L’ordre est donné et les deux élèves-officiers s’élancent sur le cour Rivoli, les bras oscillant au poids de leur sabre. La météo de la lande bretonne leur a réservé l’un de ses fameux orages cataclysmiques dont elle a le secret, elle trempe instantanément leur vareuse et inonde leurs bottines. À peine les plumes de leur shako ont-elles le temps de s’élever au vent que la pluie les rabat aussitôt. Un camarade, sous la passerelle qui lui sert d’abri sourit, détourne le regard et d’un air amusé s’éloigne en murmurant : « Allez les gars, c’est pour la France. »
Pas de lyrisme pour ces élèves-officiers en première année à l’École spéciale militaire (esm) de Saint-Cyr. Cela ne fait que quelques mois qu’ils ont fait le choix des armes, mais à cet instant, qu’ils soient de garde dans la tempête, en direction d’un amphithéâtre ou en tour de consigne, ils goûtent tous à un nouveau sens du mot « service » auquel ils n’ont jamais rêvé, un sens fait de règlements, de formulaires, d’attentes et de devoirs. Pourtant, c’est bien ce « service » qui fait les hommes de guerre. Et nous autres jeunes saint-cyriens le découvrons au cours de notre première année au sein de « la Spéciale ».
Maniement des armes, savoir-vivre militaire, entraînement tactique et cours magistraux rythment le début de la formation de l’officier de l’armée de terre. L’idéal romantique des toiles de Detaille qui nous a conduits jusqu’au concours d’entrée se met à mûrir. En nous engageant dans la voie militaire et à y tenir le rôle de chef, nous avons fait le choix d’un effort constant. Persévérer est donc pour nous l’occasion de constater dans quelle direction nous avons grandi depuis notre intégration. S’il nous est difficile, au cours d’une marche éreintante ou d’une leçon trop longue, de voir comment cette scolarité nous a changés, force est de constater que nous ne nous reconnaissons plus parmi les étudiants de classes préparatoires dont nous avons conservé la fréquentation.
Quelles différences nous séparent de ce que nous étions il y a encore un an ? Quoi qu’il en soit, le constat sera cruel pour nous autres aspirants qui devons ici prouver les mérites de notre élévation en confessant fatalement nos imperfections initiales. Le « bazar »1 étant de toute manière une espèce de bipède éminemment imparfaite, prenons-nous nous-mêmes en preuve que le salut peut toucher même les plus viles créatures.
- Envisager le grand, s’engager à un service
Cet avis fait presque l’unanimité chez les cent quatre-vingts élèves-officiers de notre promotion : après nos études, nous ne voulions pas d’un emploi mais bien d’un service. Ce terme qui nous était mal connu cachait sûrement l’aspiration à l’aventure pour certains, au commandement pour d’autres, mais on y lisait distinctement le vœu sincère du refus d’œuvrer pour notre seul compte et la recherche d’un défi. Même si c’est parfois avec nostalgie, nous songeons encore à cette époque comme à celle de notre naïveté, de notre souhait de trouver en l’état de militaire et d’officier une vie que nous voulons noble. Loin de nous une interprétation aristocratique de la hiérarchie militaire ; nous avons, dès les premières heures de notre préparation, fait le choix de sortir de la vie civile, de la vie du Code du travail et des acquis, un peu à la façon d’un excentrique aventurier qui abandonne les mérites de son chalet pour le confort du cercle polaire.
C’est dès les premières semaines d’instruction militaire que l’on se rend compte que l’on a trouvé sa place dans un univers qui demande de notre part une disponibilité extraordinaire. La formation initiale est conçue pour employer le jeune engagé comme l’aspirant dans l’intégralité de son temps et de ses capacités. À ce titre, nous voyions cette époque de notre instruction comme exigeante par impératif d’aguerrissement. Curieusement, nous avons saisi le sens du devoir de disponibilité lorsque notre quotidien d’élèves-officiers s’est emparé d’un temps que nous croyions jusqu’alors être le nôtre. Fait d’une succession effrénée de cours magistraux, d’activités de traditions, d’exercices militaires en tous genres et, surtout, des services essentiels à la vie de la troupe, ce rythme, si souvent cause de plaintes ou de traits d’humour plus ou moins spectaculaires, illustre tout à fait la « poésie de la gratuité absolue » que Jean Lartéguy prête au soldat. Il nous arrive effectivement, devant une tâche ingrate, de réaliser, dans un moment de recul salvateur, la nécessité de celle-ci. En se rappelant avec ironie le fameux « c’est pour la France », on reconnaît, discrètement certes, l’humilité à laquelle notre devoir nous astreint.
Fort heureusement, le sourire et la camaraderie traduisent cette impression de vanité en un exercice sain. L’expérience de cette fraternité acquiert de ce fait une qualité éducative. Prenant conscience de la médiocrité de son individualité, le « bazar » trouve dans le groupe un soutien salutaire. Au-delà du sens de l’entraide, la vie du bataillon rythme l’œuvre collective qu’une promotion peut édifier. Chacun y trouve de quoi œuvrer pour l’intérêt de ses pairs. Alors que des camarades redoublent d’efforts pour élaborer et mener d’ambitieux défis sportifs, d’autres mettent à profit leurs talents d’athlètes ou d’artistes pour donner à la promotion le prestige que chacun d’entre nous lui rêve. En somme, prendre part au corps qu’est la « promo », c’est réaliser que le collectif auquel on sacrifie parfois notre repos est capable de faire advenir le grandiose et le spectaculaire. C’est alors face à l’œuvre collégiale que nos efforts prennent le sens qui nous fait parfois défaut. Dans de tels instants d’émulation collective, nous nous éloignons considérablement de ce que nous étions autrefois. Alors que la vie du groupe nous prend tout entiers, pour le pire comme pour le meilleur, l’individualité recule au profit de l’ensemble, soudant un esprit de corps qu’il nous appartiendra un jour d’insuffler à une troupe.
- Trouver le sens de notre rapport au travail
Observer, à l’occasion d’un stage au sein des différents régiments de l’armée de terre, combien les chefs de sections qui y servent consacrent leur énergie à leurs hommes représente, à notre sens, la démonstration spectaculaire du don du chef à ses subordonnés. C’est en comptant les heures passées à préparer des instructions, à adapter la mission d’une section aux impératifs de l’ensemble de la troupe, à assister individuellement leurs hommes dans leurs difficultés, à veiller à leur entraînement, mais aussi à s’assurer de leur sûreté au quartier comme au combat, que nous avons pris conscience du mérite de ces militaires que nous devrons un jour imiter. Le constat est vertigineux pour celui qui, il y a quelques mois encore, n’était responsable que de lui-même. Or ces mêmes chefs nous enjoignaient à profiter de la liberté que nous avons en école. Alors que nous pensions déjà avoir sacrifié les dernières secondes de notre liberté, voilà qu’exercer le métier de chef militaire constituait un abandon plus profond encore !
Le fait salutaire qui nous a arrachés au piège du fort Bastiani2, c’est précisément que nous prenions conscience des limites de notre condition. Maladroitement augustiniens, nous avons maintenant pour habitude de sentir la noblesse de notre engagement en consacrant nos efforts au dépassement de notre état. Nous avons laissé derrière nous les petites facilités et la nonchalance, choses autrefois accessibles et savoureuses. L’un des mérites de l’aguerrissement est qu’il nous astreint à une véritable exigence envers nous-mêmes, à un véritable dépassement de soi ; il nous fait découvrir nos limites par nos échecs, nos forces aussi ; en nous faisant acquérir des compétences, il nous fait gagner en maturité. Notre nature d’élèves-officiers n’étant pas exempte de moments de fatigue, précisons ici que nous tentons de nous tenir à ce standard que nous avons appris à nous imposer. En quelque sorte, s’habituer à entretenir nos effets, notre tenue et notre condition physique nous a inculqué le goût de l’effort et les potentialités de notre volonté. L’instruction nous éduque, certes, mais c’est bien un effort constant qui nous fait grandir.
- Aspirer à devenir chef
On dit de notre espèce qu’elle « s’instruit pour vaincre ». Il nous semble plutôt que, dans de bien curieuses conditions où l’absurde et le grotesque revêtent l’habit du devoir et où la patience nous manque, il ne nous reste souvent que l’appel de notre futur poste de chef de section pour idée salvatrice. Suivant l’exemple de nos meilleurs chefs et marqués à jamais par les erreurs des autres, nous nous forgeons progressivement une idée raisonnée du caractère et des compétences nécessaires. Ce portrait du jeune lieutenant que nous dessinons à mesure que nous en découvrons le métier et la vie devient notre source de motivation première. Aucun d’entre nous ne peut prétendre incarner la probité même. De la même manière, nul ne souhaite répéter, lorsqu’on lui confiera la charge d’une trentaine d’hommes, les erreurs que nous reprochons si cruellement à nos chefs. Cet esprit critique très acerbe du subordonné, nous le connaissons bien car, inscrits au sein d’une hiérarchie, nous nous l’approprions avec talent. C’est donc bien lorsque notre quotidien nous menace d’un lent avilissement que cette image du lieutenant nous rappelle à cette exemplarité que nous exigeons avec tant d’inflexibilité. Après tout, lorsqu’il nous sera donné de « cheffer », nos subordonnés ne seront pas plus conciliants que nous le sommes aujourd’hui. Charge à nous, donc, d’incarner et d’animer cet idéal d’exemplarité. En effet, nous gardons à l’esprit, et le calendrier nous le rappelle, que le jour de notre premier commandement est encore bien loin. Si le temps qui nous sépare de cette échéance nous semble long, il nous reste de toute évidence beaucoup à apprendre et à accomplir.
- Et du panache
À la question « Penses-tu être un homme plus grand que l’an dernier ? », on répond souvent par des pamphlets aussi critiques que spontanés à propos des frustrations qui habitent notre quotidien. Garde d’honneur, manutention, travaux d’intérêt général et instruction le week-end cristallisent occasionnellement notre mauvaise humeur. Nous cherchons donc souvent à composer avec ce jeu de gouvernements. À Saint-Cyr, quand approche la saison des pluies de sanctions, il est fréquent d’assister à des prouesses d’habileté et d’audace de la part d’élèves-officiers soucieux de manifester leur mécontentement. Dans l’expérience cathartique de ce que nous appelons une « perche »3, en redoublant de créativité, d’organisation et en œuvrant collectivement, nous engageons notre fierté à provoquer notre hiérarchie par des coups d’éclat que nous voulons représentatifs de l’esprit d’élégance et de jeunesse qui nous est cher. En fin de compte, on peut voir dans l’insoumission saint-cyrienne la qualité créatrice de cette attitude critique.
Bien au-delà de ces épisodes de camaraderie potache qui ponctuent notre scolarité, nous sommes entrés dans la famille saint-cyrienne. En nous imprégnant, au cours de noires nuits abandonnées à la lande bretonne, du témoignage des officiers qui nous parrainent, nous avons recueilli quelques pièces du trésor de la filiation des officiers de la Spéciale. La transmission des traditions, étape très attendue à l’entrée à Saint-Cyr, est le seul véritable socle de l’état d’esprit que nous nous appliquons à illustrer dans notre comportement. Une fois encore spectateurs de notre modeste condition, nous illuminions nos nuits du témoignage des grands hommes qui nous ont précédés sous les drapeaux. Nous transformant en petits dépositaires du souvenir de grandes fiertés passées, très lointains héritiers des premiers officiers tombés du plateau d’Austerlitz au désert africain, un vertige nous a saisis. Ce vertige, nous nous en souvenons, est celui que la gloire laisse dans son sillage alors qu’elle emporte exploits et sacrifices vers le grand auquel ils sont consacrés. La noblesse ainsi conquise par nos anciens nous force constamment à l’humilité, mais surtout, alors que nous peinons parfois à traverser les drames de notre formation, nous interdit la facilité, la bassesse ou ne serait-ce que la médiocrité. Ce dernier message que nous laisse entendre notre entrée dans la famille saint-cyrienne, celui que la voix de mille de nos anciens nous murmure au moment de rompre les rangs, nous voue fatalement à rendre notre action sublime et, par là, à nous élever toujours un peu plus, à grandir et à trouver par quoi grandir.
Îlot d’histoire perdu au nord d’une forêt du Morbihan, Saint-Cyr accueille tous les ans une nouvelle promotion d’élèves-officiers. L’été voit, au moment du Triomphe et du départ des officiers du premier bataillon de France pour la suite de leur formation en école d’application, le baptême de la promotion entrante. Ceux qui, à leur arrivée, étaient de naïfs et chétifs « bazars » ont, au cours de leur première année, découvert l’humilité, la gratuité et quelques sacrifices de la vie de service qui les attend. Ils ont aussi eu l’occasion de préciser ce qu’implique vraiment le rôle de chef militaire en vivant quelque temps en régiment et se sont découvert un goût de l’effort ainsi qu’un vrai sens de la collectivité. Alors, au moment où leur parrain de promotion, figure tutélaire dont ils chérissent le souvenir, est dévoilé, tous ces jeunes saint-cyriens confirment leur filiation à une lignée d’hommes à la valeur extraordinaire dont l’œuvre a porté haut le prestige de la France. Cette tradition formidable devient l’obligation la plus ferme qui lie éternellement la multitude de ces cent quatre-vingts petits destins à la grandeur, à l’instant même où ils s’élèvent littéralement, lorsque retentit le célèbre « Debout, les officiers ! ».