Si le djihad a longtemps été considéré uniquement comme une affaire d’hommes, il est important de relever que les femmes, bien que toujours minoritaires dans ce phénomène, y jouent également leur partition. Moins visibles que les hommes de par les rôles qu’elles endossent, on les a longtemps crues passives, cantonnées à des tâches peu importantes voire limitées à une fonction reproductrice. Souvent regardées comme victimes avant d’être tenues comme actrices de leur engagement, ces femmes apparaissent comme une anomalie dont on peine à saisir la rationalité, d’autant plus si elles ont grandi en Europe. Alors qu’elles ont été élevées dans des sociétés prônant l’image d’une femme libre et libérée, quels bénéfices pourraient-elles tirer d’une adhésion à une idéologie qui semble leur promettre l’exact contraire ? Quelle Européenne pourrait sciemment désirer une vie de privation, reléguée au foyer, et qui plus est dans un pays en guerre ? Pourrait-elle délibérément choisir d’être aliénée ?
Les départs de femmes, parfois très jeunes, pour les zones de djihad ont pu soulever ce type d’interrogation et révéler le caractère contre-intuitif d’un engagement féminin européen. Il s’agira ici d’essayer de mieux comprendre nos difficultés à penser ce type d’engagement, mais aussi de développer certaines pistes pour tenter de le cerner, en s’attardant notamment sur ce qui est attendu d’une femme dans une entreprise djihadiste et sur les défis que soulèvent celles qui ont voulu être des djihadistes comme les autres, sans pour autant revendiquer une forme d’égalité avec les hommes.
- Pourquoi partir en Syrie ?
Qu’est-ce qui a pu motiver des femmes européennes à partir en Syrie ? La difficulté à répondre à cette question réside principalement dans le fait que nous manquons de données empiriques pour produire un travail exhaustif sur la question. Une autre est de se heurter à un certain biais de genre, particulièrement coriace, lorsqu’il est question de femme et de violence : très peu étudiée, la problématique de la violence féminine révèle la complexité à penser la femme dans un rapport actif avec la violence, dans des sociétés où elle est avant tout considérée comme victime de violence1.
Dans le djihadisme contemporain au féminin, ce biais s’exprime surtout par le fait de vouloir expliquer l’engagement des femmes autrement que par une intentionnalité propre, voire une adhésion à la cause, car le bénéfice qu’elles retireraient d’une telle appartenance n’apparaît pas comme évident. On cherche alors à produire une explication alternative afin de faire sens d’un engagement qui semble n’en faire aucun de prime abord, et permettre de penser néanmoins la femme actrice de violence comme victime avant tout d’une forme de violence. On a pu voir ce mécanisme à l’œuvre dans le cas des auteures d’attentats-suicide2, où on a eu tendance à expliquer leurs actes en puisant plus dans le registre d’une histoire personnelle dramatique que dans celui de la conviction idéologique : le passage à l’acte de Muriel Degauque, une convertie belge considérée comme la première femme bombe humaine européenne, et seule connue à ce jour, qui s’est faite exploser en Irak en 2005, a pu par exemple être expliqué par une forme dépressive occasionnée par le traumatisme du décès de son frère, ou encore par le fait qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants en raison d’une maladie qui la privait génétiquement d’utérus3.
Expliquer un engagement féminin dans le djihadisme par des motifs plus émotionnels qu’intellectuels est une tendance que l’on retrouve encore aujourd’hui : s’il ne faut pas nier l’importance d’un certain parcours biographique pour expliquer les choix d’un individu, si extrêmes soient-ils, il serait cependant erroné de faire l’impasse sur une adhésion idéologique et sur un registre de convictions qui permettent à chacun de donner un sens à ses actions.
En posant la question de ce qui motive les femmes à partir pour la Syrie, on présuppose que leurs motivations divergeraient nécessairement de celles des hommes, ou du moins qu’elles revêtiraient une spécificité. Il est vrai que les femmes n’occupent pas les mêmes fonctions que les hommes dans le djihad ; nous y reviendrons. Assez rapidement, il est apparu que celles-ci ne combattaient pas dans les rangs djihadistes et que la fonction de violence offensive était réservée aux hommes. Nous pourrions nous demander si l’engagement des femmes dans le djihad provoquait la même incrédulité si ces dernières allaient au combat comme les hommes… Leurs rôles très traditionnels, qui ne revêtent en apparence pas de « couleur djihadiste » particulière, ont sans doute contribué à rendre l’intérêt de leur engagement peu accessible aux observateurs externes. A-t-on vraiment envie de partir en Syrie pour ne devenir « que » femme au foyer ?
L’engagement féminin occidental a ainsi été couramment expliqué par trois motivations principales, qui ne s’excluent pas les unes des autres, et qui ont tendance à vouloir simplifier un phénomène pourtant complexe : l’amour, l’humanitaire et la crédulité.
- L’amour
La première hypothèse veut qu’une femme entre en djihadisme par la porte des sentiments amoureux. Elle est problématique à plusieurs égards. Même si l’on ne peut nier que certaines femmes ne seraient sans doute jamais parties si elles n’avaient pas fait la connaissance d’un homme en particulier (ce qui ne signifie pas qu’elles n’auraient pas emprunté d’autres chemins déviants autres que celui du djihad), il serait erroné de leur réserver cette explication : on peut observer des situations où ce sont elles qui ont joué le rôle d’incubatrices de la radicalisation, que cela soit au sein de leur foyer en Europe ou encore dans leur fratrie. Certains départs d’hommes ont également pu être motivés par des femmes. Il est vrai que pour certains couples, souvent déjà constitués avant leur départ en Syrie, les thèses djihadistes ont pu faire sens comme un ciment amoureux supplémentaire : la dimension romantique du djihad, qui propose un amour absolu, une aventure dangereuse et une vie à deux « dans un ailleurs meilleur », peut être extrêmement attrayante et forger l’image d’un couple résistant à toute épreuve, même à celle de la mort, puisque la certitude de se retrouver au paradis est très forte parmi ces Bonnie and Clyde d’un nouveau genre.
Le fameux « mythe du prince charmant barbu » doit donc être relativisé afin de ne pas tomber dans la tentation de vouloir essentialiser un engagement féminin en le réduisant à une dimension émotionnelle : on ne va pas en Syrie seulement pour trouver un mari, mais aussi parce qu’il y a une adhésion à des principes de base du djihadisme, ou du moins parce que l’idée de djihad a pu faire sens et trouver sa place dans une recherche de l’amour idéal.
Cependant, il est vrai que le mariage est un moment-clef dans le parcours djihadiste d’une femme : sans homme pour jouer le rôle de tuteur (mahram), elle n’a pas d’existence propre dans la communauté ; le mariage lui permet donc d’acquérir un statut. En l’absence d’un tuteur masculin, elle est confinée à un maqqar (ou madafa), une maison regroupant toutes celles qui n’ont pas de tuteur ; la façon la plus simple d’en sortir est de se marier, ce qui peut aussi expliquer que le mariage revête une dimension parfois très pragmatique, sans sentiments amoureux préexistants, et aussi qu’il puisse se défaire rapidement.
Au début du phénomène djihadiste en Syrie, on a pu croire que les femmes qui se rendaient dans ce territoire servaient avant tout d’esclaves sexuelles aux combattants en contractant des mariages temporaires : c’est ce que l’on appelait le djihad al-nikah ou « djihad sexuel », une forme de rumeur qui est surtout partie de la Tunisie. Cette hypothèse est toujours très controversée. On ne peut pas nier que l’esclavage sexuel avait cours au sein du groupe État islamique, mais il faut cependant différencier les catégories de femmes afin de comprendre que la fonction de l’acte sexuel n’était pas toujours la même. Comme « butin de guerre » (ghanîma), celles issues de minorités religieuses locales, telles les yézidies, ont été réduites en esclavage4, d’ordre domestique mais aussi sexuel. Comme dans toutes les guerres, l’arme du viol est redoutable : les fonctions de l’acte sexuel sont clairement celles de l’humiliation et de la destruction. Mais avec les épouses officielles des combattants djihadistes – liées par le mariage avec eux, comme les Européennes qui sont parties en Syrie –, la fonction de l’acte sexuel était avant tout celle de la reproduction, même si on ne peut pas exclure que certaines aient été victimes de mauvais traitements.
- L’humanitaire
Si l’hypothèse de l’amour a souvent été mise en avant pour rendre compréhensible l’engagement féminin, celle d’un souhait de travailler dans l’humanitaire a aussi été privilégiée. Comme elles n’avaient pas accès au combat, les femmes auraient été invitées à participer à la cause djihadiste par ce biais. Si cette explication peut se retrouver fréquemment dans des discours de femmes qui se désolidarisent de leur parcours djihadiste, on peut cependant relever plusieurs points afin de mettre cette hypothèse en perspective.
Si le phénomène djihadiste en Syrie compte plusieurs phases, notamment pré et post-déclaration du califat en 2014, on peut imaginer que les personnes qui ont rejoint la Syrie en 2013 n’avaient pas forcément les mêmes objectifs premiers que celles parties après la proclamation du califat : en 2013, l’argument de la lutte contre Bachar al-Assad était particulièrement attractif, et dans ce cadre-là on ne peut pas exclure que la dimension humanitaire ait été importante dans les motivations de ceux et celles partis à cette époque. Il faut toutefois relever que l’idée de porter secours à une population musulmane qui souffre fait partie du répertoire de base du djihadisme et qu’elle n’est donc pas l’apanage de personnes particulièrement altruistes : partant de l’idée que la oumma (la communauté musulmane dans sa dimension transnationale) est un corps et que si l’une des parties de ce corps souffre, c’est le corps entier qui souffre, la nécessité de porter secours aux victimes musulmanes du conflit syrien s’est imposée pour les partisans djihadistes, particulièrement de la première vague. Le fait que l’hypothèse de l’humanitaire ait surtout été retenue pour les femmes, et spécifiquement les plus jeunes d’entre elles, contribue au fait de n’avoir qu’une photographie partielle de la totalité de leur engagement et « dé-djihadise » leur départ, pour n’en retenir que l’aspect « altruiste »…
- La manipulation
Dans la continuité de l’argument humanitaire se trouve l’effet d’une désillusion presque nécessaire d’une femme sur les terres du djihad. Pour la majorité d’entre elles, en effet, aucune activité humanitaire ou professionnelle ne pourra être entreprise sur place. Les femmes dont le départ aurait été motivé par des engagements sortant du cadre marital expérimenteraient donc une dissonance très importante entre leurs attentes et la réalité. En rappel au caractère contre-intuitif sous-tendu par l’idée d’un engagement féminin européen, on pourra considérer que si une femme part en Syrie, c’est parce qu’elle a été trompée sur ce qui l’attend réellement ; on lui a promis une réalité attractive, qui sera en fait tout autre. Ainsi, on pourrait expliquer les départs de ces Européennes par le fait qu’on leur a menti et qu’elles ont été naïves : il semble en effet difficile d’imaginer qu’une femme ait pu sciemment choisir de risquer sa vie pour une existence où elle n’aurait d’autres horizons que son foyer.
Évidemment, on ne peut pas exclure que certaines femmes se soient senties trahies et qu’elles aient eu envie de repartir dès le moment où elles avaient posé un pied en Syrie, comme c’est sans doute le cas pour certains hommes également. Il faut cependant relever qu’au fur et à mesure que le phénomène djihadiste s’amplifiait, les moyens de propagande, tout comme les communications entre les aspirants au départ et ceux déjà sur place, augmentaient également : dès 2014, il devenait difficile de ne pas savoir ce qui attendait les femmes et les hommes une fois sur place en termes de rôles et de possibilités, et on a également pu voir des messages où les femmes étaient « dissuadées » de partir si elles ne souhaitaient pas se marier. Mais connaître son rôle dans le djihad ne permet pas encore de comprendre comment il fait sens pour la personne qui aurait vocation à l’endosser.
Même si on leur trouvera toujours une part de vérité, ces trois hypothèses explicatives principales de l’engagement féminin dans le djihadisme doivent donc être remises en perspective, notamment pour éviter l’écueil consistant à réduire le djihad féminin à un ensemble de facteurs avant tout émotionnels. Qu’il s’agisse de sentiments amoureux, d’élans altruistes ou d’une forme d’ingénuité, cela ne suffit pas à prendre la mesure de sa particularité.
- Complémentarité des sexes, complémentarité des rôles
Y a-t-il donc des spécificités propres à la femme djihadiste ? Il serait faux de dire que la femme est un djihadiste comme un autre, mais on pourrait dire que la femme est une djihadiste comme un autre : le fait d’être une femme ne la conduira pas à « faire » le djihad de la même façon qu’un homme, mais cela n’implique pas nécessairement que son adhésion aux principes djihadistes soit différente de celle d’un homme5.
Ainsi, le djihad au féminin se caractérise par une différenciation d’avec les hommes au plan des rôles et de la fonction de la violence ; les femmes développent des représentations qui leur sont propres vis-à-vis des rôles qui les attendent (épouse et mère), mais ces représentations ne prennent leur sens que parce qu’elles s’ancrent dans un répertoire djihadiste dont elles ont embrassé les thèses fondamentales, de la même façon que les hommes. Rien ne permet de distinguer les réponses d’une femme de celles d’un homme si on l’interroge par exemple sur la nécessité du djihad en Syrie, mais on voit clairement une différence si on lui demande de raconter son quotidien au sein du groupe État islamique : on ne peut pas nécessairement mesurer des convictions par rapport au rôle qui est endossé, surtout quand celui-ci est défini par des principes idéologiques. Une personne non combattante peut être autant convaincue que celle qui prendra les armes.
Dans le cas des femmes, la notion de « complémentarité des sexes » permet de comprendre la définition et la différenciation de leurs rôles. Cette notion n’est pas l’apanage du djihadisme et on la retrouve fréquemment dans différents milieux religieux conservateurs : dans un contexte djihadiste, la « complémentarité des sexes » suggère que les femmes et les hommes sont égaux devant Dieu, mais complémentaires sur terre. Dans cette optique, on considérera donc qu’à chaque sexe incombe des tâches bien précises, qu’il s’agit de ne pas transgresser afin de respecter la nature intrinsèque de chaque sexe et de garantir un équilibre tant social que moral. Dans le djihad, on pourrait résumer la répartition principale des rôles de cette façon : l’homme combat et la femme conçoit.
Si les rôles d’épouse et de mère peuvent donner le sentiment que la femme est reléguée à une forme de passivité, il ne faut pas sous-estimer la femme djihadiste en tant que soutien indéfectible à la cause, mais aussi à son mari. Par exemple, dans Les Soldats de lumière6, Malika el Aroud fait l’éloge des hommes qui s’engagent dans le djihad armé, tout en livrant des éléments biographiques tels que l’assassinat par son mari, Abdessatar Dahmane, du commandant Massoud ; elle précise cependant qu’en tant que femme, il ne lui est pas permis de combattre aux côtés des hommes, sans que cela ne l’empêche d’avoir les mêmes convictions qu’eux et d’être un soutien essentiel à la cause djihadiste. Souvent mis en avant comme étant le récit d’une « histoire d’amour islamique idéale », son manifeste a eu un large écho dans les sphères djihadistes féminines contemporaines : on le retrouve fréquemment dans les bibliothèques numériques, notamment chez celles qui aspirent à être la femme d’un homme devenu martyr7.
De plus, la maternité dans une organisation telle que celle du groupe État islamique peut s’avérer une redoutable stratégie militaire. L’éducation de la nouvelle génération dans « l’amour du djihad », avec pour but de la rendre « encore plus radicale » que celle de leurs parents, contribue à pérenniser l’idéologie quand bien même les frontières géographiques de l’ei disparaîtraient8. Dans cette optique, le rôle des femmes en tant que mères et premières éducatrices des futurs lionceaux du califat revêt une importance capitale.
- Violence féminine et djihad : des situations d’exception
Si la fonction de la violence offensive n’est pas autorisée pour les femmes dans un contexte djihadiste dit « normal », on constate toutefois que celles qui se trouvent sur zone peuvent exercer une forme de violence défensive, ou du moins de légitime défense : entraînées sommairement au maniement des armes afin de pouvoir se défendre ainsi que leur foyer en l’absence d’un homme, elles disposeraient également d’une ceinture d’explosifs à actionner non pas dans une perspective d’attaque, mais bien en dernier recours, dans le cas où elles ne seraient pas parvenues à se défendre contre un assaillant.
Si les femmes sont privées de cette fonction de violence réservée exclusivement aux hommes, il faut aussi prendre en considération que certaines d’entre elles souhaiteraient pouvoir prendre part au combat comme les hommes, ou commettre un attentat-suicide. Pour autant, celles avec qui j’ai pu m’entretenir et qui revendiquaient cette volonté d’accès à la violence sur zone ne souhaitaient pas avoir le droit de « faire comme les hommes », mais étaient désireuses de pouvoir se battre de la même façon qu’eux pour défendre la cause en laquelle elles « croient comme les hommes ». Ainsi, il ne faudrait pas interpréter ce désir féminin de combattre avec une revendication égalitaire en termes de droits, mais plutôt comme une volonté de traduire leurs convictions d’une façon plus démonstrative que ce que leur permet de faire leurs rôles traditionnels.
Finalement, il ne faut pas oublier que la violence féminine offensive dans un contexte djihadiste est avant tout stratégique et jamais normale : elle n’a pas vocation à être pérennisée, car cela remettrait en question le principe de complémentarité des sexes, et par là même l’équilibre entier du système djihadiste. Lorsqu’un groupe emploie des femmes dans la violence armée sur zone, c’est généralement un signe de mauvaise santé ou du moins cela pointe le fait qu’il n’y a plus assez d’hommes pour remplir cette fonction9. L’utilisation de femmes pour la violence peut ainsi être comprise comme un ultime recours, comme on a pu le voir dans les derniers jours de la bataille de Mossoul à l’été 2017, où certaines femmes de l’ei se sont fait exploser. On a également pu constater récemment que des femmes ont été mobilisées dans des fonctions combattantes par l’ei dans la région de Deir Ezzor 10: il est difficile de dire si Daech se situe désormais dans une position de défense ou d’offensive pour reconquérir un territoire perdu, mais la mobilisation des femmes dans la violence armée sur zone est un indice certain de la grande difficulté qu’il traverse actuellement.
Ce type de violence peut également revêtir des avantages stratégiques, car une femme peut passer plus inaperçue qu’un homme, notamment pour conduire un attentat-suicide, étant donné aussi qu’on ne l’attend pas dans ce rôle. Dans le cas d’attentats qui pourraient être perpétrés sur le sol européen, l’emploi de femmes obéirait sans doute à d’autres types de stratégies, comme celle par exemple d’encourager les hommes à se mobiliser afin de ne pas laisser des femmes remplir les fonctions qu’ils sont censés occuper.
Il faut également retenir que l’utilisation de la violence féminine dans le djihadisme ne fait jamais l’unanimité dans les cercles concernés : si certains considèrent que tout est bon pour faire avancer la cause, d’autres déploreront le fait que les femmes ne se cantonnent pas à leurs rôles premiers et qu’elles soient sur le devant de la scène, alors qu’elles se doivent plutôt d’opérer « en coulisse ».
- Les défis d’un engagement féminin européen
dans le djihadisme
Si aujourd’hui la question des retours de Syrie et d’Irak est brûlante d’actualité, elle replace la thématique des femmes djihadistes européennes au centre des débats. Longtemps sous-estimées dans leur potentiel de dangerosité, notamment parce qu’elles n’occupaient pas de fonctions combattantes, elles ont bénéficié d’un certain biais de genre où on les considérait plutôt comme les victimes d’une manipulation que comme des actrices de leur engagement.
Si cette perspective tend à s’estomper, notamment depuis les attentats ratés à la bonbonne de gaz de Notre-Dame de Paris en septembre 2016, les défis soulevés par ces femmes sont nombreux. On peut en relever deux principaux : l’éducation des enfants et le risque de l’émergence d’un phénomène de radicalisation féminine en prison. En effet, la question des enfants, qui avaient vocation à devenir les « lionceaux du califat »11, est indissociable de la question des femmes en particulier, notamment parce que le père est souvent décédé. Ce sont donc les mères qui restent les ancrages principaux de ces enfants, qu’ils soient nés en Syrie ou en Europe. La problématique des « revenantes » appelle donc aussi celle du sort qui sera réservé aux enfants, et notamment du lien qui sera conservé ou non avec leurs mères. La question de leur réinsertion et de leur acceptation par la société d’origine de leur mère est également primordiale et met à l’épreuve différents corps de métier, de la protection de l’enfance à l’enseignement, en passant par les thérapeutes.
Le second défi principal qui découle d’un engagement féminin dans le djihadisme est à observer du côté des prisons : alors que jusqu’à présent la prison n’a pas été un passage marquant dans les parcours de radicalisation des femmes comme elle a pu l’être pour certains hommes, on verra sans doute émerger dans les années à venir des formes de radicalisation féminine en milieu carcéral. Désormais incarcérées de façon pratiquement systématique à leur retour de Syrie ou d’Irak, les femmes rejoindront sans doute en prison celles qui n’ont pas réussi à partir et à expérimenter comme elles d’éventuelles formes de désillusions sur zone : il ne faut pas oublier qu’un retour de zone de djihad n’équivaut pas nécessairement à un processus de désengagement de l’idéologie djihadiste, et que certaines mobilisations sont susceptibles de se reformer dans un milieu carcéral propice à former des communautés d’intérêts, voire à faire de nouvelles adeptes.
Si la problématique de l’être djihadiste au féminin reste difficile à appréhender, il faut cependant prendre garde à ne pas la réduire à une dimension émotionnelle qui serait déconnectée d’un ensemble de convictions pourtant nécessaires afin de faire sens d’un engagement djihadiste. Non combattante lorsque le contexte djihadiste est en situation d’équilibre, la femme pourrait revêtir occasionnellement la fonction de la violence sous certaines conditions ; cette situation devrait toutefois rester exceptionnelle, afin de garantir le principe de complémentarité des sexes qui est central dans la nature du djihadisme. On pourra également retenir que la question des « revenantes » est emblématique de l’ambiguïté à penser la femme européenne dans le djihadisme : si on la voit avant tout comme une mère, le biais de genre rend difficile sa perception comme un danger potentiel, notamment pour son enfant ; si au contraire la femme est un djihadiste comme un autre et traitée comme tel, il faudra s’attendre à voir émerger des montées en puissance du phénomène de radicalisation féminine sur des modalités déjà connues du répertoire masculin.
1 Voir C. Cardi et G. Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012.
2 Voir C. André-Dessorrnes, Les Femmes-martyres dans le monde arabe : Liban, Palestine et Irak, Paris, L’Harmattan, 2013.
3 Voir F. Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2014, p. 60.
4 On peut lire certains témoignages de femmes qui ont subi cette réalité. Voir, par exemple, Sara, avec C. Mercier, Ils nous traitaient comme des bêtes, Paris, Flammarion, 2015.
5 Pour mieux appréhender les motifs d’adhésion au djihadisme, voir D. Thomson, Les Français jihadistes, Paris, Les Arènes, 2014.
6 M. el Aroud, Les Soldats de Lumière, Saint-Ouen, La Lanterne, 2004.
7 C’est le cas par exemple pour Hayat Boumedienne, veuve d’Amedy Coulibaly. Voir M. Suc, Femmes de djihadistes, Paris, Fayard, 2016, p. 203.
8 D’après le Livre blanc de la Fondation Quilliam, on compterait trente et un mille femmes enceintes dans le groupe État islamique en 2016. Voir Fondation Quilliam, Les Enfants de Daech, Paris, Inculte, 2016.
9 On a pu le constater notamment avec le cas de l’Irak, où al-Zarqawi a employé des femmes en dernier recours. Voir C. André-Dessornes, op. cit., pp. 246-247.
10 Voir le tweet de W. Nasr du 7 février 2018 : « #Syrie pr la 1ère x les femmes sont envoyées & mises en avant au combat par l’# EI/ #Syria for the 1st time #IS women are seen in combat activity ».
11 Voir W. Nasr, « À l’école de l’État islamique : les “lionceaux du califat” », Inflexions nº 37, janvier 2018, pp. 25-33.