christophe, le plus proche et le plus intégré du centre de gravité de la communauté musulmane, qui a été la cible du commando. Une trentaine d’hommes, de femmes et d’enfants, qu’un observateur étranger aurait été bien incapable de distinguer de leurs voisins, ont été sauvagement agressés au motif d’une imperceptible différence alors même que tout, dans l’espace comme dans le temps, participait au contraire de la ressemblance. Certes, cet événement tragique a largement de tous été condamné et le groupe commando, dont certains membres étaient radicalisés de fraîche date, rapidement identifié, localisé et recherché. Pour autant, le décalage saisissant à constater l’extrême cruauté portée à des proches soulève des interrogations paradoxales rappelant celles formulées par Russell Jacoby, qui, en disciple de René Girard, conclut dans son étude que la proximité engendre la rage plus que la tendresse et que la ressemblance plus que la différence semble susciter la violence. L’auteur américain, qui multiplie les cas historiques pour mettre en lumière les ressorts de la violence, rappelle d’ailleurs que le mot « massacre » est apparu dans la langue française après les guerres de religion, des guerres où s’affrontaient des frères avec une cruauté inouïe13.
- La violence du désir mimétique
Cette haine, qui apparaît d’autant plus forte que la distance est faible entre les acteurs, n’est effectivement pas sans rappeler le modèle de violence mimétique développé par René Girard : on ne désire pas quelque chose pour ce qu’il est mais d’abord parce qu’un autre le désire également. À chaque expression du désir se dessine par conséquent la figure d’un triangle dans lequel un tiers joue à la fois le rôle de médiateur (d’aiguillon) et d’obstacle à l’objet désiré. Mécaniquement, plus la distance entre le sujet et ce médiateur est réduite ou se réduit, plus l’obstacle qu’il représente croît et suscite chez le désireux une rage d’intensité proportionnelle. S’élabore ainsi une géométrie dynamique du désir dans laquelle la question de la variation devient centrale : le triangle étant isocèle, les distances entre le médiateur et le sujet désirant, entre le médiateur et l’objet désiré, varient dans des proportions identiques mais avec des valeurs affectives associées inversement proportionnelles. Ainsi, plus le médiateur se rapproche, plus la passion se fait intense et plus l’objet se vide de sa valeur concrète ; à mesure qu’il se rapproche, son rôle grandit et celui de l’objet diminue.
Or, pour Girard, ce schéma interindividuel est, par effet de contagion sociale14, celui qui finit par s’appliquer à « la collectivité tout entière »15, et le professeur de littérature prend comme exemple type d’expression de cette rage collective la Première Guerre mondiale16. Appliqué aux événements observés à Bambari début décembre 2014, ce modèle — qui bien que séduisant n’a pas manqué de susciter des réserves pour son côté systématique et pour sa dimension prétendument herméneutique — offre une grille de lecture intéressante. Dans un État centrafricain en déliquescence et où circulent les rumeurs les plus folles, les jeunes musulmans de Bambari revendiquent pour leur communauté un plus large accès aux ressources qu’ils estiment être non seulement confisquées depuis des années par les chrétiens, mais également objet d’une convoitise accrue depuis le départ en exil forcé du gouvernement Djotodja. Le colonisateur est rendu responsable du différentiel de traitement entre communautés et les forces internationales, en particulier françaises, sont de facto suspectées de « poursuivre le travail » en contraignant les musulmans. Du côté des chrétiens, concentrés sur la rive ouest, l’absence d’accès à la partie est de la ville, qui comporte marchés et institutions, est perçue de façon symétrique comme la preuve d’une captation programmée du pouvoir par leurs frères ennemis. Les forces internationales qui gardent le pont sur la rivière Ouaka sont accusées de protéger les musulmans pour ne pas les avoir totalement chassés de la ville quand l’occasion s’est présentée.
Dans la lutte des uns contre les autres, les raisons invoquées sombrent progressivement dans l’irrationalité jusqu’à totalement disparaître des discours à mesure que la haine croît. Cette dernière atteint souvent un tel degré que les propos tenus finissent par perdre tout lien avec la réalité pour finalement étrangement se ressembler, expressions là encore du processus de montée aux extrêmes et d’indifférenciation que décrit très précisément Girard. Pour celui qui désire protéger sa communauté, seule compte in fine la destruction de ce qui semble faire obstacle, par sa seule existence, à un objet autant désiré qu’il est déconnecté de toute réalité.
Pour le penseur contemporain, la résolution de cette conflictualité essentielle se ferait par utilisation de la puissance collective. Afin d’échapper au cercle vicieux de la réciprocité mimétique, la collectivité immolerait l’un des siens sur la base d’une mimésis collective inversée17, dont la valeur rituelle empêcherait la crise destructrice de se déclencher à nouveau18. Le rite sacrificiel tel que le décrit Girard stigmatise, au sens propre du terme, un ordre social irréductiblement fondé sur l’expulsion sans cesse à renouveler d’une conflictualité essentielle. À l’instar de ses origines dans la tradition hébraïque, le bouc-émissaire concentre sur lui tous les maux qui risqueraient de détruire la communauté ; son expulsion symbolique (exil dans le désert) ou réelle (destruction par sacrifice) devient la condition de survie pour le corps social qui s’en sépare19.
- La cruauté envers le bouc-émissaire, une cruauté de proximité20
Or, autre paradoxe qui éclaire la question de la distance évoquée plus haut, le bouc-émissaire qui « sauve », bien que différent, ne peut totalement être étranger au corps qui l’expulse. Il doit suffisamment lui ressembler pour qu’en se chargeant de ses fautes, le sacrifice ait un sens, donc quelque efficacité. Le processus, qui s’élabore dans l’inconscient collectif, consiste par conséquent à choisir un proche qu’un signe particulier différencie des autres, puis à concentrer toute la haine sur cette différence particulière pour en faire le motif de l’expulsion. Bien souvent, en situation de crise ou de danger, le proche apparaît d’ailleurs — paradoxalement du fait de sa proximité – bien plus dangereux que l’étranger. Il fait plus peur que le lointain, pour lequel on ne se sent que très peu concerné ; il concentre les rancœurs du quotidien et nourrit la haine fratricide.
Face au risque d’indifférenciation ami/ennemi21 qui, pour Girard, conduirait la communauté à sa perte, cette dernière cherche à différencier alors même que tout rapproche en se repliant sur ce qu’elle estime être sa « basic group identity » : même langue, même apparence physique, mêmes signes extérieurs, mêmes croyances animistes… mais deux religions. À défaut d’être visible, la différence doit alors le devenir pour offrir le stigmate essentiel à la polarisation des discours de haine identitaire. Contre toute évidence, ce ne sont pas les différences mais leur suppression vers une plus grande ressemblance qui pose problème au groupe en souffrance22. Apparaissent donc autant cette nécessité d’exagérer (voire de créer) la différence là où la ressemblance l’emporte naturellement que l’obligation quasi impérative de faire preuve d’une cruauté plus effroyable que celle qui serait réservée à un corps totalement étranger.
Cette remarque très générale ne manque pas de trouver de tragiques illustrations dans les guerres civiles, couramment réputées être celles où sont recensées les pires atrocités et celles qui laissent les cicatrices les plus douloureuses quand elles ne se transforment pas en cancer qui ne termine pas de ronger le corps social.
Amputations, éviscérations et mises en scène macabres sont autant d’expressions d’une violence d’autant plus débridée que tous les garde-fous, notamment institutionnels, qui auraient pu permettre d’éviter l’escalade meurtrière ont disparu avec la perte des repères de vie en société. L’état de délabrement des édifices publics n’est d’ailleurs qu’un pâle reflet de l’état avancé de déliquescence d’une administration qui aujourd’hui peine à se rétablir. Or, comme le rappelle Girard, les prescriptions — règles et rites — sont d’abord destinées à désamorcer les effets destructeurs du désir mimétique en participant d’un système de différenciation sociale rendant indésirable aux uns les objets possédés par d’autres. La peur de la transgression et de ses conséquences possibles pour le corps social incite fortement l’individu, dans ces conditions, à éviter de s’affranchir des règles, sinon à risquer de se retrouver dans la position de victime sacrificielle.
Pourtant, pire encore, profitant de cette situation de perte totale de repères, quelques agitateurs instrumentalisent l’insécurité et la violence qui en découle à des fins politiques personnelles. La rumeur devient alors une arme. Dans une mécanique mimétique qui fait de l’imagination son carburant, elle nourrit, oriente et façonne les imaginaires collectifs en décrivant opportunément « le spectacle d’un autre désir, réel ou illusoire »23.
Le cas le plus extrême, mais qui ne manque pas d’intérêt pour illustrer la violence générée par le narcissisme des petites différences, est probablement celui de cet ancien officier du ministère public, chrétien d’origine mais agissant par intérêt pour le compte de la communauté musulmane. Tout porte à croire qu’au-delà des manipulations – on ne compte pas les rumeurs les plus folles que cet adjoint au maire faisait courir en ville –, il fasse partie des bourreaux connus de tous pour être d’une cruauté sans limite envers ses propres coreligionnaires. Sans doute ce cas « d’inversion » illustre-t-il de façon paradigmatique la nécessité d’expurger en soi ce qui peut différencier du groupe avec d’autant plus de rage que cette différence n’est autre qu’une partie de sa propre identité24.
- Sortir de la crise mimétique ? Conscience contre violence25
Comme décrit dans l’introduction, les forces internationales, au premier rang desquelles le poste avancé du gtia « Korrigan », ne sont pas restées impuissantes face à ce déchaînement de violence. Bien au contraire. Aux mesures préventives mises à l’œuvre quotidiennement pour éviter que toute étincelle ne conduise à un embrasement généralisé par simple effet d’entraînement dans le cycle vicieux de la violence mimétique, se sont ajoutées en réaction des actions concrètes sur le terrain, avec les moyens disponibles : renforcement des points de contrôle sur la rivière pour éviter le contact avec ceux qui, de part et d’autre, souhaitaient en découdre, bouclage et contrôle des zones à risque, en particulier le quartier Saint-Christophe, même si les plus petites ruelles ne pouvaient faire l’objet d’une surveillance permanente, intervention au profit des nombreux blessés via les équipes médicales et, bien entendu, tentatives sans cesse renouvelées de rétablir le dialogue.
Car, contre sans doute le systématisme pessimiste de Girard, la crise mimétique n’est pas une fatalité et les effets de « coalescence » sociale par mimétisme – Girard utilise à dessein le mot « contagion » fortement connoté — peuvent avoir des effets positifs qui, en favorisant le dialogue, participent de la pondération des acteurs et de l’autocontrôle social.
Spinoza développe une théorie mimétique plus complète, car aux effets non exclusivement destructeurs26. Constatant que l’indignation provoque la coalescence de la multitude contre celui qui la suscite, il suppose que chacun fera en sorte de ne jamais se retrouver dans la situation où il devra affronter le plus grand nombre, ce qui le conduira naturellement à adapter son comportement. Dans le corollaire de la proposition XX définissant l’indignation comme « une haine pour quelqu’un ayant mal agi envers un autre »27, Spinoza fait explicitement référence à la fameuse proposition 27 de l’Éthique qui définit le principe d’imitation des affects28. En contribuant à propager dans le corps social une même expérience, l’imitatio se fait contagion bénéfique puisqu’elle tend à dégager par la loi du plus grand nombre une norme collective qui, par rétroaction, finit par conditionner l’attitude individuelle.
L’objectif pour la Force internationale consiste par conséquent, en restaurant sa position centrale de in between contre celle de faire-valoir/repoussoir instrumentalisé autant par un camp que par l’autre, à rétablir le dialogue en imposant des repères extérieurs à l’aune desquels sont jugées les actions conduites et seront finalement établies des responsabilités. « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme », souligne Stefan Zweig dans un magnifique texte à la mémoire de Sébastien Castellion29. En ramenant les actes commis à la réalité du droit commun, le négociateur impose la prise de responsabilités publique des leaders qui ne peuvent, sinon au risque de perdre tout crédit auprès de leur population, que condamner les actes inhumains. Cette condamnation publique, que facilitent les enquêtes (ou les menaces d’enquête) conduites pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, provoque une indignation collective qui isole mécaniquement les coupables. Dans une société où l’information circule vite, le jugement commun génère couramment un phénomène d’autocontrôle social : des jeunes viennent spontanément trouver la Force pour dénoncer « ceux qui, par leur comportement, discréditent » la communauté et en profitent pour réaffirmer, avec emphase, leur complète indignation30. Si le processus de sortie de crise n’est jamais simple ni exempt d’arrière-pensées, il serait pour autant dommage de négliger la puissance du phénomène mimétique quand il peut agir pour rétablir des équilibres.
Au-delà des actions militaires de sécurisation conduites, dans la mesure de ses moyens, par le groupement tactique, l’implication des chefs dans ce que la doctrine nomme le key leader engagement est fondamentale31. Contre toute montée aux extrêmes de la violence par enclenchement d’un cercle vicieux mimétique, peut et doit être opposé le processus inverse d’éveil de la conscience collective par un cercle vertueux mimétique. Bien entendu, il est plus aisé de le dire ou de l’écrire que de le mettre en œuvre. Pourtant, avec l’action des unités tactiques sur le terrain, c’est bien l’option qui, à Bambari, début décembre 2014, a permis la sortie de crise. Fragile, difficile, incertain et souvent provisoire, ce recours à la conscience contre la violence est un effort qui, porté par les contraintes que la force légitime fait peser sur les belligérants, est le seul à pouvoir relancer la dynamique de cohésion du corps social là où elle fait défaut. Cette tragique expérience, a priori éloignée de nos considérations hexagonales du moment, devrait cependant nous inciter à davantage réfléchir, via le prisme mimétique, aux risques qu’un communautarisme croissant pourrait faire peser sur la société française à l’heure où la violence de l’islamisme radical séduit certains.
1 Bambari est la deuxième ville de la République centrafricaine. Elle est située dans la préfecture de Ouaka, dont elle constitue la capitale et l’une des cinq sous-préfectures.
2 Carnet personnel du colonel Hervé Pierre, chef de corps du gtia « Korrigan », déployé dans l’est de la République centrafricaine d’octobre 2014 à février 2015.
3 Comme le souligne Wolfgang Sofsky, une fois l’adversaire maté — donc une fois le but atteint —, tout abus de violence est expression d’une violence gratuite, d’une cruauté qui ne poursuit d’autre but qu’elle-même. « La violence est dès lors sans fondement et absolue. Elle n’est rien qu’elle-même. La violence absolue n’a pas besoin de justification. Elle ne serait pas absolue si elle était liée à des raisons. Elle ne vise que la poursuite et l’accroissement d’elle-même » (Traité de la violence, Paris, Gallimard, 1998, pp. 51-52).
4 Lire en particulier Wolfgang Sofsky, op. cit., p. 168 et le chapitre consacré à la cruauté dans Michel Wieviorka, La Violence, Paris, Hachette, « Pluriel », 2005.
5 D’octobre 2014 à février 2015, le groupement baptisé « Korrigan » était armé par une compagnie de combat, la compagnie de commandement et de logistique ainsi que par l’état-major du 3e rima (Vannes). Le chef de corps de ce régiment, le colonel Pierre, en assurait le commandement.
6 vab : véhicules de l’avant blindé. Ces blindés, en particulier en service dans l’infanterie « motorisée », permettent de transporter le volume d’un groupe de combat (dix hommes).
7 Carnet personnel du colonel Hervé Pierre.
8 Le 20 décembre 2014, un groupe anti-Balakas (chrétiens) massacre les sept hommes de la garnison ex-Sélékas (musulmans) de ce village situé environ trente kilomètres au sud de Bambari. Je note dans mon carnet le 21 que nos hommes ont été « confrontés aux résultats d’exactions d’une barbarie sans nom. Torture, démembrement, éviscération, extraction d’organes (avec suspicion d’anthropophagie) ».
9 Freud constate que, curieusement, de petites différences génèrent plus de ressentiment et suscitent plus d’intolérance que des différences majeures. Dans plusieurs de ses écrits, en particulier dans Totem et Tabou, il décrit ce phénomène en le qualifiant de « narcissisme des petites différences ». Exporté dans le champ des relations internationales, le concept lui permet d’expliquer l’intensité des frictions entre pays limitrophes (Malaise dans la civilisation).
10 On notera que l’Atlas sur la République centrafricaine publié en 1984 par les éditions Jeune Afrique ne comporte aucune entrée « Religions ». Le chapitre consacré à la « population » n’y fait en outre aucune référence et celui décrivant l’histoire du pays mentionne simplement l’islam comme participant des vagues de peuplement du pays.
11 En langue sango, « seleka » signifie « alliance » et « anti-balakas », « anti-machettes ». Les premiers sont musulmans et les seconds chrétiens.
12 S’ils soulignent en effet que « jusqu’à présent, la coexistence a été bonne entre les différentes communautés religieuses », les auteurs de Centrafrique, pourquoi la guerre ? (Thomas Flichy de La Neuville (sd), Paris, Lavauzelle, 2014) notent néanmoins le risque de « cannibalisation » de l’islam national par un islam international, beaucoup plus radical.
13 Russell Jacoby, Les Ressorts de la violence, peur de l’autre ou peur du semblable ?, Paris, Belfond, 2014.
14 Cette production mimétique correspond au copycat décrit par les analystes américains pour expliquer le passage à l’acte terroriste de citoyens américains que les services spécialisés n’avaient pas identifiés comme particulièrement « à risque ». Plus généralement, le copycat est celui qui imite volontairement un modus operandi (tueur en série, suicide, braquage) vu dans les médias.
15 René Girard, Mensonge romantique et Vérité romanesque, Paris, Pluriel, 2010, p. 123.
16 Ibid., p. 57.
17 Christian Lazzeri, « Désir mimétique et reconnaissance », René Girard. La théorie mimétique, de l’apprentissage à l’apocalypse, Paris, puf, 2010.
18 René Girard, La Violence et le Sacré, Paris, Hachette, « Pluriel », 2010 [1972], p. 221.
19 René Girard, Le Bouc-émissaire, Paris, Grasset, 1982.
20 René Girard, ibid..
21 En l’espèce, on ne peut s’empêcher de penser aux analyses de Carl Schmitt qui voit dans la disparition des différences politiques entre États les ferments d’une « guerre civile mondiale ».
22 Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville fournit un exemple historique particulièrement éclairant de ce qui s’apparente à des « frustrations relatives », produit d’une proximité jugée trop grande risquant de conduire à l’indifférenciation. « S’il fallait absolument prévoir l’avenir, je dirais que, suivant le cours probable des choses, l’abolition de l’esclavage au Sud fera croître la répugnance que la population blanche y éprouve pour les Noirs » (p. 318). Le racisme serait, paradoxalement, une conséquence de l’égalisation des conditions entre les Blancs appauvris et les Noirs : « Les hommes blancs du Nord s’éloignent des Nègres avec d’autant plus de soin que le législateur marque moins la séparation qui doit exister entre eux. » Cité par Michel Terestchenko, Philosophie politique. Éthique, science et droit, Paris, Hachette.
23 René Girard, Mensonge romantique et Vérité romanesque, op.cit., p. 124.
24 Cette duplicité n’est pas sans évoquer la figure du double dans la littérature, de Maupassant à Stevenson, en passant par Dostoïevski. Chez ce dernier, on pensera en particulier au personnage de Godliakine dans Le Double, mais également à celui de Veltchaninov dans L’Éternel mari. Cette dualité interne de l’homme est également un des fils conducteurs des Notes d’un souterrain.
25 Stefan Zweig, Conscience contre violence, Paris, Hachette, « Le livre de poche », 2014.
26 Hervé Pierre, « Mimétisme et imitation. Penser Girard contre Spinoza », mémoire de master de philosophie sous la direction de Christian Lazzeri, université Paris-X-Nanterre, septembre 2014.
27 Spinoza, Éthique, Paris, Hachette, « Le livre de poche », 2005 [1677], explication de la définition XX, p. 267.
28 Ibid., proposition 27, pp. 222-225.
29 Stefan Zweig, Conscience contre violence, Paris, Hachette, « Le livre de poche », 2014 [1936].
30 S’intéressant au « tournant anthropologique qui fait que désormais la victime est de plus en plus reconnue comme telle », Michel Wieviorka montre comment la voix des victimes brise la logique sacrificielle en en mettant à jour le mécanisme. Polarisant les affects d’indignation et de commisération, bourreaux et victimes sont alors reconnus de la foule pour ce qu’ils sont (Michel Wieviorka, op. cit., p. 305).
31 Le key leader engagement ou kle selon l’acronyme consacré dans la rédaction des ordres, consiste pour un chef tactique à développer des relations fructueuses avec ceux qui comptent dans l’environnement où l’unité dont il est responsable est déployée.