N°50 | Entre virtuel et réel

Laurie Bonin  Julie Corver

L’art numérique, à la frontière entre le réel et le virtuel

« Nous façonnons nos outils et ceux-ci, à leur tour, nous façonnent », affirmait le théoricien des médias Marshall McLuhan1. Aujourd’hui, les nouvelles technologies redessinent les contours de l’art par le numérique. Et si certains estiment que la programmation, par nature reproductible, ne peut répondre aux conditions d’exécution d’une œuvre d’art, une chose est sûre : cette nouvelle forme d’art suscite l’intérêt et fascine le grand public. Ainsi, en 2018, l’exposition « Au-delà des limites » organisée à La Villette par le Team Lab, un collectif japonais spécialisé dans la création numérique, a attiré plus de trois cent mille visiteurs, dépassant la fréquentation de la rétrospective que le Grand Palais consacrait à Kupka, l’un des pionniers de l’abstraction (un peu moins de deux cent trente mille visiteurs).

Depuis toujours, l’artiste aide l’homme à façonner sa réflexion sur le monde en partageant ses propres interrogations. Pour ce faire, il s’empare des différents supports à sa disposition. Constamment à l’avant-garde, il explore les outils que lui offre son époque afin d’ancrer sa réflexion dans son temps. Ainsi, dès le début des années 1950, le développement des premiers ordinateurs a ouvert une toute nouvelle perspective en démultipliant le champ des possibles. Aujourd’hui, la quatrième révolution industrielle, la révolution numérique, invite à un décloisonnement artistique, à une mutation de la pensée, de l’esthétique mais aussi de la technique. Elle entraîne un changement de paradigme dans la production artistique : c’est le début de l’art numérique.

Les nouvelles technologies bousculent notre rapport à l’art, notamment par le biais du processus de création qui implique une collaboration entre le réel (l’artiste) et le virtuel (le medium numérique). L’artiste endosse un nouveau rôle, celui de chercheur et de scientifique. Il va créer le processus qui fait l’œuvre et non plus l’œuvre finale.

En plus de redynamiser l’art, l’usage des nouvelles technologies est porteur d’espoir pour le secteur artistique. On a pu le constater pendant la crise sanitaire : les institutions culturelles, privées comme publiques, se sont adaptées pour inviter l’art dans les foyers. Des galeries et des musées virtuels ont vu le jour pour offrir de nouveaux moyens de visiter des lieux d’exposition et de contempler des œuvres.

Le secteur artistique a été entièrement repensé par les nouvelles technologies : l’art numérique a permis la création d’un nouveau marché, a donné une nouvelle visibilité aux artistes, tout en s’invitant dans l’espace public, dans nos lieux de vie et de travail, en offrant toujours plus d’expériences sensorielles. Alors, dans quelle mesure l’art numérique a-t-il réussi à bousculer notre rapport à l’art, tout en sollicitant à la fois le monde réel et le monde virtuel ?

  • L’innovation au cœur de la création

La définition la plus simple de l’art numérique est « création artistique qui utilise le numérique comme outil de création ». Il est donc logique de le voir apparaître en même temps que se développent les premiers ordinateurs, dès le début des années 1950. C’est au cours de cette période que l’artiste et ingénieur américain Ben Laposky photographie les ondes sinusoïdales produites par un oscilloscope combiné à divers circuits électriques. Il évoque des « compositions électriques » pour décrire cet art abstrait. En 1961, le sculpteur et architecte Nicolas Schöffer crée à Liège la Tour cybernétique. Haute de cinquante-deux mètres, composée de capteurs, d’enceintes et d’un cerveau électronique, elle entre en contact avec des facteurs extérieurs comme la pression atmosphérique, le vent, la lumière ou encore le son, données restituées par le mouvement de plaques polies, des jeux de lumière et des séquences sonores. Restaurée en 2016, elle permet aujourd’hui aux utilisateurs de Twitter, par exemple, d’interagir avec elle pour modifier ses variables, comme sa couleur, ses mouvements ou la musique émise.

Dans les années 1970, les palettes graphiques et les écrans en couleurs poussent la création encore plus loin. Grâce au programme graphique SuperPaint, certains artistes tels que David Em créent les premières peintures numériques. En 1979, en Autriche, l’organisation du festival Ars Electronica qui prone l’art numérique vient légitimer ces nouvelles pratiques.

Le mouvement se poursuit dans les années 1980 et 1990 avec le développement de l’imagerie 3D. En 1995, pour la première fois, un long-métrage, Toy Story, est entièrement modélisé au format 3D. À la même période, la réalité virtuelle s’impose et va offrir un nouveau terrain d’expression aux artistes numériques. On pense notamment à l’Algérien Maurice Benayoun, qui, la même année, réalise Le Tunnel sous l’Atlantique : un tunnel simulé par ordinateur permet à des utilisateurs situés de chaque côté de l’océan, au Centre Pompidou de Paris et au musée d’Art contemporain de Montréal, d’interagir et de se rencontrer dans un espace virtuel.

D’année en année, les innovations technologiques se succèdent, et les artistes continuent de s’emparer des médias à leur disposition afin d’explorer les liens entre l’art et la science. Mais le lien entre art et mathématiques n’est-il pas beaucoup plus vieux que ce que l’on pourrait croire ? Faut-il vraiment dater cette interaction entre art et technologie des premiers ordinateurs ? En effet, « numérique » trouve son étymologie dans le terme latin numerus qui signifie « nombre », or le nombre n’est-il pas à l’origine de toute création ? Léonard de Vinci, en 1490, avait créé les proportions parfaites du corps humain idéal, L’Homme de Vitruve, en s’appuyant sur les mathématiques et la géométrie !

L’appellation « art numérique » apparaît seulement à la fin des années 1990. Auparavant, on évoque l’« art informatique », l’« art électronique » puis l’« art interactif ». Aujourd’hui, il se définit comme l’ensemble des œuvres qui s’approprient les nouvelles technologies pour questionner le rapport de l’homme au numérique. « Il n’y a pas de différence entre le monde réel et le monde virtuel »2, affirme le philosophe spécialisé dans la révolution numérique Stéphane Vial. En effet, l’éclatement du numérique a brouillé les frontières entre le monde organique et le monde virtuel, laissant place à la confusion entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Aujourd’hui, les nouvelles technologies font partie intégrante de notre réalité, et l’art numérique, plutôt que d’inhiber notre humanité, la renforce en ouvrant le champ des possibles. Plus que tout, il est capable de nous plonger dans une expérience sensorielle, en modifiant notre perception du temps et de l’espace. À la frontière entre le monde virtuel et le monde réel, cet art perceptuel sollicite nos cinq sens et bouleverse notre conception traditionnelle de l’art.

  • De la contemplation à l’expérimentation

Le paradoxe fondamental de l’art numérique est que celui-ci est profondément ancré dans le réel. On a pu le constater avec l’effervescence qu’ont provoquée les premières expositions présentées à l’Atelier des Lumières. Son ancien directeur, Michael Couzigou, aimait à expliquer que « le but est de proposer une immersion totale dans l’art. Le visiteur n’est pas dans un musée traditionnel, avec des tableaux au mur et des panneaux explicatifs. Il est invité à déambuler au milieu des œuvres. Cela crée une émotion dès les premières minutes ».

  • L’art interactif

Les dernières années, l’art numérique tend vers un art de plus en plus expérientiel, qui engage le corps du spectateur et sollicite tous ses sens. L’artiste numérique emploie plusieurs méthodes pour provoquer des expériences sensorielles et émotionnelles, notamment l’art interactif. Alors que l’œuvre traditionnelle invite à la contemplation intellectuelle, l’œuvre interactive, elle, implique une réelle participation du public. L’artiste use de capteurs de son, de pression, de température ou de mouvement pour permettre au spectateur d’interagir avec l’œuvre et de se l’approprier. Ces capteurs peuvent être accompagnés d’une caméra, d’un clavier ou d’une souris, offrant au spectateur un dialogue en temps réel. À titre d’exemple, le collectif Scale a créé Résistance dans le cadre de l’exposition « Paris Musique Club » à la Gaîté lyrique en 2016 : le spectateur était invité à jouer des notes sur un piano modifié, dont la musique générée était retranscrite en parfaite synchronicité dans un dispositif visuel et lumineux en suspension.

  • L’art immersif

La notion d’expérience est centrale dans l’art numérique. Elle est à la fois émotionnelle, sensorielle et corporelle, et peut être renforcée par l’aspect immersif de certaines œuvres. Le spectateur est alors plongé dans une expérience à la fois visuelle, auditive, olfactive ou tactile. Tous ses sens sont sollicités afin de repenser la frontière entre œuvre virtuelle (œuvre de l’artiste) et monde réel (sensations du spectateur). Avec les œuvres traditionnelles, les artistes s’intéressent à l’esprit du spectateur; avec le numérique, ils s’emparent aussi de leur corps en le plaçant réellement au centre de l’œuvre. Le public est de plus en plus friand de ce type d’expériences, comme l’a prouvé l’engouement autour de l’exposition « Au-delà des limites ».

  • L’art génératif

Là où l’œuvre traditionnelle se présente sous sa forme achevée, l’œuvre générative est autonome, en évolution constante. Là où l’artiste peut mettre plusieurs mois à parvenir au résultat souhaité, le numérique lui permet de créer un algorithme capable de produire des milliers de résultats artistiques. À titre d’exemple, l’artiste et musicien japonais Yoshi Sodeoka donne naissance à des œuvres génératives néo-psychédéliques en explorant de multiples médias et plateformes, absorbant le spectateur dans une remarquable expérience sensorielle. Elles sont générées en temps réel à partir du son intégré dans l’algorithme, rendant l’expérience d’autant plus unique et personnelle. On pense notamment à A Garden Pond, au sein de laquelle la musique et les couleurs se meuvent ensemble, permettant presque au spectateur de ressentir les vibrations. Ou dans un autre registre, à Orbites, une sculpture monumentale composée de neuf anneaux en aluminium et de sept mille led dont le volume est sans cesse transformé grâce au pilotage d’un logiciel auto-génératif et qui a été exposée par l’artiste Miguel Chevalier au cœur du centre commercial Beaugrenelle en 2019. Cette forme d’art surprend le spectateur dans la mesure où le résultat est aléatoire et que cette pratique invite au questionnement : les machines seront-elles les artistes de demain ?

Finalement, l’art génératif est capable d’offrir une réalité esthétique à ce qui est immatériel tout en véhiculant des messages à forte portée. L’installation artistique Pollution, pensée par l’artiste Parse/Error, se fonde ainsi sur l’indice de qualité de l’air de sa géolocalisation pour générer un jeu de lumières. Grâce aux données récupérées par le projet World Air Quality, l’œuvre générative permet au spectateur de visualiser l’invisible : la qualité de l’air qui l’entoure.

L’œuvre numérique est donc en rupture totale avec celle plus traditionnelle. L’artiste écrit son propre langage informatique et l’ordinateur exécute l’œuvre en fonction des règles définies par le code. C’est la notion même d’artiste qui est remise en cause, dans la mesure où il n’est plus le seul maître du destin de sa création.

  • Vers de nouveaux horizons porteurs d’espoir

Certains estiment que l’arrivée du numérique a fait perdre à l’œuvre d’art son aura, tenue de son statut d’objet unique, de son caractère inimitable, inscrit dans une sphère spatio-temporelle. Et il est vrai que nous assistons ainsi à la désacralisation de l’art traditionnel, avec de nouvelles méthodes qui s’inscrivent dans l’air du temps, qui font émerger une forme d’art porteuse de sens pour le monde dans lequel nous vivons et celui dans lequel nous arrivons.

Le marché de l’art a été repensé pour prendre en compte ces nouveaux mouvements artistiques. Internet et les réseaux sociaux, tout d’abord, ont permis aux artistes de s’exposer en dehors du cadre restreint des galeries d’art, qui leur étaient souvent inaccessibles. Puis la crise sanitaire a contraint les lieux d’exposition traditionnels à s’adapter et certains ont dû se digitaliser, ce qui leur a fait perdre leur dimension sacrée. Aujourd’hui, les Non-Fungible Tokens ou « jetons non fongibles » (nft) permettent de monétiser des biens immatériels numériques, dont les œuvres d’art numériques, générant un certificat d’authenticité inscrit sur une blockchain permettant la traçabilité de la transaction. Sur les plateformes dédiées à ce marché, l’artiste a la possibilité de vendre ses œuvres au prix qu’il estime correspondre à son travail. Les maisons de vente aux enchères traditionnelles ont pris le parti de s’adapter à ce nouveau marché. C’est ainsi que l’artiste Beeple, de son vrai nom Mike Winkelmann, a secoué le monde de l’art en février 2021 lorsque son œuvre Everydays : The First 5000 Days a été vendue selon ce procédé à soixante-neuf millions trois cent mille dollars par Christie’s, faisant de lui l’artiste vivant le plus coté au monde.

Ce prix attribué à un jeton non fongible est saisissant, mais il représente une réalité : en 2021, le marché du nft s’élève à quarante milliards de dollars. Il est détenu à 40 % par la Chine, 32 % par les États-Unis et 28 % par le reste du monde. L’effervescence y est telle que le 3 janvier 2022, la plateforme de vente principale de nft, OpenSea, a réalisé deux cent cinquante-cinq millions de dollars – et deux cent quarante et un le lendemain. Les prévisions pour l’année 2025 sont de quatre-vingts milliards de dollars. Quoi qu’en disent les sceptiques, ce marché a devant lui de belles perspectives d’avenir puisqu’il s’étend à d’autres secteurs que celui des beaux-arts : la musique, le métavers, le jeu vidéo, le marketing, le luxe, la santé, la finance…

Après le grand public, ce sont les entreprises et les institutions qui s’intéressent à cette technologie. Les initiatives autour de l’art numérique se développent à une vitesse impressionnante et les opportunités d’entreprises au fort potentiel qui en découlent sont tout aussi nombreuses. C’est le cas de la galerie d’art numérique Artpoint, qui s’est donnée pour mission d’apporter l’art dans les lieux de vie afin d’enrichir l’expérience du public et de revaloriser les espaces. Grâce à un portefeuille de plus de deux cent cinquante artistes et à un catalogue de plus de trois mille œuvres, elle invite l’art numérique dans les bureaux, les hôtels ou encore les centres commerciaux, avec pour objectif de permettre la rencontre entre l’art et son public. Elle a également pour ambition d’offrir une nouvelle visibilité à une génération d’artistes ne rentrant pas dans le moule de l’art traditionnel, en proposant à ceux-ci une rémunération juste et équitable.

Les œuvres numériques présentent une autre singularité : les artistes ne visent pas l’acte de contemplation, mais la transmission d’un message à forte portée. On pense à Beeple, qui a réalisé de nombreuses œuvres dénonçant les angoisses que font naître les enjeux environnementaux, technologiques et socio politiques (Jong v.2.0, July 4th, 2032, California, Endless Memorials, Emoji Infestation…). Leur diffusion sur les réseaux sociaux facilite la communication au plus grand nombre des convictions et des valeurs, notamment liées à l’actualité, des artistes. Beeple expose ainsi gratuitement l’intégralité de ses créations sur ses réseaux et sur son site Internet – rien n’entrave leur accès, contrairement à ce que propose le schéma traditionnel des lieux d’exposition, où les œuvres d’un même artiste sont localisées dans différents territoires.

L’art numérique est porteur de nombreuses opportunités et ouvre le champ des possibles à l’expression artistique. Malgré sa dimension technologique et virtuelle, il collabore avec le réel de par son aspect sensoriel : tandis que l’esprit contemple l’œuvre, le corps interagit avec celle-ci, provoquant une déferlante de sensations et d’émotions. C’est là que l’art numérique réussit son pari : émouvoir.

L’art numérique ne nous éloigne pas du réel, plus encore il nous en rapproche ! Ses fondements sont les mêmes que ceux de l’art « traditionnel » : il interroge, rassemble, émeut et invite à vivre une expérience singulière. Et il se démocratise sans rien retirer à celui-ci. D’ailleurs, il s’en inspire : un premier musée d’art digital a ouvert ses portes en 2020 au Portugal, dans la région de l’Algarve. La vitesse à laquelle évoluent les nouvelles technologies nous pousse à nous interroger sur l’avenir de l’art numérique : quelle forme prendront les lieux d’exposition dans les métavers ?

1 M. McLuhan, Understanding Media, 1964.

2 S. Vial, There is no differences between the “real” and the “virtual”, Conférence internationale Theorizing the Web, édition 2013.

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