Inflexions : Existe-t-il dans le langage ou la terminologie militaire une définition de l’expression « belle bataille » ?
Stéphane Faudais : Votre question est intéressante, car elle peut révéler un certain décalage entre l’expérience des militaires et la perception ou l’imaginaire des « non-praticiens » de l’art de la guerre. Personnellement, j’ai très rarement entendu des militaires utiliser cette expression. En revanche, vous, comme moi, avons entendu parler de belle bataille dans de nombreux domaines non militaires pour peu qu’il y ait, d’une part, une certaine âpreté dans le « combat », fût-il immatériel, et, d’autre part, une « victoire » difficile à obtenir, mais finalement écrasante. Derrière l’expression « belle bataille », il y a une notion de suspens et d’indécision du résultat, mais aussi d’engagement déterminé. Elle apparaît souvent dans les champs politique, social, sanitaire, économique ou commercial.
Par ailleurs, comment ne pas évoquer le paradoxe de cette expression qui n’est ni plus ni moins qu’un oxymore. La bataille, c’est le choc de deux armées. Comment une bataille, avec ses cadavres, les cris des blessés, les larmes et les grincements de dents, pour reprendre une expression biblique, pourrait-elle être belle ? Napoléon III, visitant les ambulances de Solferino dans la nuit du 14 au 15 juin 1854, avait demandé à ses maréchaux qu’on arrête de lui dire que venait de se dérouler une belle bataille… En tout cas, de prime abord, ces deux termes ne semblent pas faire bon ménage.
Inflexions : Les uniformes peut-être ?
Stéphane Faudais : Au xviiie siècle, celui de la guerre dite « en dentelles », paradoxalement, ici aussi, les batailles sont particulièrement féroces ; on voit l’ennemi dans le blanc des yeux. Plus tard, souvenons-nous de Solferino, évoquée il y a un instant, où les uniformes, en particulier ceux de la Garde impériale, sont splendides, mais dont le spectacle suscite chez Henri Dunant le besoin de créer l’organisation d’aide aux blessés qui deviendra la Croix-Rouge. Certes le musée de l’Armée a présenté une magnifique exposition avec « Les canons de l’élégance », mais ce n’est pas parce qu’il existe des éléments esthétiques voire artistiques indéniables dans les uniformes et les armes, essentiellement pour des raisons pratiques ou symboliques1, qu’il faut nécessairement en conclure que la bataille peut être belle. Si tel était le cas, il ne pourrait y avoir aujourd’hui de belle bataille, tant les uniformes sont d’abord pratiques et efficaces. Au prisme de ce seul critère de la beauté, le combat des soldats du xxie siècle pourrait être moins esthétique. Pourquoi le serait-il ?
Inflexions : Le général du Barail n’a-t-il pas dit « Plus on se croit beau, mieux on se bat » ?
Stéphane Faudais : Certes. Et en 1914, le lieutenant de Gironde ne disait-il pas « Il faut être beau » avant de charger ? Ce que je veux vous dire, c’est que l’esthétique, au sens pictural, ne peut pas être un critère de discernement tactique pour les militaires contemporains, si tant est qu’il ait véritablement existé chez nos anciens. Pour moi, l’expression « belle bataille » n’est pas et ne peut pas être un concept militaire. Tout cela me semble trop esthétisant. Sauf si on se place sur un plan plus philosophique ou déontologique, mais nous en reparlerons. C’est ce que Gironde affirmait en creux, avec l’idée que le beau engendre le bien.
Inflexions : Pourtant on parle d’« art de la guerre »… Et avec l’art apparaît la beauté.
Stéphane Faudais : Nous ne sommes alors plus dans le même registre. Revenons à une définition de l’art de la guerre. D’abord, malgré toutes les difficultés de définition, un art, ce sont des techniques, une méthode et une théorie sur la manière de faire. Mais, comme le rappelle Foch en commentant Napoléon, « en matière d’art, savoir les règles [techniques] n’est pas synonyme de pouvoir créer »2, c’est-à-dire de pouvoir imaginer comment prendre l’ascendant sur son ennemi en utilisant toutes les techniques à sa disposition. Il y a art en ce que l’esprit humain conçoit et parce que chaque esprit humain, avec les mêmes outils, crée des objets différents. L’art de la guerre, c’est d’abord l’art du chef, c’est-à-dire sa culture, son travail, son intuition, mais aussi sa capacité à se faire comprendre et à faire exécuter ses ordres facilement. En tenant compte d’une réalité concrète et complexe, qui part de la boue du terrain et va jusqu’à la psychologie de l’adversaire, en passant par la force morale de nos propres soldats. La difficulté est que les composantes de cet art sont à la fois plus nombreuses et plus complexes, au point qu’Hervé Coutau-Bégarie explique que « l’art du stratège s’éloigne de plus en plus du champ de bataille et déborde de la sphère militaire pour mettre en œuvre des forces relevant de différentes dimensions »3.
Inflexions : Nous nous éloignons du thème de la beauté.
Stéphane Faudais : Non, au contraire. À partir de l’art de la guerre, de l’utilisation personnelle des moyens mis à sa disposition, le chef militaire réalise une sorte d’œuvre. Dès lors, nous pouvons nous demander comment il pourra résulter de ce croquis initial, de cette esquisse, un « chef-d’œuvre », beau intellectuellement, voire esthétiquement. La beauté ne se résume alors pas seulement à la bataille, mais plutôt à la tactique, à la stratégie, donc à la façon dont on combine les moyens, matériels, immatériels et humains, pour atteindre un objectif le plus efficacement possible, pour imposer sa volonté à l’ennemi.
Inflexions : Seriez-vous en train de dire que la beauté, c’est l’efficacité ?
Stéphane Faudais : Non, c’est trop réducteur. Prenons deux exemples. Nous venons de fêter le soixante-quinzième anniversaire des débuts de la bataille du Monte Cassino. En 1944, la stratégie des Américains était de prendre Rome au plus vite en profitant de la supériorité mécanique de leurs unités. Pour cela, ils ont décidé de passer par le verrou routier en contrebas de l’abbaye du Mont-Cassin. Ils échouent plusieurs fois, détruisant même le monastère pluriséculaire de Saint-Benoît. Ils échouent jusqu’au moment où ils suivent les conseils du général Juin, tacticien clairvoyant et chef tenace, qui propose de manœuvrer enfin, d’utiliser la montagne et les troupes qui la connaissent, de transformer la contrainte en opportunité et d’inverser le rapport de force. L’ennemi craignant l’encerclement préfère alors abandonner le terrain. Autre exemple : Austerlitz, dont la manœuvre de déception est un chef-d’œuvre tactique.
Inflexions : Vous allez nous dire que la beauté réside dans la manœuvre ?
Stéphane Faudais : En quelque sorte. Plus que la bataille, c’est la manœuvre qui est belle. D’ailleurs, c’est ce terme que les militaires utilisent volontiers pour caractériser a posteriori une action. C’est le général de Monsabert face à Sienne en juin 1944. Commandant la 3e division d’infanterie algérienne, il a été révolté, sans doute par conviction religieuse, par la destruction du Mont-Cassin le 15 février. Avec son ami et supérieur le général Juin, il s’était promis de protéger les lieux culturels et sacrés. Juin avait donné des ordres en ce sens. En préparant les combats de Sienne, Monsabert demande à son état-major de répertorier tous les bâtiments religieux ou anciens de la ville. Le général Besançon, son général commandant l’artillerie divisionnaire, découvre le plan cerclé de zones interdites de tirs. « Vous feriez mieux, mon général, de me dire les points sur lesquels j’aurai le droit de tirer », s’exclame-t-il. Le général de Monsabert lui répond alors avec une de ses boutades habituelles : « Tirez n’importe où vous voudrez. Mais si vous avez le malheur d’atteindre au-delà du xviiie siècle, on vous fera fusiller4. » Le résultat est que les Allemands, sous la pression des Français qui affichent leur présence tout autour de la ville, évacuent cette dernière. Elle tombe intacte aux mains de Monsabert. Voilà une belle manœuvre, n’est-ce pas ?
Inflexions : Alors, qu’est-ce qu’une belle manœuvre ?
Stéphane Faudais : J’ai cherché une définition. Je n’en ai pas trouvé. Je caractériserais cependant la « belle manœuvre » par un objectif simple, une conception simple de la mise en œuvre des moyens et donc une exécution tactique et logistique compréhensible par tous, permettant, comme à Austerlitz, de savoir ce que le chef veut faire. Ce qui est beau, ce n’est pas uniquement le résultat, mais aussi l’articulation pensée des différentes actions et l’accompagnement « réactif » du déroulé du plan initial. À mon sens, la manœuvre est belle aussi lorsqu’elle utilise les principes de la guerre définis par Foch : économie des moyens, liberté d’action, concentration des efforts.
Inflexions : Rechercher le beau geste, la belle manœuvre serait donc un objectif en soi ?
Stéphane Faudais : Non, bien sûr. Les principes de Foch sont en fait des garde-fous dans le processus de réflexion et de préparation de la manœuvre. Devant Sienne, Monsabert ne cherchait pas à faire une belle manœuvre, mais à protéger la ville et ses sites remarquables des destructions. De cet objectif ont suivi des modalités d’action pour l’artillerie, mais aussi pour l’infanterie. Nous pourrions même dire qu’une belle manœuvre est surtout un constat a posteriori, lorsque les enseignements de l’action passée sont révélés, analysés. Face au Monte Cassino, les Américains n’ont appliqué ni le principe de liberté d’action ni celui d’économie des moyens. Ce qui, en revanche, a été fait en mai 1944 lors de l’offensive du Garigliano citée tout à l’heure.
Inflexions : Vous n’avez pas parlé de victoires napoléoniennes ?
Stéphane Faudais : Non. Mais le sujet est plus facile. Nous retrouvons par exemple le même enchaînement – vision, organisation, ordres simples – tout au long de la campagne de 1805 avec, sous forme de poupées gigognes, le déroulé des batailles elles-mêmes. Cela est valable pour la prise d’Ulm, pour laquelle Napoléon manœuvre pour enfermer les Autrichiens dans la ville. Mais aussi pour Austerlitz, encore une fois. Napoléon donne l’illusion à ses ennemis qu’ils ont l’initiative. Or c’est lui qui a choisi le lieu de l’affrontement, c’est lui qui oriente en permanence la manœuvre et prend l’ascendant. Avec la campagne d’Espagne, nous aurions des contre-exemples riches que nous étudions d’ailleurs. La manœuvre est donc un « choc » d’intelligences autant qu’un choc d’armées.
Inflexions : Et vous, vous apprenez à vos officiers stagiaires à devenir intelligents ?
Stéphane Faudais : Oui, en quelque sorte (rires). Mais ils ne m’ont pas attendu pour l’être. Plus sérieusement, la chaire de tactique générale à l’École de guerre dont je suis le titulaire contribue à faire mûrir des officiers qui ont déjà une expérience tactique concrète au niveau de la compagnie ou équivalent5. Ils ont tous connu le combat. En revanche, il leur faut revoir et approfondir la tactique générale, améliorer les connaissances des autres spécialités du combat aéroterrestre, apprendre le travail d’état-major, lire et réfléchir, comprendre leur environnement, apprendre le métier de chef tactique avant de devenir des chefs opératifs et stratégiques. Il faut mettre du liant à tout cela, avec des repères historiques militaires, clairs et simples. Nous le savons, les futurs décideurs de l’armée de terre ont en effet besoin de réfléchir beaucoup, en amont, pour être capables d’analyser rapidement les situations auxquelles ils sont confrontés, avant de prendre des décisions claires permettant une exécution tout aussi claire. Cette maturation prend nécessairement du temps. Ils seront alors capables de concevoir une belle manœuvre. Ou plus exactement, ils auront les moyens techniques, la méthode et la théorie pour pratiquer correctement l’art de la guerre.
Propos recueillis par Jean-Luc Cotard
1 Voir Les Canons de l’élégance, catalogue de l’exposition, Paris, Éditions Faton, 2019.
2 F. Foch, Des Principes de la guerre, présentation André Martel, Paris, Imprimerie nationale, 1997, p. 105.
3 H. Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, Economica, 2e édition, 1999, p. 335.
4 H. de Turenne, D. Costelle et J.-L. Guillaud, Les Grandes Batailles. La bataille d’Italie et le corps expéditionnaire français (1943-1944), diffusé en 1971. Interview du général de Monsabert à 1 h 29’ 30 sur YouTube.
5 Une compagnie, ou le volume d’une compagnie (sous-groupement tactique interarmes, sgtia en jargon militaire contemporain), représente une bonne centaine d’hommes structurées en quatre ou six sous-entités avec des spécialités différentes.