À l’origine, la simple notion d’opinion est étrangère au monde des armées. Les soldats, en effet, ont longtemps été considérés comme devant réfléchir le moins possible, l’initiative individuelle susceptible de découler d’une appréciation autonome de la situation risquant de venir perturber le bel ordonnancement d’une manœuvre collective dont le succès était avant tout déterminé par l’exécution rigoureuse des plans du généralissime déclinés de façon très mécanique jusqu’aux plus petits niveaux.
Bien sûr, on ne s’opposait pas absolument à ce que le soldat puisse éprouver quelques scrupules moraux à devoir donner la mort. On reconnaissait le statut d’objecteur de conscience, même si une telle « objection » paraissait difficile à admettre dès lors qu’il était question de la survie de la patrie. Mais en aucun cas on ne demandait aux exécutants de comprendre de quelle façon leur action individuelle participait à la réalisation d’un objectif militaire ou politique précisément défini. En effet, plus cette action était simple et exécutée comme par réflexe à la réception de l’ordre, moins il y avait de risques qu’elle ne vienne perturber les mouvements de grandes masses d’hommes et de matériels très difficiles à maîtriser.
- Intelligence tactique et appréciation du sens
Le combat évoluant et se mécanisant, l’art de la tactique devenant plus élaboré, l’individu prend une importance nouvelle. Souvent, il met en œuvre des équipements sophistiqués dont le pouvoir destructeur peut être considérable. L’évolution des moyens de transmission des ordres et des comptes rendus permettant de disperser des dispositifs jusqu’alors condamnés à la continuité physique place de plus en plus fréquemment les soldats en situation isolée. L’efficacité tactique passe alors par l’intelligence de ceux qui ont pour simple fonction de mettre en œuvre des ordres conçus par les niveaux supérieurs. La compréhension de la manœuvre partagée par tous les exécutants devient un gage de succès.
Cette reconnaissance de l’intérêt tactique de l’intelligence transparaît de façon particulièrement nette dans la structure des ordres d’opération qui, loin de se limiter à la définition des missions qui seront confiées aux subordonnés, expose de façon très explicite le raisonnement qui a conduit à leur élaboration. Ainsi chacun, avant d’accéder à l’énoncé de l’ordre qu’il aura à exécuter, doit lire les analyses que son chef a faites de l’ennemi qu’il est susceptible de rencontrer, des ordres qu’il a lui-même reçus de son supérieur, des actions que ses alliés doivent conduire… Et quand, à l’issue de cet exposé des motifs très rigoureux, le subordonné parvient à ce qu’il lui est demandé de faire, loin de se voir imposer une succession de tâches à réaliser, il reçoit une mission qu’il va devoir à son tour décliner en ordres pour lesquels lui est laissée une marge d’initiative importante.
Malgré tout, l’appel à l’analyse et à la compréhension constituant une invitation implicite à la contestation de l’autorité1, la hiérarchie militaire invente la notion fort intéressante de « discipline intellectuelle ». Puisqu’il ne saurait plus être question d’interdire à un subordonné de réfléchir – jusqu’à mettre en question, éventuellement, la validité de l’ordre reçu –, on exige de lui, quel que soit son point de vue personnel, qu’il exécute cet ordre avec autant de zèle que s’il était profondément convaincu de son bien-fondé et de sa justesse.
À cette injonction d’intelligence tactique, la période contemporaine ajoute une exigence de définition du sens de l’action militaire. Quand il s’agit de défendre le sol de la patrie, quand la défaite ou le refus de combattre se traduisent par la conquête ennemie, elle-même accompagnée du pillage des propres biens des soldats vaincus, la finalité de l’affrontement est immédiatement et très concrètement perceptible. Quand l’engagement guerrier, en revanche, est lointain, sans ennemi défini, sans menace évidente, le sens d’un engagement combattant à enjeu mortel devient problématique. S’impose alors au commandement, en plus de l’obligation de recours à l’intelligence tactique des subordonnés, l’impératif de justification de la légitimité de l’engagement.
Ce passage de la compréhension tactique à l’opinion est sans doute une des caractéristiques nouvelles du métier de soldat. Les effets de cette transformation très importante n’ont pas encore été recensés, encore moins pris en compte dans la définition des concepts d’engagement et des doctrines militaires. Intuitivement, on mesure cependant bien à quel point on renforce la vulnérabilité d’un soldat lorsqu’au stress du combat, à la complexité de la manœuvre tactique, à la sophistication du service d’armes de plus en plus élaborées, on ajoute la nécessité d’adhésion personnelle et intime à une cause dont les fondements paraissent souvent approximatifs quand ils ne sont pas contradictoires.
- Résister à l’intrusion de l’opinion publique
La hiérarchie militaire admet aujourd’hui que l’une des principales responsabilités qui lui incombe dans les opérations extérieures est la définition du sens. Mais dès lors que le chef militaire accepte d’assumer la lourde charge qui consiste à aider chacun de ses hommes à se forger une opinion au terme de laquelle son engagement opérationnel sera fondé, il entre en concurrence avec une « opinion publique » qui exerce son imperium sur tous les esprits. Cette concurrence est inévitable. Elle se traduit par des confrontations et des télescopages qui peuvent advenir avant, pendant ou après un engagement opérationnel, et qui sont toujours très déstabilisants pour les soldats et leur entourage. On peut tenter d’en donner deux illustrations concrètes portant sur des éléments fondateurs essentiels de l’opinion qu’un individu peut avoir de la légitimité de ses actes : le processus d’élaboration d’une vérité sur laquelle se fondent les débats d’opinion et la notion de bien.
Les soldats, avec une certaine naïveté peut-être, sont enclins à penser que la vision qu’a le public d’une situation donnée s’élabore principalement à partir de l’observation objective et du travail d’investigation « de terrain » que conduisent les journalistes. En 1995, à Sarajevo, cette idée est partagée par tous, chefs et exécutants. Les Casques bleus français du batinf iv engagés au cœur de la ville dans la lutte « anti-sniping » se sont mis en tête qu’en montrant aux journalistes la vérité de la confrontation bosno-serbe dans toutes ses nuances et ses contradictions, ils feront progresser les chances d’apaisement d’une situation conflictuelle qui se nourrit de l’affrontement des propagandes. Las d’observer que chaque voyage de presse entraîne un redoublement de tirs sur la population civile bosniaque (si possible femmes, enfants ou vieillards, dont les dépouilles mortelles sont toujours plus émouvantes) qui traverse « Sniper Allée », ils ont en outre remarqué que ces tirs provenaient – à ces occasions – d’immeubles identifiés et situés sans équivoque possible en zone bosniaque. Révoltés par le cynisme mortifère de miliciens qui tuent les leurs pour mieux manipuler l’opinion, ils imaginent de coupler des caméras aux canons de 20 mm qui sont utilisés pour effectuer des tirs de neutralisation sur les snipers. Ils espèrent ainsi apporter la preuve irréfutable de cette manipulation et de cette cruauté et obtenir que, dénoncée par les journalistes, elles cessent aussitôt.
Les journalistes (essentiellement anglo-saxons) arrivent au bataillon. Le chef de corps leur explique la situation, leur raconte les manipulations, les mensonges dont se nourrissent la haine et la guerre civile. Et puis, certain de les convaincre définitivement, il leur projette le film-preuve tourné par les Casques bleus quelques heures auparavant. Les journalistes, atterrés, admettent la manipulation… et avouent, gênés, qu’il n’est pas question qu’ils relatent ces faits qui ne sont pas en phase avec la ligne éditoriale des médias qu’ils représentent.
Le très grand désarroi qu’ont éprouvé ce jour-là les chefs militaires qui assistaient à la scène ne tenait pas seulement à ce qu’ils découvraient une forme de lâcheté chez les journalistes dont ils avaient sans doute héroïsé à l’excès la fonction. Il provenait en fait de ce qu’ils avaient eux-mêmes bâti leur opinion personnelle, tenté de construire la légitimité de leur combat collectif en s’appuyant sur des jugements et des courants portés par l’opinion publique et dont ils avaient sottement cru que, s’ils étaient parfois biaisés par des partis pris, ils étaient toujours lestés du poids de la réalité observée.
Comme il n’y a pas de bon soldat sans ennemi à combattre, il n’y a pas de crise susceptible d’intéresser l’opinion publique sans victimes et sans bourreaux, sans gentils et sans méchants. C’est autour de cette opposition duale très simpliste que se cristallise et s’organise, pour chaque intervention militaire, le cadre moral dont dépendra, en cours d’action, l’appréciation que chaque soldat portera sur ce qu’il fait : aider le gentil est très bien, interdire au méchant de nuire au gentil est bien, nuire au méchant n’est pas mauvais. L’opinion publique, encore plus caricaturale, préfigure le jugement des soldats avant qu’ils ne partent et, pendant l’opération, continue de dicter aux familles restées en France un alphabet moral très sommaire et souvent très éloigné des dilemmes moraux auxquels sont confrontés les hommes sur le théâtre d’opérations.
L’opération Turquoise (Rwanda, 1994) est probablement emblématique de ce décalage et des brouillages moraux qui peuvent découler des évolutions imprévues et souvent très rapides qui caractérisent les situations de crise. La force Turquoise pénètre en territoire rwandais par l’ouest pour tenter d’arrêter les massacres des populations tutsies par des miliciens hutus. Les soldats français sauvent des centaines de (gentils) Tutsis… parfois aidés par des Hutus (théoriquement méchants) qui ont caché des Tutsis chez eux au péril de leur vie. La ligne de front entre l’armée rwandaise (méchante) et le front patriotique tutsi (gentil) se déplace vers l’ouest en chassant devant elle des centaines de milliers de (méchants) Hutus. Ce terrible exode de pauvres gens soumis à des conditions d’hygiène effroyables et souffrant de dénutrition grave entraîne une épidémie de choléra qui fauche des milliers de (désormais gentils) Hutus. L’onu décide alors la création, dans le quart sud-ouest du Rwanda, d’une Zone humanitaire sûre (zhs) où les réfugiés pourront s’installer et bénéficier de l’aide humanitaire internationale. Les soldats français sont chargés de protéger cette zhs contre toute pénétration de troupes en armes. Ils se heurtent donc aux (pourtant gentils) Tutsis qui entendent bien achever la reconquête de tout le territoire rwandais. Simultanément, ils continuent, à l’intérieur de la zhs, à sauver des (gentils) Tutsis des griffes de certains Hutus (demeurés méchants s’ils ne sont pas malades du choléra ou affamés).
Sans doute l’opinion publique elle-même commence-t-elle à être ébranlée dans les certitudes qui lui permettent de soutenir ses soldats engagés au loin pour lutter en son nom contre le mal. Le seul étalon de bien ou de mal qui permet encore de juger de la moralité de l’action demeure alors l’« interahamwe », le milicien sanguinaire qui a réalisé les massacres collectifs. Celui-là, indubitablement, est le méchant absolu. Lui faire le plus grand mal possible permettrait de rééquilibrer le bilan moral très incertain de l’action quotidienne des soldats. Au vingt-cinquième jour de l’opération, la population hutue d’un village de la zhs tente de lyncher un homme qu’elle dénonce comme interahamwe. Les soldats français doivent s’interposer, sauver l’homme-incarnation-du-mal au risque de leur vie dans une confrontation très tendue qui pourrait dégénérer en un combat avec des Hutus-réfugiés-donc-gentils.
Peut-on se représenter le combat que doit mener en soi-même chacun des soldats confrontés ce jour-là à la tentation ordinaire d’une vengeance attendue par tous et dont, en outre, dépend apparemment le bilan moral de l’opération dans laquelle ils s’épuisent et risquent leur vie depuis plus de trois semaines ? Peut-on mesurer la difficulté qu’a chaque soldat à s’affranchir ce jour-là de l’opinion publique pour tenter, sous une extraordinaire pression psychologique et physique, de se forger une opinion personnelle qui tienne compte de la complexité de la réalité ? Peut-on cependant imaginer qu’il ait un autre choix, qu’il puisse brusquement décider de vivre sans se demander s’il existe un bien et un mal ?
1 « L’autorité est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion se tient l’ordre autoritaire qui est toujours hiérarchique. » (Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1972, rééd.1994).